Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Article

La déontologie des magistrats administratifs

La déontologie moderne est essentielle car elle permet d’obtenir la confiance des usagers et des justiciables. C’est aussi elle qui permet aux professionnels de travailler ensemble. La déontologie s’adapte aux évolutions de la société. Elle s’écrit, se pratique et encadre l’activité de nombreux professionnels. La déontologie s’évalue et se contrôle. En dernier ressort, sa méconnaissance est sanctionnée. La revue Justice & Cassation lui consacre son dernier numéro en mettant en lumière plusieurs de ses traits caractéristiques. Extrait choisi sur la déontologie des magistrats administratifs.

Une idée neuve ?

Ce n’est qu’en 2011, avec la publication, à l’initiative du président Jean-Marc Sauvé, de la Charte de déontologie des membres de la juridiction administrative, que le mot « déontologie » a été expressément associé au comportement professionnel des magistrats administratifs. Et si, remontant de quelques décennies le cours du temps, je cherche à retrouver le souvenir de mes premières années au Palais-Royal, il me semble que nous aurions alors d’autant moins songé à nous appliquer la notion et le mot, que nous ne les aurions sans doute guère différenciés d’une forme de courtoisie, d’une accoutumance et d’une fidélité, non certes à des rites, mais à des usages ou encore de considérations liées à une bonne administration de la justice.

Ces usages et ces considérations, nous les percevions et les faisions progressivement nôtres, sans toujours en prendre vraiment conscience, au fur et à mesure de notre assistance ou de notre participation à la collégialité des séances d’instruction ou de jugement, mais aussi à l’occasion des échanges informels de couloir ou de bibliothèque. Nous prenions la mesure des valeurs que les justiciables mais aussi l’État et la société attendent du juge administratif : l’impartialité, une forme de comportement autorisant ou suscitant confiance et respect et, puisqu’il s’agit de droit public, une compréhension suffisante des enjeux et des besoins de la société. À suivre les délibérés de la section ou de l’assemblée du contentieux – qui nous étaient alors généreusement offerts trois vendredis sur quatre ! – nous mesurions que l’exercice de la fonction juridictionnelle requiert scrupule, disponibilité, écoute, ainsi que tout à la fois désir de convaincre et aptitude à tenir compte du débat collégial et à changer d’avis. En même temps, l’apprentissage, par l’étude des dossiers, du recul avec lequel il convient de peser des données antagonistes, de mettre en œuvre un discernement distancié, rejaillissait sur la façon dont nous pouvions songer à notre conduite personnelle, à nos droits et devoirs.

Avant la lettre, comme pour la prose de M. Jourdain, il y avait bien là une initiation et une pratique de la déontologie. Mais d’une déontologie conçue et pratiquée comme une affaire individuelle, un peu comme la morale. Quand l’un d’entre nous s’interrogeait – puis-je ou non faire ceci ? dois-je ou non faire cela ? – c’est essentiellement en lui-même qu’il cherchait la réponse et en ayant le sentiment que c’était principalement à lui-même qu’il devait des comptes.

Prenons l’exemple du déport. Dès la première séance de jugement à laquelle nous avions assisté, nous avions entendu de la bouche du président, avant l’ouverture des portes au public, la question rituelle : « certains d’entre nous se déportent-ils dans une affaire ? », et l’on tirait les conséquences du ou des déports pour rétablir l’imparité de la formation. Mais celui qui se déportait dans une affaire – et ce n’était pas rare – se bornait lors de l’appel de celle-ci, à reculer légèrement son fauteuil, sans sortir de la salle et l’usage n’était pas qu’il indiquât même sommairement, pourquoi il estimait devoir s’abstenir. Aujourd’hui, bien souvent, le magistrat qui se déporte indique ses raisons au président et souvent à ses collègues et quitte la salle.

C’est que la déontologie a dépassé la sphère de la conscience individuelle. Le mouvement des idées, l’émergence de concepts nouveaux ont progressivement conduit à ce que ce n’est plus seulement à nous-mêmes que nous rendons des comptes, mais aussi à la société ou du moins à la communauté des justiciables. En suggérant de se comporter de façon à « prévenir tout doute légitime », la théorie de l’apparence conduit à songer au regard d’autrui. Et comme, à partir de là, ce n’est plus seulement en nous-mêmes que nous cherchons des éléments de réponse, nous éprouvons le besoin d’avoir des repères communs, d’être guidés, éclairés : nous connaissons la règle, mais jusqu’où va-t-elle ? Où mettre le curseur ?

C’est dans ce contexte qu’en 2011, le vice-président du Conseil d’État arrêta la « charte » qui, d’une part, rassemble les principes de comportement professionnel des magistrats administratifs et, d’autre part, met en place un « collège de déontologie » chargé « d’éclairer les membres de la juridiction administrative » sur leur application.

Le texte de la charte – qui, comme l’ensemble du dispositif, vaut de la même façon pour les membres du Conseil d’État et pour ceux du corps des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel – est précédé d’un « avant-propos », dont il faut reproduire les premières lignes : « Le présent document, qui n’a pas vocation à se substituer aux textes, notamment statutaires, régissant l’exercice des fonctions des membres des institutions auxquelles s’applique le code de justice administrative, rappelle les principes déontologiques qui président à cet exercice. Il comporte également des recommandations sur les bonnes pratiques qui se déduisent de ces principes et qui sont issues, le plus souvent, d’une longue tradition »1.

Ainsi, la charte ne correspond pas à une novation de fond, encore moins à une rupture, mais plutôt, s’inscrivant dans la continuité d’une tradition, à l’explicitation et comme la codification de principes, d’habitudes et de pratiques.

Ainsi affirmée par la charte, l’idée d’un ancrage dans l’héritage de la juridiction est essentielle et a été plusieurs fois reprise à son compte par le collège de déontologie, saisi de demandes d’avis.

Particulièrement significatif à cet égard est l’avis n° 2016/3 du 14 septembre 2016. À l’approche des différentes élections primaires qui, cette année-là, étaient organisées par divers partis politiques pour désigner leurs candidats à l’élection présidentielle, certains magistrats s’étaient interrogés sur le point de savoir s’ils pouvaient s’inscrire pour voter à ces « primaires » ; ils se demandaient notamment si la signature, généralement requise pour cette participation, d’un formulaire évoquant une adhésion aux orientations du parti organisateur était compatible avec la déontologie. Plus que le sens – positif – de la réponse c’est le raisonnement du collège qui est significatif : « Selon une longue tradition, expressément rappelée par la charte de déontologie des membres de la juridiction administrative, ceux-ci peuvent, à condition de respecter leur obligation de réserve, adhérer à un parti politique et être candidats à des élections. La participation à des “primaires” s’inscrit dans ce cadre traditionnel que l’explicitation contemporaine de principes déontologiques n’a eu ni pour objet ni pour effet de remettre en cause ». Formulation soigneusement pesée et porteuse de sens : « l’explicitation contemporaine » de concepts déontologiques n’a pas remis en cause les données traditionnelles2.

Si la déontologie des magistrats administratifs a ainsi de profondes racines dans la tradition, elle n’est évidemment pas figée et, le cas échéant, doit évoluer en fonction des besoins de la société. La charte a, par exemple, été complétée en 2017 pour tenir compte notamment des problématiques nouvelles liées au développement de l’expression sur les réseaux sociaux. Et, ainsi que le précisait le vice-président dans les dernières lignes de l’avant-propos de la version 2017 : « la charte de déontologie n’a pas l’ambition de tout prévoir ni de tout régler. Le collège de déontologie […] est à notre disposition pour répondre aux interrogations nouvelles auxquelles nous pouvons être confrontés dans nos pratiques professionnelles et l’ensemble de nos activités. Cette charte rénovée n’est par conséquent pas intangible. Elle est un moment dans une œuvre vivante et collective qui se construit pas à pas ».

Le dispositif ainsi mis en place au sein et à l’initiative de la juridiction administrative s’est trouvé consolidé au plan législatif lorsque, dans le fil des textes que les vicissitudes de la vie politique avaient conduit à consacrer à la « transparence de la vie publique », la loi n° 2016-1483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires a introduit dans le code de justice administrative les articles L. 131-4 à L. 131-6 qui ont notamment...

Il vous reste 75% à lire.

Vous êtes abonné(e) ou disposez de codes d'accès :