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Délits non intentionnels : rappel des conditions d’engagement de la responsabilité pénale

Par cet arrêt, la Cour de cassation opère quelques précisions utiles s’agissant de l’engagement de la responsabilité pénale des personnes morales ainsi que celle des personnes physiques en matière de délits non intentionnels intervenus en raison de manquements à la législation du travail.

par Julie Galloisle 21 février 2020

En l’espèce, des salariés de la société Spie Ouest Centre, qui étaient chargés de participer aux opérations de dépose de lignes électriques à haute tension dans le cadre d’un chantier mené pour la société ERDF devenue Enedis, ont trouvé la mort par électrification au cours de ces opérations. À la suite de cet accident, les deux sociétés ainsi que le supérieur hiérarchique des deux salariés décédés ont été poursuivis, par voie de citation, du chef d’homicides involontaires. Les trois prévenus ayant été relaxés par jugement du 16 mars 2017, le ministère public et les parties civiles ont interjeté appel.

Par arrêt du 27 septembre 2018, la cour d’appel d’Angers a confirmé le jugement entrepris.

S’agissant tout d’abord de la société Enedis, les juges d’appel ont en effet retenu que la responsabilité pénale de la personne morale ne pouvait être retenue au motif qu’aucun organe ou représentant de cette dernière n’avait été identifié comme ayant commis en son nom et pour son compte les délits reprochés. Il est en effet désormais constant que la jurisprudence de la chambre criminelle exige l’identification d’un substratum humain aux fins d’engager la responsabilité pénale de la personne morale, au sens de l’article 121-2 du code pénal.

Pendant plusieurs années, la chambre criminelle a certes déduit cette qualité du fait que l’infraction était commise en son nom et pour son compte (Crim. 20 juin 2006, n° 05-85.255, Bull. crim. n° 188 ; D. 2007. 617, et les obs. , note J.-C. Saint-Pau ; ibid. 399, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé et S. Mirabail ; ibid. 1624, obs. C. Mascala ; AJ pénal 2006. 405, obs. P. Remillieux ; Rev. sociétés 2006. 895, note B. Bouloc ; RSC 2006. 825, obs. Y. Mayaud ; RTD com. 2007. 248, obs. B. Bouloc ). Par une formule devenue classique, la Cour de cassation considérait que l’infraction en cause ne pouvait être commise, pour le compte de la personne morale, que par leurs organes ou représentants (v. not. Crim. 26 juin 2007, n° 06-84.821, D. 2008. 1573, obs. C. Mascala ; 15 févr. 2011, n° 10-85.324, RTD com. 2011. 653, obs. B. Bouloc ). Or il n’en demeure pas moins que, même si cette présomption recouvrait certainement la majorité des cas, ce n’était pas parce que l’infraction avait été commise pour le compte de la personne morale que l’individu avait nécessairement la qualité ou bien d’organe ou bien de représentant de celle-ci. Qui plus est lorsque l’on sait que la jurisprudence refuse de considérer le salarié comme un représentant (Crim. 22 juin 1994, n° 93-82.387, Dalloz jurisprudence ; 13 oct. 2015, n° 14-84.760, Dr. pénal 2016, comm. n° 5, obs. P. Conte). L’hypothèse, par ailleurs, d’un membre de la famille du dirigeant social qui commettrait une infraction dans l’intérêt de la société, aux fins d’aider par ricochet ledit dirigeant, n’était pas à exclure.

Aujourd’hui, l’esprit du texte a été rétabli dans son interprétation. La Cour de cassation contrôle rigoureusement la motivation des juges du fond quant à l’identification de l’auteur personne physique aux fins d’engager la responsabilité pénale de la personne morale et rappelle, au visa de l’article 121-2 précité, que « les personnes morales, à l’exception de l’État, ne sont responsables pénalement que des infractions commises, pour leur compte, par leurs organes ou représentants » (v. not. Crim. 14 mai 2014, n° 13-83.270, Dalloz jurisprudence ; 2 sept. 2014, n° 13-83.956, Bull. crim. n° 178 ; D. 2014. 1766 ; ibid. 2015. 2465, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi et S. Mirabail ; AJ pénal 2015. 43, obs. J. Lasserre Capdeville ; Dr. soc. 2015. 159, chron. R. Salomon ; RTD com. 2014. 877, obs. B. Bouloc ; 16 déc. 2014, n° 13-87.330, RSC 2015. 411, obs. P. Mistretta ).

S’agissant ensuite de la société Spie Ouest Centre, la cour d’appel a considéré qu’aucune infraction ni même de faute pénale au sens de l’article 121-2, alinéa 3, du code pénal ne pouvait lui être reprochée, et ce à trois niveaux. En premier lieu, elle considère que les dispositions de l’article R. 4511-1 du code du travail ne s’appliquent que lorsque deux activités, celle de l’entreprise utilisatrice de l’établissement ou du chantier et celle de l’entreprise extérieure intervenante, s’exécutent en même temps, permettant de les concilier et ainsi éviter le pire. Or, en l’espèce, selon la cour d’appel, « il n’existait plus d’activité de l’entreprise utilisatrice puisque les lignes sur lesquelles la société Spie devait intervenir [avaie]nt été mises hors exploitation, les lignes encore sous tension étant suffisamment à distance de celles à déposer pour que la situation d’intervention concomitante ne se produise pas ». Par conséquent, le défaut d’inspection commune préalable et d’établissement d’un plan de prévention ne pouvait lui être reproché, faute pour le chantier de relever de la réglementation du code du travail. Les juges angevins, considérant au contraire que le chantier relevait de la réglementation UTE C18-510-1, avaient, en deuxième lieu, relevé que les normes relevant de cette réglementation avaient été respectées par les deux sociétés, dont la société Spie Ouest Centre. Ils avaient, en troisième et dernier lieu, relevé que le chef de chantier, qui s’était vu remettre la veille de l’accident un plan de situation par son supérieur hiérarchique, n’avait pu ignorer que le travail dans une nacelle devait être réalisé avec une personne au sol. Il était dès lors constaté une grave négligence de sa part sans que cette négligence constitue une faute pouvant être mise à la charge de la société Spie Ouest Centre.

Il importe de relever par ailleurs que cette société ne pouvait davantage voir sa responsabilité pénale recherchée au travers de la personne du supérieur hiérarchique, à la fois du chef de chantier et des deux salariés décédés. La cour d’appel avait en effet constaté que le supérieur hiérarchique « ne disposa[i]t plus de délégation de pouvoirs », [et] ne pouvait [donc] être mis en cause que comme préposé de la société Spie ». Or, on le sait, même si la jurisprudence se montre très compréhensive dans son acception de la notion de « représentant », elle suppose à tout le moins que la personne physique dispose d’un certain pouvoir pour représenter la société, ce qui exclut, comme nous avons pu le rappeler, le simple salarié. Ainsi, seuls les salariés titulaires d’une délégation de pouvoir (v. not. Crim. 30 mai 2000, n° 99-84.212, Bull. crim. n° 206 ; D. 2001. 2350, et les obs. , obs. G. Roujou de Boubée ; Dr. soc. 2000. 1148, obs. P. Morvan ; RSC 2000. 816, obs. B. Bouloc ; ibid. 851, obs. G. Giudicelli-Delage ; RTD com. 2000. 1023, obs. B. Bouloc ; 7 févr. 2006, n° 05-80.083, Dalloz jurisprudence ; 25 mars 2014, n° 13-80.376 ; Bull. crim. n° 94 ; Dalloz actualité, 29 avr. 2014, obs. F. Winckelmuller ; D. 2014. 826 ; RDI 2014. 410, obs. G. Roujou de Boubée ; Dr. soc. 2014. 948, chron. R. Salomon ), voire d’une subdélégation (Crim. 26 juin 2001, n° 00-83.466, Bull. crim. n° 161 ; D. 2002. 1802 , obs. G. Roujou de Boubée ; RSC 2002. 99, obs. B. Bouloc ; RTD com. 2002. 178, obs. B. Bouloc ), ou encore titulaires de la qualité de représentant en raison de ses statuts et attributions (v. not. Crim. 11 oct. 2011, n° 10-87.212, Bull. crim. n° 202 ; Dalloz actualité, 30 oct. 2011, obs. M. Bombled ; D. 2011. 2841, obs. M. Bombled , note N. Rias ; ibid. 2012. 1698, obs. C. Mascala ; ibid. 2917, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et T. Potaszkin ; AJ pénal 2012. 35 , note B. Bouloc ; Rev. sociétés 2012. 52, note H. Matsopoulou ; Dr. soc. 2012. 93, obs. F. Duquesne ; ibid. 720, chron. R. Salomon et A. Martinel ; RSC 2011. 825, obs. Y. Mayaud ; RTD com. 2012. 201, obs. B. Bouloc ; 11 juin 2013, n° 12-84.499, Dr. soc. 2014. 137, chron. R. Salomon ; ibid. 269, étude R. Salomon ) sont considérés par les juges criminels comme des représentants de la personne morale, et donc susceptibles d’engager la responsabilité pénale de la personne morale au titre de leurs agissements.

Dans ces circonstances, faute d’être le représentant de la société, il importait peu de déterminer si celui-ci avait commis une faute pénale en lien indirect avec le dommage, toute faute, quel que soit son degré de gravité, pouvant engager la responsabilité pénale de la personne morale (C. pén., art. 121-2, al. 3 lequel renvoie à l’art. 121-3, al. 4).

Plus encore, la responsabilité pénale de la société Spie Ouest Centre ne pouvait, en toute hypothèse, ici être engagée. Si la Cour de cassation approuve la cour d’appel de l’avoir relaxée, ce n’est pas pour les mêmes raisons. Elle relève en effet que la société a fait l’objet d’une fusion-absorption par la société Spie Industrie et Tertiaire, le 10 octobre 2018, soit quelques jours à peine après que l’arrêt attaqué a été rendu, conduisant par là même à l’extinction de l’action publique. En effet, parce que la société absorbée n’a plus d’existence juridique, et ce à compter de sa radiation du registre du commerce et des sociétés (Crim. 25 oct. 2016, n° 16-80.366 P, Dalloz actualité, 18 nov. 2016, obs. D. Aubert ; D. 2016. 2606 , note R. Dalmau ; ibid. 2017. 245, chron. G. Guého, L. Ascensi, E. Pichon, B. Laurent et G. Barbier ; ibid. 2335, obs. E. Lamazerolles et A. Rabreau ; ibid. 2501, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et E. Tricoire ; AJ pénal 2017. 36, obs. J. Lasserre Capdeville ; Rev. sociétés 2017. 234, note H. Matsopoulou ; RSC 2017. 297, obs. H. Matsopoulou ; RTD civ. 2017. 399, obs. H. Barbier ; RTD eur. 2017. 336-17, obs. B. Thellier de Poncheville ), les poursuites pénales ne peuvent plus être engagées à son encontre, le comportement infractionnel ne peut donc plus être poursuivi, encore moins être reporté sur la société absorbante (v. not. Crim. 20 juin 2000, n° 99-86.742, Bull. crim. n° 237 ; D. 2001. 853 , note H. Matsopoulou ; ibid. 1608, obs. E. Fortis et A. Reygrobellet ; ibid. 2002. 1802, obs. G. Roujou de Boubée ; Rev. sociétés 2001. 851, note I. Urbain-Parleani ; Dr. soc. 2000. 1150, obs. P. Morvan ; RSC 2001. 153, obs. B. Bouloc ; RTD com. 2000. 1024, obs. B. Bouloc ; ibid. 2001. 459, obs. C. Champaud et D. Danet ; 14 oct. 2003, n° 02-86.376, Bull. crim. n° 189 ; D. 2004. 319 , obs. G. Roujou de Boubée ; AJ pénal 2003. 101, obs. A. P. ; Rev. sociétés 2004. 161, note B. Bouloc ; RSC 2004. 339, obs. E. Fortis ; RTD com. 2004. 380, obs. B. Bouloc ; 25 oct. 2016, n° 16-80.366, préc.), même si cette approche, propre à la chambre criminelle, demeure critiquable (v. nos propos, note ss. CEDH, 5e sect., 1er oct. 2019, n° 37858/14, Carrefour France c. France ; v. encore CJUE 5 mars 2015, aff. C-343/13, Modelo Continente Hipermercados SA c. Autoridade para as Condiçoes de Trabalho, D. 2015. 735 ; ibid. 1506, obs. C. Mascala ; ibid. 2401, obs. J.-C. Hallouin, E. Lamazerolles et A. Rabreau ; AJ pénal 2015. 493, obs. J. Lasserre Capdeville ; Rev. sociétés 2015. 677, note B. Lecourt ; RTD civ. 2015. 388, obs. H. Barbier ).

En revanche, l’existence d’une faute d’une certaine gravité doit être démontrée pour pouvoir engager la responsabilité pénale de la personne physique, particulièrement si cette faute n’a fait que contribuer à la réalisation du dommage. Car on ne saurait rappeler qu’en cette hypothèse, une faute simple est insuffisante pour retenir la responsabilité pénale de son auteur.

Or une telle faute n’existe pas pour la cour d’appel. Car, outre le fait qu’aucune violation à la réglementation UTE C18-510-1 n’avait été établie (v. supra), la cour d’appel a considéré que seul le chef d’équipe avait commis une faute en lien avec les décès (« l’accident mortel du 25 juillet 2014 [ne pouvait] se rattacher par une relation de cause à effet avec cette faute, dès lors que [le chef d’équipe] a[vait] été informé, la veille de l’accident, de la délimitation de sa zone de travail par la remise par [son supérieur hiérarchique] du plan de situation des ouvrages et qu’il a disposé du matériel nécessaire à la mise en sécurité de son intervention »). Elle a enfin considéré qu’aucune violation aux articles 6 à 8 du décret du 16 février 1982 sur la sécurité des travailleurs contre les dangers d’origine électrique ne pouvait lui être reprochée, les obligations visées par ces dispositions incombant à l’employeur, à savoir la société Spie Ouest Centre.

Bien que la chambre criminelle n’ait pas prononcé la cassation de l’arrêt sur ces motifs, elle ne les approuve pas pour autant.

Elle précise, d’une part, que l’article R. 4511-1 du code du travail ne vise pas, comme l’a jugé la cour d’appel, le cas où les activités de l’entreprise utilisatrice et de l’entreprise extérieure s’exécutent simultanément. Par conséquent, en considérant que les activités devaient nécessairement être concomitantes alors que le texte ne vise que l’« interven[tion] des travailleurs pour exécuter ou participer à l’exécution d’une opération, quelle que soit sa nature, dans un établissement d’une entreprise utilisatrice, y compris dans ses dépendances ou chantiers », la cour d’appel a en effet « ajout[é] au texte une condition qu’il ne prévoit pas ».

La Cour de cassation juge, d’autre part, que, si « le chantier dont [le supérieur hiérarchique] avait la responsabilité ne relevait pas de la réglementation du code du travail mais de la réglementation UTE C18-510-1, […] cette norme n’a, en tout état de cause, qu’un caractère supplétif au regard de celles impératives du code du travail ». Pour autant, dans la mesure où il ressortait de l’appréciation souveraine des juges du fond que le supérieur hiérarchique « n’avait pas directement causé le dommage et ne disposait d’aucune délégation de pouvoirs, [il] ne pouvait être tenu responsable ni personnellement en tant que responsable d’affaires, ni en qualité de chef d’entreprise au sens de l’article R. 4511-1 précité, ni en qualité d’employeur au sens des articles 6 à 8 du décret du 16 février 1982 sur la sécurité des travailleurs contre les dangers d’origine électrique pour avoir violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence et de sécurité ou commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité qu’il ne pouvait ignorer ».