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Des communicants de crise au service des procureurs

L’appel d’offres lancé en juillet par le ministère de la Justice pour recruter une agence de communication pour s’occuper de celle de crise des procureurs a pris fin le 15 septembre. Une quinzaine de sociétés ont répondu à ce marché d’un montant de 500 000 €.

par Pierre-Antoine Souchardle 27 septembre 2021

Voilà plusieurs années que la communication de crise est entrée dans l’enceinte judiciaire. Les cabinets d’avocats de droit pénal des affaires composent avec des agences de communication au service d’une clientèle fortunée, groupes industriels, banques, hommes politiques…, prise dans les filets de la justice. L’objectif, limiter les dégâts en terme d’image. Elles élaborent une stratégie, rédigent des éléments de langage et fournissent un storytelling lissant aux mieux les anicroches judiciaires. Un travail qui se poursuit durant le procès avec une approche, plus ou moins diplomatique, des chroniqueurs judiciaires.

Bientôt, des communicants de crise vont conseiller les procureurs de la République pour les aider à communiquer lors de la survenance de faits divers à fort retentissement médiatique. Le ministère de la Justice veut homogénéiser une communication jugée par trop disparate. Finies les conférences de presse de procureurs dans les locaux mal éclairées d’une gendarmerie, terminées les images de magistrats ressemblant à des bêtes traquées ânonnant sans conviction un communiqué ; relégués aux oubliettes de la modernité les mauvais cadrages de chaînes de TV donnant une piètre image de la justice, révolue l’attente interminable des justiciables aux standards de tribunaux saturés par les journalistes.

Vers un conseil et un accompagnement en communication de crise

L’appel d’offres, auquel a répondu une quinzaine d’agences, selon la Chancellerie, porte sur « la réalisation de services de conseil et d’accompagnement en communication en période de crise au profit des juridictions ».

La démarche « fait débat, voire polémique », reconnaît un procureur ayant eu à gérer quelques dossiers très médiatiques. « Cela a le mérite de mettre le doigt sur une vraie difficulté et un réel besoin », assène un autre. « Je n’ai aucun a priori défavorable sur le principe mais des interrogations sur les modalités », soupire un troisième qui, comme les deux premiers, réclame l’anonymat.

Le recours à une agence extérieure était en germe depuis des mois. Elle est évoquée dans le rapport (non public) remis en février au garde des Sceaux sur « La communication des procureurs ». La piste préconisées par les rapporteurs était de placer des chargés de communication, magistrats ou contractuels, dans chaque cour d’appel. Elle a été écartée par le ministère. Au moins pour deux raisons, selon un conseiller de la place Vendôme. Trop d’emplois équivalent temps plein (ETP) à créer (NDLR : malgré un budget en hausse de 8 %) et la préférence à « la souplesse d’une entreprise privée ».

Selon l’appel d’offres, la société retenue devra être disponible 7j/7, 24h/24, et répondre dans l’heure à la juridiction qui la sollicitera. Et ce pour une durée de 72 heures, voire au-delà. Ce marché prévoit deux volets. L’un logistique : hotline destinée aux journalistes, mise en place d’une conférence de presse, diffusion de communiqués de presse… L’autre stratégique : aide à la rédaction de la prise de parole du procureur, timing de sa communication, veille médiatique… Les parquets spécialisés comme le parquet national financier (PNF) ou le parquet national antiterroriste (PNAT), disposant de magistrats à la communication, pourront néanmoins recourir aux services de l’agence retenue, précise l’appel d’offres. Chaque prestation pour un parquet sera déduite du budget global.

Aide sur la forme et non sur le fond, démine la Chancellerie. « Ce n’est pas le communicant de crise qui va décider de ce que dira le procureur. Il n’y a que ce dernier qui choisira le contenu de sa communication », assure la porte-parole du ministère de la Justice, Emmanuelle Masson.

« L’objectif, c’est d’aider les parquets, en temps de crise médiatique, à communiquer sereinement et de façon stratégique », résume un conseiller du ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti. « On a mis des conditions (NDLR : dans les critères de l’appel d’offres) qui poussent à l’excellence. On veut un niveau premium au service des juridictions », s’enorgueillit-il.

Une professionnalisation nécessaire de la communication judiciaire

« Que nous ayons des progrès à faire, que nous soyons plus réactifs, c’est une évidence », convient un procureur. « Culturellement le magistrat ne parle pas », admet Frédéric Fèvre, procureur général près la Cour d’appel de Douai, président de la Conférence nationale des procureurs généraux, favorable à une professionnalisation de la communication judiciaire.

« En matière de communication, il y a deux aspects. Celles de tous les jours et celle qui vous submerge », analyse Maryvonne Caillibotte, procureure de Versailles. Comme ce 23 avril 2021, lorsqu’un agent administratif du commissariat de Rambouillet est assassiné. « Même si le PNAT s’est très vite saisi de l’enquête, nous avons été tout de suite débordés », explique-t-elle.

La communication des magistrats relève encore de l’artisanat malgré les nombreuses formations mises en place par l’École nationale de la magistrature (ENM) « Ce n’est pas leur cœur de métier », reconnaît Mme Masson. « L’idée n’est pas de pointer du doigt Untel ou Untel », insiste-t-elle. « Les procureurs sont en demande de soutien » face à une pression médiatique « mal vécue » par certains, explique-t-elle. Le but de cette agence est de les délester de toute la logistique chronophage pour qu’ils puissent rester concentrés sur l’enquête. Son recours est facultatif.

Par communication de crise, il faut entendre celle liée aux faits divers, reconnaît la porte-parole. Celui qui va occuper les chaînes d’info en continu, agiter les réseaux sociaux. « Notre difficulté, poursuit Frédéric Fèvre, c’est que le temps judiciaire ne correspond pas au temps médiatique. Mais la politique de la chaise vide n’est pas une bonne politique ». « Si le procureur ne parle pas, d’autres, moins légitimes que lui, n’hésitent pas à s’exprimer », constate Jacques Dallest, procureur général de Grenoble, l’un des pionniers en matière de communication judiciaire.

« La communication est une partie intégrante de notre métier de procureur. Je suis favorable à tout ce qui renforce la communication des procureurs et, au-delà, de l’institution judiciaire», relève Éric Vaillant, procureur de Grenoble, familiarisé aux relations avec la presse. « À partir du moment où je suis persuadé que la communication fait partie de mon métier, je m’organise en conséquence. Je me forme. Je ne subis pas, je n’attends pas qu’une affaire me tombe dessus », renchérit le procureur de Blois, Frédéric Chevallier.

« Qu’il puisse y avoir une agence de communication qui élabore des communiqués de presse ou nous donne des conseils pour ne pas se faire piéger lors d’une conférence de presse ne me choque pas », confie la procureure de Mulhouse, Edwige Roux-Morizot. Procureure de Besançon à l’époque de l’affaire Daval, intense moment de folie médiatique, elle n’aurait pas, si cela avait été mis en place, fait appel à un communicant de crise.

« Je redoute le jour où un gros fait-divers va me tomber dessus », avoue un procureur expérimenté. « La problématique, ce sont les petites juridictions. Les procureurs sont démunis. Leur apporter un soutien est indispensable, encore faut-il qu’il soit dans le bon timing. Les premières heures sont les plus compliquées. Les sources sont multiples et plus ou moins fiables. C’est dans ces heures-là que le parquet a un rôle à jouer », poursuit-il. « Quand une affaire est très médiatisée, ça fuite de tous les côtés. Trop de sources. Ce n’est pas la peine de croire qu’on va tout cadrer », abonde Jacques Dallest. « Sur le fond du dossier, le prestataire ne dira rien. Quel sera alors l’intérêt pour les journalistes ? », se demande une parquetière.

Aujourd’hui, le procureur est le seul magistrat à pouvoir s’exprimer sur une enquête. Sa parole, encadrée par l’article 11 du code de procédure pénale, relève d’un subtil équilibre entre secret de l’enquête et respect de la présomption d’innocence. « Afin d’éviter la propagation d’informations parcellaires ou inexactes ou pour mettre fin à un trouble à l’ordre public, (il) peut, d’office et à la demande de la juridiction d’instruction ou des parties, rendre publics des éléments objectifs tirés de la procédure ne comportant aucune appréciation sur le bien-fondé des charges retenues contre les personnes mises en cause », précise l’article 11 dans sa version actuelle.

Une mise en œuvre discutée

Au-delà de l’aspect logistique, qui satisfait les procureurs, se pose la problématique du partage d’informations couvertes par le secret de l’enquête avec une personne étrangère à la procédure. « La communication judiciaire correspond à l’article 11 du code de procédure pénale », souligne Mme Roux-Morizet. « Le communicant aura une clause de confidentialité », rassure un conseiller du ministre avant d’ajouter que tout a été « totalement bordé » par la Direction des services judiciaires (DSJ) et la Direction des affaires criminelles et des grâces (DACG).

« Pour parler du contenu du message, il faut avoir accès au dossier », relève Jacques Dallest. « Il n’est pas possible que ces personnes aient accès au dossier », s’alarme la présidente de l’Union syndicale des magistrats (USM), Céline Parisot. « Je crois qu’un procureur a besoin d’être entouré par des gens qu’il connaît, qui savent comment travaillent les magistrats. Le lien de confiance est important. Est-ce qu’un communicant saura faire la différence entre une enquête préliminaire, une information judiciaire ? », s’interroge un procureur déjà cité.

« Faire appel à une personne extérieure n’est pas en soi un péché mortel », relativise un président de cour d’appel soucieux de son incognito. « L’appui logistique et les conseils méthodologiques d’une agence ne se substitueront pas à l’action et à la parole du procureur », veut-il croire. L’idée d’ailleurs n’est pas aussi inédite que le laisse entendre la Chancellerie.

Entre 2004 et 2009, l’agence Ligne 42, dirigée par Bruno Fuchs (député du Haut-Rhin), a formé de nombreux magistrats aux techniques de communication dont celle de crise. À plusieurs reprises, l’une des communicantes a été dépêchée en urgence pour aider des procureurs confrontés à des faits-divers d’ampleur nationale.

« Je pense que l’apport d’une agence extérieure peut avoir un avantage. Mais que cela n’empêche de continuer à former les magistrats à la communication », souligne Mme Caillibotte. « Est-ce que le ministère de la Justice veut donner les moyens aux magistrats pour se former ? », résume Katia Dubreuil, la présidente du Syndicat de la magistrature. L’ENM n’a pas été associée à la décision du ministère. « En terme de concertation, l’idée sort comme un diable de sa boîte », regrette la responsable du SM.

Alors, homogénéisation, uniformisation ou aseptisation de la parole des procureurs ? « La communication de crise répond à un certain nombre de codes. Ca ne veut pas dire travestir le message mais aider l’institution judiciaire à le porter au bon moment », assure un conseiller du garde des Sceaux. « Le recours à une agence peut rassurer les jeunes magistrats qui vont se dire “Ouf, je suis débarrassé du problème”. Mais ils ne seront débarrassés de rien du tout. Ils seront sur le devant de la scène », observe un magistrat. Un autre est plus cash : « Avec ce marché, on rentre dans le jeu de la sur-réaction. Cela ne peut pas être les chaînes d’info qui dictent le tempo. C’est désolant que nous n’arrivions pas à résister à cela ».

« La réponse de la Chancellerie montre que la préoccupation est sur la forme et l’image. Pas sur le fond », s’énerve un haut magistrat qui préfère rester anonyme. « La parole d’un procureur a un autre poids que celle d’un communicant. Ils n’ont pas le même éthique », poursuit-il.

« Je crains que nous nous retrouvions ou formés comme les politiques à la langue de bois, ou à utiliser des éléments de langage pour ne pas dire ce qu’il faut dire », souligne Mme Roux-Morizet. « Cela ne va pas uniformiser mais professionnaliser la parole des procureurs », confie un magistrat du siège.

Une parole qui risque cependant d’être mise en concurrence avec celle des enquêteurs. En effet, l’article 4 du projet de loi pour la confiance dans l’institution judiciaire prévoit de modifier l’article 11. Afin de permettre aux enquêteurs de s’exprimer, certes avec l’accord et sous le contrôle du procureur, sur une affaire en cours.

Une modification qualifiée de « véritable bévue » par un haut magistrat. En terme d’harmonie, peut mieux faire.