Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Article

Les dents, c’est de l’argent

Deux dentistes marseillais, Lionel et Carnot Jean-Claude Guedj, comparaissent depuis le 28 février devant le tribunal correctionnel de Marseille. Le fils et le père doivent répondre notamment de violences ayant entraîné une mutilation volontaire sur plusieurs centaines de patients entre 2006 et 2012. Ce procès hors norme doit durer jusqu’au 6 avril. 

Un grondement sourd s’élève lorsque Lionel et Carnot Jean-Claude Guedj pénètrent dans la salle d’audience, spécialement construite pour ce procès, caserne du Muy à Marseille. Des « Ah » et des « Oh » parcourent les bancs où ont pris place une centaine de plaignants. Ce ne sont pas les « Ah » et les « Oh » lâchés devant la belle bleue ou la belle verte d’un feu d’artifice du 14 juillet. Le ton oscille entre souffrance, résignation et colère. Puis fusent quelques insultes, aux vertus cathartiques. C’est quand même plus agréable à lancer qu’avaler depuis des années des comprimés pour apaiser le feu d’une « bouche détruite ».

Les plaignants attendent depuis longtemps la tenue de ce procès. L’instruction a duré près de neuf ans et il a fallu deux ans à la juridiction avant de l’audiencer. La présidente de la 6e chambre correctionnelle, Céline Ballerini, a tenu en préambule à rappeler que ce dossier avait été « ralenti par l’inadaptation des moyens de la justice à Marseille ».

Lionel Guedj, 41 ans, et Carnot Jean-Claude, 70 ans, assurent entendre la souffrance de leurs anciens patients, « gueules cassées » de leur dévitalisation à grande échelle. Pourtant, père et fils affichent l’assurance de ceux dont le diplôme médical ne permet pas la remise en cause de leur travail. Surtout pas par le bénéficiaire des soins. Tout juste, et encore, par leurs pairs. Afficher le plus gros chiffre d’affaires de la profession en 2010, 2,6 millions d’euros, cinq ans après son installation dans les quartiers nord de Marseille, n’a pas aidé Lionel Guedj à développer un sens de l’humilité, loin d’être la valeur cardinale de sa boussole existentielle.

Un stakhanovisme du fraiseur-limeur d’émail dentaire

Le jeune dentiste promettait à ses patients un « sourire de star ». Plus de dix ans après, beaucoup n’osent toujours pas sourire. Près de la moitié d’entre eux bénéficiait de la couverture mutuelle universelle (CMU), les honoraires étant versés directement par la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM).

À la barre, cet homme aux traits ronds et enfantins, explique sa fulgurante ascension par son parcours d’étudiant brillant, sa rapidité d’exécution des gestes médicaux, son matériel dentaire moderne… Durant l’instruction, il s’est vanté de pouvoir prendre jusqu’à soixante-dix patients par jour. Un stakhanovisme du fraiseur-limeur d’émail dentaire qui a provoqué sa chute. « Ma politique, c’était accepter le maximum de personnes, les soigner au mieux », assène-t-il. Les derniers mots suscitent dans la salle une onde de réprobation.

Pourtant, tout avait bien commencé. Diplômé en juillet 2005, inscrit le 25 du même mois à l’ordre national des chirurgiens-dentistes, il ouvre son cabinet le 1er août, dans le XVe arrondissement de Marseille, acheté quatre mois plus tôt avec son futur associé, un ami d’enfance, Benoît Dobbels. Une société civile de moyens. À chacun sa patientèle. L’oncle de Lionel, médecin généraliste dans le quartier, leur envoie des patients.

En octobre de la même année, un cancer lui est diagnostiqué. Il pleure à la barre. Ses chances de survie sont minimes, dit-il. Les médecins lui conseillent d’arrêter de travailler. Il ne veut pas. Il enchaîne séances de chimiothérapie et journée de travail. Et, certains soirs, piqûres d’EPO pour tenir le coup. « Si je décide de soigner mes patients, c’est que je suis en état de les soigner », martèle-t-il avec fierté. Son associé se rase la tête en signe de solidarité. Et son père vient l’aider au cabinet. Il y sera salarié en tant que collaborateur, en plus de son activité de dentiste au sein d’un centre mutualiste.

Une fois la maladie surmontée, c’est la frénésie dans le travail, les investissements lucratifs et l’étalage des signes extérieurs de richesse - bateau et voitures tape-à-l’œil, villa cossue, œuvres d’art, immeuble de rapport… « Je voulais profiter de la vie et montrer que j’existais », plaide-t-il à la barre. Il tente d’esquisser une défense, mettre sa famille à l’abri en cas de récidive, qui s’effondre lorsqu’il ajoute : « Je suis peut-être allé trop loin. En même temps, c’est pas un crime. » Tout a été saisi par la justice pénale. Au grand dam du prévenu qui se dit ruiné.

Un rythme de travail « irréaliste »

Son niveau d’activité hors norme, et quelques plaintes de patients, a alerté à deux reprises la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) des Bouches-du-Rhône. Le dernier contrôle en 2009 est à l’origine de l’enquête pénale, ouverte en décembre 2011. Même son associé et ami d’enfance s’était étonné de son volume d’activité. « Dans la salle d’attente, il y avait plus de monde pour lui que pour moi », a-t-il témoigné devant le tribunal. Lionel Guedj prenait un client toutes les quinze minutes quand lui en voyait un toutes les demi-heures et pas plus de quinze par jour. Au tribunal, Lionel Guedj a expliqué qu’il dévitalisait une molaire en vingt minutes. Son associé y passait entre une demi-heure et trois quarts d’heure. « Je savais qu’il passait beaucoup moins de temps. Il me l’expliquait par le fait qu’il était plus rapide. » Les premiers articles de presse sur l’activité douteuse du cabinet Guedj mettront un terme à leur association et à leur amitié.

« M. Lionel Guedj avait un montant d’honoraires quatorze fois plus élevé » et il facturait « 25 à 30 fois plus de couronnes » que la moyenne départementale, a rappelé mercredi l’ancien chef de service du contrôle médical de la CPAM, le médecin-conseil, Sophie Ruggieri. La CPAM a fixé de façon provisoire son préjudice à 1,5 million d’euros.

Le rythme de travail de Lionel Guedj est « irréaliste » pour le témoin, qui égrène quelques chiffres qui donnent le tournis. Ainsi, en 2009, ses services ont comptabilisé seize journées où il aurait réalisé plus de cent actes par jours ! En fonction de la base de nomenclature des actes dentaires, en 2009, la moyenne des journées de travail du dentiste représentait 41 heures et 52 heures pour les premiers mois de 2010. « Notre hypothèse était que des actes étaient fictifs ou qu’ils n’étaient pas réalisés dans les règles de l’art. »

Son service a étudié quatre-vingt-quatre dossiers de Lionel Guedj, « les plus significatifs en nombre d’actes et de prothèses » et convoqué la moitié des patients concernés. « Il a fait pression sur ses patients pour qu’ils reportent leur rendez-vous avec le dentiste-conseil », souligne Mme Ruggieri qui précise que plusieurs d’entre-eux ont expliqué que le Dr Guedj leur avait expliqué qu’ils allaient perdre leurs droits sociaux s’ils allaient témoigner. « C’était un climat pas banal », euphémise-t-elle.

La présidente de la 6e chambre fait alors projeter un tableau dressé par la CPAM. Entre le 1er avril 2008 et le 31 mars 2010, le Dr Guedj a posé 4 133 couronnes à 927 patients quand le dentiste ayant la seconde plus forte activité dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) en avait posé 1 410 à 2 243 patients. « Nous avons eu beaucoup de difficultés à obtenir les radiographies des dents avant les soins », poursuit le médecin-conseil. Radios qui auraient permis de connaître l’état des dents avant la pose de prothèses.

Invitée à qualifier le travail du Dr Guedj, elle répond sèchement : « C’est un travail non minutieux et rapide, animé par l’appât du gain ». Lors du second contrôle de son service, le chiffre d’affaires du Dr Guedj a baissé de façon substantielle. Après que celui-ci a pris fin, « l’activité du cabinet a effectué en trois semaines l’activité annuelle d’un cabinet moyen », relève, médusée, le médecin-conseil.

Des violences volontaires ayant entraîné une mutilation volontaire

« Dans ce dossier, étant donné le volume d’actes, ce qui interpelle, c’est la prise de risque. On ne se donne plus les moyens de réaliser des actes dans des conditions optimales. » Avant d’ajouter, la voix brisée par l’émotion : « Ce qu’on a observé chez les patients, ce sont des dents dévitalisées à grande échelle. Toute leur vie, ils vont vivre avec une bouche détruite. »

Le service de contrôle a constaté que les devis n’étaient pas toujours signés par les patients et que beaucoup d’entre eux n’ont pas reçu toutes les informations nécessaires sur les soins qui allaient être entrepris. Ce qu’a confirmé la directrice d’enquête, l’adjudant-chef, Carole Bassompierre, entendue jeudi.

Le contrôle de 2011 relève que le Dr Guedj a dévitalisé plus de huit cents dents saines de patients, sans nécessité médicale, ce qui s’apparente à des violences volontaires ayant entraîné une mutilation volontaire. C’est là l’un des enjeux cruciaux de ce procès pour les deux praticiens.

Depuis le début de l’audience, les deux hommes admettent des erreurs, qui s’apparenteraient à des blessures involontaires. « Je reconnais qu’il y a eu des mauvais choix et plans thérapeutiques, mais jamais dans l’intérêt de nuire aux patients », souffle, du bout des lèvres, Lionel Guedj.

La contrition n’est pas l’exercice qu’il préfère. « Je n’ai jamais dit que j’étais le meilleur dentiste du monde », répond-il à un avocat de partie civile. Ou, « Je ne suis pas un robot », pour expliquer qu’il prenait soin de ses patients. D’ailleurs, il était « fier de soigner les gens des quartiers nord ». Sur les bancs des plaignants, ça grince. « Aujourd’hui, je suis touché par ce qui se passe. Ce dossier me hante jour et nuit. J’ai toujours voulu les soigner dans les règles de l’art. » Ses patients étaient « comme ses amis ».

Des amis pour lesquels il avait parfois des mots peu amènes. La présidente a fait entendre jeudi plusieurs interceptions téléphoniques de Lionel Guedj. Dont une avec son père à propos d’une patiente qui attend depuis quatre ans sa prothèse définitive. Invité à commenter l’échange, Lionel Guedj reproche à la patiente d’avoir raté des rendez-vous avant de s’excuser pour les « mots dont il n’est pas fier ». Réplique immédiate de la présidente : « Je pensais que vous commenceriez par là. »

Lionel Guedj est comme ça. Toujours dire que c’est la faute des autres, avant de reconnaître qu’il a peut-être commis une petite erreur.

Lundi, le tribunal entendra les premières dépositions de plaignants ainsi que les experts médicaux qui ont analysé la pratique professionnelle des deux dentistes.