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Le démon de la colline aux loups, de Dimitri Rouchon-Borie

Le premier Roman de Dimitri Rouchon-Borie, journaliste au Télégramme, est un cri stupéfiant rédigé dans une langue poétique, et qui narre à travers un esprit simple, le narrateur, la vie chaotique d’un enfant élevé dans la violence, qui jamais ne pourra lui échapper.

par Julien Mucchiellile 29 mars 2021

Le démon incarne une force obscure et irrépressible, cette rage folle qui envahit le criminel avant son passage à l’acte. Le démon de la colline aux loups, c’est l’héritage du narrateur et sa malédiction ; une fureur qui renverse tout et consume son hôte jusqu’à l’anéantissement, jusqu’à l’épuisement de toute force vitale. Le démon est ce par quoi le crime s’abat, il frappe non sans raison, mais en dehors de toute logique entendable. C’est le crime gratuit en apparence. Une notion impalpable que la justice des hommes ne peut appréhender, et que les accusés, ceux que la presse et l’ire populaire surnomment les « monstres », sont incapables de décrire, derrière leur box vitré, dans ce bocal étanche qui les sépare du monde des hommes.

Depuis la cellule où il se trouve reclus à jamais, le narrateur, sur une vieille machine à écrire, débute le récit de sa vie. Il est né dans une maison, celle de la colline aux loups, captif avec ses frères et sœurs, d’abominables parents, des porcs qui ne leur procurent aucun soin, aucune éducation, ne leur transmettent rien qui puisse faire d’eux des humains aptes à la vie en société, mais, au contraire, leur inflige les pires sévices, les avilissent. Il s’en libère mais, rongé par le démon, il se révèle vite inapte au bonheur terrestre. À son tour, il répand le mal autour de lui. Il s’écarte du chemin de la rédemption pour s’enfoncer dans les abîmes et achever sa vie dans un trou puant semblable à celui où il a grandi.

« La Colline aux loups j’aime pas en parler d’habitude. Le Démon est né là et c’est là qu’il m’a pris. Mais si je devais taire tout ça à jamais j’aurais l’impression qu’il a volé mon âme pour de bon et bien plus encore mon histoire. J’espère que vous saurez vous montrer miséricordieux ou quelque chose comme ça parce que j’ai un parlement qui est à moi et pendant tout ce temps ces mots c’était ma façon d’être moi et pas un autre. Et comme j’ai pas fait l’école longtemps à cause du père, du Démon, de la mère et des autres, il manque des cases dans mon entendement des choses. »

La forme sert le fond, et elle le sert ici tout entier. La langue imparfaite du « barbare », qui ne sait pas structurer ses phrases tout comme sa personnalité est dépourvue de structure, apparaît désordonnée et éruptif. C’est un long monologue intérieur qui ne se lit pas en chuchotant, au contraire, cela semble être un cri dans la nuit, un éclair qui déchire le ciel ténébreux. Une ligne de crête qui domine sa vie de souffrance : le témoignage d’une âme, une lueur d’humanité qui brille sous les décombres.

C’est une langue singulière, que nous donne à lire Dimitri Rouchon-Borie. Ce n’est pas la langue de l’auteur, journaliste, et l’exercice est périlleux. Déformer la langue académique que l’on pratique pour « produire un effet » est le plus sûr moyen de commettre un texte falot et de passer pour un vaniteux sans talent. Mais l’impression laissée n’est pas celle de l’artifice langagier, un « à la manière de » grossier qui singerait le parler populaire, c’est une langue poétique et c’est l’exploit de l’auteur. Cette musique de la langue lui est apparue un jour et ne l’a plus lâché, jusqu’à ce que, trois semaines plus tard, il envoie son manuscrit aux éditions du Tripode, « un refuge pour les esprits singuliers ».

Le personnage de son livre, Dimitri Rouchon-Borie l’a rencontré des dizaines de fois. Pour le journal breton Le Télégramme, il s’occupe depuis des années de la chronique judiciaire. À lui de rendre compte de la justice rendue en France, des conflits de voisinages aux drames les plus sidérants, ceux qui laissent l’entendement démuni, les bras ballants. Ceux qui provoquent des hochements de têtes désordonnés, tirent des cris du prétoire, des effondrements nerveux, et que la justice frappe de toutes ses forces pour l’enfouir dans les taules infâmes où les âmes damnées se débattent pour l’éternité, où règne l’oubli.

De son expérience, l’auteur tire une extrême lucidité. Il n’est pas question ici de se lamenter sur le sort d’un malheureux. Ce texte n’est pas une complainte, une accusation geignarde contre une société criminelle. Tout au plus, l’administration est dépeinte comme une machinerie lourde et impuissante à enrayer la chute de ses enfants perdus, mais les crimes ne sont imputés à aucune force extérieure insurmontable. Le narrateur n’est pas dupe. Il est même consentant.

« Quand il a dit ça j’ai eu une décharge électrique à l’intérieur comme si ça éveillait une sorte de hargne et un instinct de chasse terrible je sentais comme un vent filer dans les pensées c’était l’appel du Démon. La porte était ouverte et je voyais bien je sentais qu’autre chose m’habitait et je me laissais piloter par cette force et cette détermination et le pire c’est que c’était un plaisir pur et absolu parce que j’étais dans la puissance. »

Mais dans ces lignes, apparaît la contradiction insoluble entre la responsabilité pénale de l’auteur des crimes, pleine et entière, et « l’emprise » qu’une force supérieure, « le démon », exerce sur lui, et qui n’est pas biologique. Dès lors, la responsabilité du crime n’est-elle pas collective ?

Les autres personnages du roman, à commencer par ses parents, frères et sœurs, sont dépeints par des émotions et par leurs faits et gestes. Ils ne sont que des pions sur la route d’un destin déjà scellé. Le lecteur le sait, qui lit les lignes écrites par un condamné qui ne cherche pas à comprendre, mais à se raconter à sa façon, car le carcan de la procédure pénale est peu porteur de vérité intrinsèque. La musique judiciaire n’est pas celle de ces hommes singuliers, consumés par l’angoisse et qui ont commis le pire. Ils n’ont pas « les codes ». La « parole libératrice » n’est bien souvent qu’un fantasme de magistrat, d’avocat ou de journaliste. En résulte une frustration, à l’issue du procès, de n’avoir entendu qu’un discours frustre entrecoupé de sanglots, et non le récit lumineux qui jaillirait des entrailles de « la bête » comme un chant miraculeux, porteur d’espoir et de rédemption. Ce récit, c’est Le démon de la colline aux loups.