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Des dépens engagés par le consommateur dans le cadre du contrôle des clauses abusives

Dans un arrêt du 22 septembre 2022, la Cour de justice de l’Union européenne vient préciser que le consommateur peut supporter ses propres dépens quand il obtient satisfaction par voie extrajudiciaire à condition que le juge puisse tenir compte de la mauvaise foi du professionnel.

La Cour de justice de l’Union européenne continue son travail d’interprétation de la directive 93/13/CEE sur la réglementation des clauses abusives. Les renvois préjudiciels sont, ces temps-ci, assez nombreux et c’est dans ce contexte que la Cour de justice a pu rendre deux arrêts le même jour sur cette thématique (v. aussi CJUE 22 sept. 2022, aff. C-335/21, Vicente c/ Delia, à paraître au Dalloz actualité). Dans sa décision Zulima c/ Servicios Prescriptor y Medios de Pagos EFC SAU, la Cour vient examiner une question qui n’intéresse, de prime abord, pas directement les clauses abusives mais qui concerne tous les plaideurs engageant des actions contre des professionnels en vue de réputer non écrites ces clauses. Il s’agit d’un problème de procédure civile : celui des dépens engagés à l’occasion de l’instance. Ces derniers sont, en procédure civile française, supportés par la partie perdant le procès même si des exceptions existent (C. pr. civ., art. 696). On peut raisonnablement estimer que lorsqu’un professionnel succombe sur une thématique de clauses abusives, il est fréquemment condamné aux dépens de l’instance (sauf si chacun supporte ses propres dépens, ce qui peut arriver quand chaque plaideur succombe partiellement). Le consommateur n’a pas, dans ce contexte, alors la charge pécuniaire de la procédure visant à réputer non écrites des clauses abusives. Mais qu’en est-il quand, avant l’issue judiciaire, une voie amiable est trouvée entre le consommateur et le professionnel ? Tel est le problème posé en substance par l’arrêt du 22 septembre 2022 commenté.

Rappelons les faits pour comprendre comment la juridiction de renvoi a été saisie : ces derniers se déroulent en Espagne, dans les îles Canaries. Un consommateur conclut un contrat de crédit à la consommation renouvelable avec un professionnel du crédit par acte du 21 septembre 2016. Moins de quatre ans plus tard, l’emprunteur invoque le caractère usuraire du prêt et souhaite en obtenir la résiliation ainsi que le remboursement par le professionnel des sommes indûment perçues. Le professionnel du crédit refuse de donner satisfaction au consommateur par la voie amiable. Le requérant saisit donc une juridiction, le Juzgado de Primera Instancia n° 2 de Las Palmas de Gran Canaria (le tribunal de première instance de Grande Canarie en Espagne), pour constater la nullité du contrat de crédit en invoquant notamment son caractère usuraire. À titre subsidiaire, il invoque le caractère abusif de la clause relative aux intérêts notamment en raison d’un défaut de transparence du prêteur de deniers. Le recours est jugé recevable. Mais voici que notre professionnel souhaite obtenir la radiation de l’affaire dans le temps imparti pour conclure en faisant valoir que le consommateur aurait obtenu satisfaction par voie extrajudiciaire et qu’il avait pu notamment obtenir la résiliation du contrat de crédit concerné et le remboursement souhaité. Précisons tout de suite qu’en Espagne, si les chefs de demande sont satisfaits en dehors de la procédure, celle-ci est close sans qu’il y ait lieu de statuer sur les dépens de l’instance. Problème : le consommateur n’est pas d’accord avec la radiation de l’affaire en estimant que celle-ci n’était pas fondée au principal. Ce dernier précise qu’il n’a pas pu obtenir la nullité du contrat et qu’il souhaite obtenir à son profit la condamnation du professionnel aux dépens puisque celui-ci n’avait pas souhaité le rembourser pendant la phase amiable.

Voici la juridiction bien embarrassée : elle remarque que le demandeur à l’action a obtenu satisfaction par voie extrajudiciaire. Les chefs de demandes sont satisfaits en dehors de la procédure puisque le consommateur a pu obtenir la résiliation du contrat et le remboursement des sommes indûment versées. L’embarras vient d’une règle issue du droit espagnol empêchant les juridictions de condamner l’une ou l’autre des parties aux dépens quand celles-ci ont trouvé une issue extrajudiciaire à l’instance en cas notamment de protocole transactionnel. En outre, elle n’est pas autorisée à prendre en compte l’existence de mises en demeure antérieures à la procédure judiciaire pour apprécier si le professionnel est de mauvaise foi. C’est de ces points que le renvoi préjudiciel est né. Le Juzgado de Primera Instancia n° 2 de Las Palmas de Gran Canaria décide donc de surseoir à statuer.

La juridiction de renvoi a posé à la Cour de justice la question préjudicielle suivante :

Dans le cadre des recours de consommateurs contre des clauses abusives, fondés sur la [directive 93/13], en cas de satisfaction extrajudiciaire de ces consommateurs, l’article 22 de la [LEC] prévoit que lesdits consommateurs doivent supporter les dépens de l’instance, et ce indépendamment du comportement adopté antérieurement par le professionnel concerné, qui n’a pas donné suite aux mises en demeure préalables. Cette réglementation espagnole en matière de procédure constitue-t-elle un obstacle significatif susceptible de dissuader les mêmes consommateurs d’exercer leur droit à un contrôle juridictionnel effectif du caractère potentiellement abusif d’une clause contractuelle, obstacle qui serait contraire au principe d’effectivité ainsi qu’à l’article 6, paragraphe 1, et à l’article 7, paragraphe 1, de la directive 93/13/CEE ?

La Cour de justice répond à cette question délicate en essayant de préserver l’autonomie procédurale des États tout en liant, comme à l’accoutumée, la question au principe d’effectivité et au principe d’équivalence. Notons, à titre liminaire, la présence d’un problème épineux de compétence ainsi qu’un problème de recevabilité. Ce sera le plan de notre étude.

Une immixtion discutée dans la réglementation procédurale d’un État membre

Les arrêts répondant aux renvois préjudiciels posés par les juridictions nationales en matière de clauses abusives n’ont que des développements assez rapides sur la question de la compétence et de la recevabilité de la question posée. Ici, les paragraphes nos 17 à 24 (sur la compétence) et nos 25 à 31 (sur la recevabilité) sont particulièrement développés et pour cause : le gouvernement espagnol était assez fermement opposé à ce que la Cour de justice de l’Union se penche sur la question car il considérait que le renvoi était tout à la fois hors du champ de compétence de l’Union et qu’il doutait de l’interprétation faite du droit interne par la juridiction de renvoi. Nous allons examiner pourquoi cette interrogation liminaire permet de se rendre compte du niveau de protection imposé par la Cour de justice de l’Union européenne en matière de clauses abusives.

Sur la question de la compétence, bien évidemment c’est à la Cour de justice de vérifier sa propre compétence comme une jurisprudence constante l’exige. Le problème était épineux car il est tout à fait exact que la question des dépens concerne le droit judiciaire privé espagnol, domaine qui ne devrait pas pouvoir intéresser le droit de l’Union. Mais la Cour de justice sauve sa compétence en rappelant que l’enjeu procédural est directement lié à la thématique de clause abusive issue de la directive 93/13/CEE : le but est de savoir si la règle procédurale « peut constituer un obstacle substantiel susceptible de décourager les consommateurs d’exercer leurs droits, en violant des dispositions du droit de l’Union, à la lumière du principe d’effectivité » (§ n° 21 de l’arrêt). La Cour rappelle alors sa jurisprudence sur les injonctions de payer et cite toute une panoplie d’arrêts récents où elle a pu déployer cette analyse et détecter des procédures dissuasives pour les consommateurs (la Cour cite, 14 juin 2012, aff. C‑618/10, Banco Español de Crédito, pt 54, Dalloz actualité, 15 juill. 2012, obs. Caroline Fleuriot ; D. 2012. 1607 ; ibid. 2013. 945, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ; RTD eur. 2012. 666, obs. C. Aubert de Vincelles ; 18 févr. 2016, aff. C-49/14, Finanmadrid EFC, pt 52 ; 13 sept. 2018, C-176/17, Profi Credit Polska, pt 69, D. 2019. 607, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ). La question de la compétence est donc ici réglée à la double satisfaction du principe d’équivalence et du principe d’effectivité (§ n° 23). Le renvoi préjudiciel ne vise pas à étudier la règle procédurale en elle-même mais à vérifier si elle ne fait pas obstacle à la protection contre les clauses abusives. Nuance légère mais importante, en somme.

Sur la question de la recevabilité de la question préjudicielle, le requérant et le gouvernement espagnol arguaient d’une correction jurisprudentielle des textes du LEC. Ils estiment qu’un « critère de correction » permettrait de prendre en compte la mauvaise foi du professionnel et du défendeur et de condamner celui-ci aux dépens même en cas de satisfaction extrajudiciaire empêchant normalement cette condamnation. La Cour de Justice rappelle bien qu’elle est incompétente pour interpréter le droit national (§ n° 26), motif récurrent de ses décisions. Elle précise que le rejet d’une demande de décision préjudicielle n’est possible que si l’interprétation demandée n’a pas de rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal ou quand le problème est de nature hypothétique. La Cour peut également juger la question irrecevable quand elle ne dispose pas assez d’éléments en fait et en droit pour y répondre. Le paragraphe n° 28 sonne le glas de cette argumentation en rappelant que ce n’est pas le cas ici : la question est donc recevable. Était-elle nécessaire ? La question se discute en droit espagnol.

La compétence et la recevabilité permettent de montrer que même à propos d’un objet aussi éloigné de la compétence de l’Union (le droit procédural des États membres), la Cour de justice arrive à pouvoir sauvegarder la question posée par la juridiction de renvoi. Ceci lui permet, chemin faisant, de glaner un terrain rarement devant elle et périphérique aux clauses abusives, celui de la procédure qui est le cadre juridictionnel du contrôle de la protection du consommateur contre celles-ci.

Le fond présente un degré d’intérêt tout aussi important pour les spécialistes de droit de la consommation.

Un contrôle nuancé de la réglementation procédurale sur les dépens

La question permet de déterminer si des législations nationales peuvent ne pas permettre la condamnation aux dépens du professionnel quand le consommateur a pu trouver une issue favorable à ces demandes dans le cadre extrajudiciaire. La difficulté est, en droit espagnol, de l’impossibilité, au moins selon la juridiction de renvoi, de prendre en compte le comportement du professionnel qui n’avait pas répondu aux mises en demeure adressées avant la saisine de la juridiction pour le condamner aux dépens de l’instance qui se solde par voie amiable.

Les paragraphes nos 34 à 38 permettent de justifier – une dernière fois si nécessaire – la compétence de la Cour dans le contrôle opéré pour répondre à la juridiction de renvoi. La question des dépens, en ce qu’elle dépend (sans mauvais jeu de mot) de la procédure nationale de chaque État membre, ne devrait pas pouvoir être dans le champ de son contrôle. Mais ici, les principes d’effectivité et d’équivalence lui permettent de s’y intéresser pour savoir si le contrôle des clauses abusives peut être correctement réalisé eu égard à cette question. La Cour de justice cite donc son arrêt Caixabank et Banco Bilbao Vizcaya Argentaria (CJUE 16 juill. 2020, aff. C-224/19 et C-259/19, pt 98, D. 2020. 1516 ; ibid. 2021. 594, obs. H. Aubry, E. Poillot et N. Sauphanor-Brouillaud ) pour rappeler avec force que la répartition des dépens peut être un des obstacles procédural susceptible de décourager les consommateurs de pouvoir bénéficier de la protection contre les clauses abusives.

Or, le point faisant difficulté est un peu différent dans la question posée dans l’arrêt du 22 septembre 2022. Dans le droit espagnol, le consommateur engageant une action visant à annuler une clause abusive (en France, à la réputer non écrite) doit supporter ses propres dépens quand une issue extrajudiciaire est trouvée. La Cour de justice, sans le dire tout à fait explicitement, condamne cette pratique au paragraphe n° 41 en y voyant un de ces obstacles substantiels de nature à empêcher le consommateur de profiter de la réglementation issue du droit de l’Union. Or, comme le rappelle le gouvernement espagnol, un « principe de correction » prétorien est dégagé par les juridictions en la matière permettant de condamner le professionnel aux dépens en pareille situation quand il est démontré que ce dernier est de mauvaise foi. Dans notre affaire, la question se discute mais il est constant que le professionnel n’a pas répondu aux sollicitations amiables avant la saisine du juge. Ce n’est que sous la pression de cette saisine qu’il a pu proposer une issue amiable. Sa mauvaise foi pourrait donc permettre aux juridictions de renvoi de le condamner aux dépens et donc de permettre au consommateur de ne pas supporter toute une série de dépenses… même si en l’état aucune annulation n’a été prononcée. C’est l’effet comminatoire de la protection contre les clauses abusives qui est à l’œuvre. Mais il n’en reste pas moins que même à ce stade précoce, certains frais ont été engagés.

La réponse est donc teintée de nuances. Une réglementation nationale peut laisser le consommateur supporter ses propres dépens quand une issue extrajudiciaire au litige sur une clause abusive est trouvée. Mais elle doit impérativement permettre au juge de tenir compte de l’éventuelle mauvaise foi du professionnel et, le cas échéant, lui laisser la possibilité de condamner ce dernier aux entiers dépens. Voici une précision fort utile ! En droit français, la question posera certainement moins de difficultés (v. sur ceci , Rép. civ., Désistement, par Y. Strickler, 2021, n° 149).