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Denis Mannechez, de « l’inceste heureux » à l’assassinat

Denis Mannechez est jugé à Évreux pour deux assassinats, celui de sa fille, Virginie, avec qui il a eu un enfant aujourd’hui âgé de 16 ans, et du patron du garage pour lequel elle travaillait. Gravement handicapé, muet, il comparaît en fauteuil roulant et, hors du box des accusés, et s’exprime par écrit. Les racines incestueuses de cette tragédie sont au centre des débats car l’homme avait déjà été condamné pour le viol de ses deux filles aînées. Virginie l’avait défendu.

par Julien Mucchiellile 6 décembre 2018

Le 7 octobre 2014 à 18h50, Denis Mannechez entre dans le garage Tenzo, à Gisors, où sa compagne Virginie, qu’il traque depuis maintenant un mois, travaille. Armé d’un pistolet automatique 6.35, il abat Frédéric Piard, le gérant, qui se trouve dans la partie « bureaux » du garage automobile, puis il se tourne vers la dépanneuse où Virginie est assise, s’approche, l’exécute d’une balle sous l’oreille gauche, puis se tire une balle dans la tempe. Un ami de Frédéric Piard entend les tirs et se précipite au secours des victimes. Il trouve son ami agonisant qui se traîne sur le sol et le supplie d’appeler les secours. Il meurt à 31 ans, victime « collatérale » de la vengeance de Denis Mannechez, dont le médecin légiste a dit « qu’il avait eu le temps de comprendre qu’il allait mourir. Le tir reçu à la base du bras gauche a perforé un poumon et s’est fiché dans l’autre. Quand les secours arrivent, peu après 19h, ils sortent de la dépanneuse Virginie Mannechez, qui est non seulement la compagne, mais aussi la fille de Denis Mannechez, pour l’étendre au sol et la recouvrir d’un drap blanc. Leur fils de 12 ans a entendu la scène depuis la pièce au-dessus du garage, où il vivait avec sa mère depuis son départ de chez Denis Mannechez, son père, désormais inconscient, inerte au sol, dans un état critique. Il survit. 

Le 3 décembre 2018, cour d’assises d’Évreux : quatre surveillants de l’administration pénitentiaire encadrent le fauteuil roulant d’un vieillard conduit par son infirmière. Dans cette petite salle aux allures d’église austère, car les murs sont recouverts de panneaux de bois sombre et le plafond est voûté, Denis Mannechez le miraculé est conduit jusqu’au prétoire, dans l’état physique pitoyable qui est le sien, positionné à droite de son avocat, face à l’accusation, face aux parties civiles. Il est très amaigri. Son regard est vide et il a perdu l’usage de la parole. Afin de juger cet homme pour deux assassinats, la justice a mis à disposition de l’accusé une tablette, reliée à trois grands écrans qui projettent ce que Denis Mannechez écrit. Pour couronner le tout, car la justice est perfectionniste, une voix de robot lit ces propos dans la salle, une voix métallique qui résonne, la voix de substitution de Denis Mannechez.

S’appuyant sur une expertise médicale, le président, en début d’audience, a précisé que « les rires et les pleurs sont des réflexes neurologiques, qui peuvent déconcerter l’auditoire, mais ils sont incontrôlables par le patient, et pas un reflet volontaire de l’état de pensée de Monsieur Mannechez ». Il a aussi avisé l’accusé qu’aux questions fermées, il pouvait lever le pouce pour dire oui, le baisser pour dire non. L’accusé a levé le pouce. Denis Mannechez a conservé son entendement et la balle logée dans son cerveau ne l’empêche pas de raisonner. Il a récusé quatre jurés, le maximum autorisé par la loi, puis son procès a débuté. Denis Mannechez, qui a été jusqu’à écrire au président de la République, est tatillon.

Les racines incestueuses

Avant de commettre ces crimes, Denis Mannechez a été condamné pour le viol de ses filles, Virginie, née en 1981, et Betty, la cadette. Au procès en appel, en 2012, cela faisait dix ans qu’il vivait en concubinage avec Virginie, avec qui il a eu ce fils en 2002. Ses avocats, en concorde avec la partie civile, avaient plaidé « l’inceste heureux », et exhorté la cour à laisser ces deux-là convoler en paix. Sa peine avait été réduite de huit à cinq ans, dont trois ans avec sursis. Il était ressorti libre. Le couple semblait épanoui et cet amour inaltérable avait été plus fort que la loi.

Lundi 3 septembre 2018, Betty est au premier rang de la cour d’assises et, au passage de son père, elle pleure. Ses frères et sœurs sont à ses côtés. Samantha, 21 ans, semble être en rage. Laurence, la mère, est absente – elle doit témoigner jeudi 13 décembre. Betty, comme Virginie, a été violée. Et Betty, comme Virginie, avait fini par dire à la justice qu’elle était consentante. Elle avait en quelque sorte adhéré à l’idée de « l’inceste heureux ». Les témoignages de la famille Mannechez, au long de l’audience, auront pour but de transposer leur enfance dans ce prétoire qui juge leur père mais, pour résumer, « l’inceste heureux », aux racines de la tragédie jugée à Évreux, avait lieu presque tous les soirs, dans le lit du pater, décrit par tous comme un homme charismatique et autoritaire, manipulateur et pervers – « structure perverse », avaient dit les experts qui l’avaient examiné dans le cadre de la précédente affaire. Un homme à l’égo démesuré, dont la famille et l’entourage étaient soumis à ses désirs, dans cette propriété isolée de 5 000 mètres carrés, à Cuise-la-Motte, dans l’Oise, où il violait ses filles hors la présence encombrante des garçons, relégués dans une dépendance.

Toutes ces années furent un huis clos, entretenu par ce tout puissant, et même après que cette basse-fosse secrète a explosée en 2002, Denis Mannechez a su conserver son emprise, et ce n’est finalement qu’en 2014, le 7 septembre 2014, que Virginie est partie. De son plein gré, elle a quitté son père, a emporté son fils et a brouillé les pistes – car elle sait que son père la traque. Pourquoi est-elle partie ? Il a été dit que c’était pour protéger son fils, qui, semble-t-il, venait d’apprendre que son père était également son grand-père, et sa mère, sa demi-sœur. « Elle veut offrir à son enfant une vie sereine, et dans la légalité », écrit dans un rapport une femme chargée de suivre Denis Mannechez, dans le cadre de son suivi sociojudiciaire. Virginie vient à sa rencontre le 15 septembre 2014, alors qu’elle est en fuite, lui présente les faits de la manière suivante : elle s’est soustraite à un tyran qui la manipule, l’a toujours violée et qu’elle craint depuis son enfance. Elle décrit la situation de concubinage comme une situation subie. Elle dit craindre qu’il la tue et se suicide ensuite, lit le président.

Après avoir été hébergée par le SAMU social, Frédéric Piard, son employeur depuis un an, accueille Virginie et son fils dans un studio au-dessus du garage de Gisors. « Comment n’a-t-il pas pensé à aller la chercher à son travail ? », s’est interrogé le président au deuxième jour des débats. Denis Mannechez travaillait au garage Citroën situé à quelques minutes à pied, mais il avait cru sa fille quand elle avait affirmé s’être mise en arrêt maladie et l’avait mis sur la fausse piste d’un départ de la région. La rechercher devient alors son obsession, la retrouver, son but unique : jumelles, chapeau et perruque, c’est incognito qu’il opère. Un jour, il la repère et la suit en voiture, elle le remarque et se réfugie à la gendarmerie de Gisors.

« Ton cinéma, cette fois, ça marchera pas, tu entends ? Ça marchera pas »

La qualification d’assassinat suppose une préméditation et des actes préparatoires. La traque et l’homicide, qui semble être une exécution de sang-froid, sont des éléments qui, selon l’accusation, caractérisent cette préméditation. Denis Mannechez la réfute. C’est avec l’intention de discuter qu’il s’est rendu au garage. Cette soudaine rage qui l’a conduit à tuer sa fille et Frédéric Piard, il ne l’a pas contrôlée. C’est pour défendre cette position que son avocat s’attache aux détails de la scène de crime. Si la volonté homicide est caractérisée par l’usage d’une arme létale, la préméditation, qui suppose des actes préparatoires, pourrait se déduire du soin apporté par Denis Mannechez à ne laisser aucune chance à ses victimes, en somme, à ne pas manquer son coup. S’il s’est avancé jusqu’à l’habitacle de la dépanneuse pour exécuter sa fille, le « coup de folie » est moins facile à plaider, tout comme il est plus difficile d’affirmer être entré dans une rage folle et incontrôlable, et avoir tué sa fille d’une seule balle sous l’oreille gauche, qui lui a « perforé les méninges », a dit le médecin légiste, qui, après son exposé savant, a laissé place à une exposition moins savante, à l’exposition sanglante de la scène de crime. Un bâtiment carré, le garage. Un corps, Frédéric Piard, étendu sur le dos. Dans la salle, sa famille pleure. Ils ont tous tenu à voir les photos morbides.

Tout à coup, une sorte de couinement profond, comme le cri déchirant d’un animal blessé, sort de la bouche grande ouverte de Denis Mannechez. Dans un spasme irrépressible, un cri épouvantable émane de ce trou béant qui lui déchire la figure. Betty se prend la tête et pleure frénétiquement. Denis Mannechez semble figé dans l’expression d’un effroi glaçant, puis, lentement, sa bouche se referme. Sur un banc, seul dans un coin, un barbu osseux, crâne lisse et barbe sauvage, triture un chapelet et se signe fébrilement – yeux mi-clos, lèvres tremblantes. Les pleurs des parties civiles, toutes regroupées dans un coin, s’amplifient, tandis que le cri cesse. Dans un geste engourdi, l’accusé essuie la bave avec le mouchoir que son infirmière lui tend. Il jette devant lui un regard hagard. Denis Mannechez semble souffrir de ces « réflexes neurologiques incontrôlés » mais la survenue de ce cri, que l’on pourrait qualifier de cri de désespoir, de cri de douleur, l’irruption de ce cri au moment où le cadavre de Virginie fut projeté à l’écran, provoque un trouble. Après la suspension de l’audience, Samantha s’est levée, a jeté un regard noir à son père, et elle a dit : « Ton cinéma, cette fois, ça marchera pas, tu entends ? Ça marchera pas ». Puis elle a tourné les talons.