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Dénonciation calomnieuse et liberté d’expression : les juges doivent procéder au contrôle de proportionnalité

La Cour européenne estime, s’agissant d’une condamnation pour dénonciation calomnieuse, que les juridictions françaises n’ont pas dûment apprécié la mise en balance des intérêts en présence et conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.

par Sabrina Lavricle 23 avril 2020

Le requérant, alors conseiller municipal de la ville de Lyon et fervent opposant au projet de construction par la société Olympique Lyonnais Groupe d’un nouveau stade de football dans la banlieue lyonnaise (« OL Land »), adressa au président de l’Autorité des marchés financiers (AMF), le 24 janvier 2010, un courrier aux termes duquel il entendait attirer l’attention de ce dernier sur les circonstances d’entrée en bourse de l’OL Groupe, en particulier sur la qualité de certaines informations relatives au projet OL Land figurant dans le document de base, en renvoyant aux dispositions alors applicables des articles L. 465-1 et L. 465-2 du code monétaire et financier réprimant la communication d’informations fausses ou trompeuses sur les perspectives ou la situation d’un émetteur dont les titres sont négociés sur un marché réglementé. Valablement saisie de ces éléments, l’AMF n’y donna cependant aucune suite et l’OL Groupe et son président déposèrent plainte, le 13 avril 2010, pour dénonciation calomnieuse contre le requérant.

Le tribunal de grande instance de Paris, par jugement du 16 mars 2012, dit le délit de l’article 226-10 établi et condamna le requérant à une amende de 3 000 €. Le 15 octobre 2014, la cour d’appel de Paris confirma la culpabilité de ce dernier, sans répondre au moyen tiré d’une violation de l’article 10 de la Convention. Enfin, la chambre criminelle, par un arrêt du 12 avril 2016, rejeta le pourvoi du requérant, estimant notamment que les juges du fond n’avaient pas à répondre à l’argumentation du prévenu tendant à justifier son comportement sur le fondement de la liberté d’expression d’un homme politique sur un sujet d’intérêt général dès lors que « des faits de dénonciation calomnieuse ne sauraient être justifiés par le droit d’informer le public défini par l’article 10, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, lequel, dans son second paragraphe, prévoit que l’exercice de la liberté de recevoir et de communiquer des informations comporte des devoirs et des responsabilités et qu’il peut être soumis par la loi à des restrictions ou des sanctions nécessaires à la protection de la réputation des droits d’autrui » (n° 14-87.124, Dalloz jurisprudence). C’est dans ce contexte que le requérant, dénonçant une atteinte disproportionnée à son droit à la liberté d’expression, saisit la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) d’une requête fondée sur une violation de l’article 10 de la Convention européenne.

Dans sa décision, la Cour européenne rappelle d’abord que dénoncer un comportement prétendument illicite devant une autorité est susceptible de relever de la liberté d’expression au sens de l’article 10 de la Convention (§ 49 ; v. not. CEDH 9 janv. 2007, Kwiecień c. Pologne, n° 51744/99, § 41, 49 et 50 ; 31 juill. 2007, Diouldine et Kislov c. Russie, n° 25968/02, § 35, 40 et 41 ; 21 juill. 2011, Heinisch c. Allemagne, n° 28274/08, § 43 à 45). Dès lors, la condamnation du requérant pour dénonciation calomnieuse à raison du contenu de la lettre adressée au président de l’AMF constitue une ingérence dans l’exercice de cette liberté qui, pour être légitime, doit répondre aux conditions de légalité, de légitimé et de nécessité posées au paragraphe 2 de l’article 10.

Recherchant l’existence de ces critères, la Cour observe que le requérant a été condamné sur le fondement de l’article 226-10 du code pénal qui incrimine la dénonciation, adressée à « une autorité ayant le pouvoir d’y donner suite ou une autorité compétente » et dirigée contre une personne déterminée, d’un fait de nature à entraîner des sanctions judiciaires, administratives ou disciplinaires et que l’on sait totalement ou partiellement inexact. À cet égard, elle repousse l’argument du requérant tenant à un défaut de prévisibilité de la loi : ainsi, même si c’était la première fois que la Cour de cassation avait reconnu au président de l’AMF la qualité d’autorité requise par le texte, une telle interprétation était prévisible de sorte que l’ingérence était bien prévue par la loi (§ 52 et 53). La Cour relève ensuite que l’ingérence poursuivait un but légitime évident – la protection de la réputation ou des droits d’autrui – puisque la lettre litigieuse invitait à se demander si le président de l’OL groupe n’avait pas sciemment, dans le document de base, sous-estimé les difficultés de réalisation du stade pour favoriser une entrée en bourse, comportement qui aurait constitué le délit de l’article L. 465-2 du code monétaire et financier (§ 54).

C’est sur la nécessité de l’ingérence que la Cour porte l’essentiel de son analyse. En particulier, celle-ci rappelle, au titre des principes généraux applicables, qu’elle « peut être appelée à vérifier si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre entre deux valeurs protégées par la Convention, à savoir, d’une part, la liberté d’expression garantie par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée consacré par l’article 8 » (§ 56). Elle constate alors qu’en l’espèce, les juges du fond se sont focalisés sur les éléments constitutifs de l’infraction poursuivie et n’ont « pas procédé au contrôle de proportionnalité qu’appelle l’article 10 de la Convention » (§ 57), la Cour de cassation ayant d’ailleurs jugé qu’ils en étaient ipso facto dispensés dès lors que l’infraction était constituée. La Cour européenne explique au contraire que « la question d’un […] manquement [aux devoirs et responsabilités inhérents à l’exercice de la liberté d’expression] doit en principe être appréciée au regard des circonstances de chaque cause, dans le cadre du contrôle de proportionnalité » (§ 59), de sorte que « les juridictions saisies d’un moyen tiré d’une violation de l’article 10 de la Convention à l’occasion de poursuites pour dénonciation calomnieuse ne peuvent donc se trouver dispensées d’y répondre » (ibid.).

Les juridictions internes ayant manqué à leur obligation d’apprécier la mise en balance des intérêts en présence, la Cour européenne des droits de l’homme se substitue à elles pour y procéder. Elle retient alors les quatre éléments suivants pour aboutir au constat de violation de la Convention : les « faits » dénoncés étaient de nature à affecter significativement la réputation du président de l’OL groupe, mais aucune procédure n’a été engagée, ce qui « relativise les effets que les propos figurant dans cette lettre ont pu avoir sur la réputation » de ce dernier (§ 62) ; la lettre s’inscrivait dans un contexte dans lequel l’article 10 exigeait un niveau élevé de protection, et ce à double titre, puisque le requérant s’exprimait sur un sujet d’intérêt général et dans le cadre d’une démarche politique et militante (§ 63 ; v. not. CEDH 7 nov. 2006, Mamère c. France, n° 12697/03, § 20, D. 2007. 1704 , note J.-P. Marguénaud ; RSC 2008. 140, obs. J.-P. Marguénaud et D. Roets ; 22 avr. 2010, Haguenauer c. France, n° 34050/05, § 49, Dalloz actualité, 4 mai 2010, obs. S. Lavric ; Légipresse 2010. 9 et les obs. ) ; le requérant a usé de la forme interrogative plutôt qu’affirmative, et s’est entouré de certaines « précautions de style » (§ 67 ; v. not. CEDH 25 août 1998, Hertel c. Suisse, n° 25181/94, § 48, AJDA 1998. 984, chron. J.-F. Flauss ; D. 1999. 239 , obs. M.-L. Niboyet ), observant une certaine prudence dans l’expression, comme on le dirait en matière d’examen de la bonne foi du diffamateur ; enfin, les sanctions infligées (amende de 3 000 €) sont lourdes, or « le prononcé même d’une condamnation pénale est l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression » (§ 68 ; v. not. CEDH 7 sept. 2017, Lacroix c. France, n° 41519/12, § 50, AJDA 2017. 1693 ; D. 2017. 1763, obs. E. Autier ; AJCT 2018. 42, obs. Y. Mayaud ).