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Détournement de fonds publics : application du délit à un parlementaire

En considérant le parlementaire comme une personne chargée d’une mission de service public en ce qu’il accomplit, directement ou indirectement, des actes ayant pour but de satisfaire l’intérêt général, la Cour de cassation permet sa répression au titre du délit de détournement de fonds publics.

par Julie Galloisle 5 juillet 2018

L’arrêt rendu par la chambre criminelle le 27 juin 2018 ne laissera pas indifférente la classe politique, et plus particulièrement les parlementaires qui peuvent, selon lui, être poursuivis du chef de délit de détournement de fonds publics, réprimé à l’article 432-15 du code pénal.

En l’espèce, une enquête préliminaire avait été diligentée en décembre 2013, contre plusieurs sénateurs appartenant au groupe de l’Union pour un mouvement populaire (UMP), aujourd’hui devenu Les Républicains, laquelle avait donné lieu à l’ouverture d’une information judiciaire des chefs, dans un premier temps, d’abus de confiance et de blanchiment, dans un second temps, par réquisitoires supplétifs, de détournement de fonds publics, de recel de ce délit, de manquement à l’obligation déclarative de fin de mandat par un sénateur et de blanchiment, après qu’une note émanant du service Tracfin ait été adressée au procureur de la République. Cette note signalait l’utilisation, par plusieurs sénateurs, pour la période s’étalant entre septembre 2009 et mars 2012, des fonds qui leur étaient versés afin de rémunérer leurs collaborateurs et d’assurer leurs charges de fonctionnement, et qui n’avaient pas été consommés en totalité. Ces sénateurs avaient en effet créé une association « Union républicaine du Sénat », chargée de centraliser ces reliquats qui étaient, par la suite, reversés à plusieurs d’entre eux voire à certains collaborateurs non élus. Cinq sénateurs ont, en raison de cette utilisation, été mis en examen des chefs notamment de détournements de fonds publics et recel de ce délit. Parmi eux, le vice-président du Sénat à partir de septembre 2011, lequel bénéficiait d’une délégation de signature du trésorier du groupe UMP, a demandé l’annulation de l’ordonnance de mise en examen devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris. Selon lui en effet, les deux délits ne pouvaient être caractérisés à son encontre, et ce pour deux raisons.

D’abord, le sénateur soutenait que ces délits ne pouvaient lui être imputables, faute d’être visé, en sa qualité de parlementaire, par l’article 432-15 du code pénal.

La chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris, par arrêt du 18 décembre 2017, a cependant rejeté sa demande. Par sa solution, elle écarte en effet implicitement l’argument tiré du fait que les parlementaires n’entrent pas dans le champ d’application du délit, faute de viser les personnes titulaires d’un mandat électif public, au motif que ces derniers entrent dans une autre catégorie, celle des personnes chargées d’une mission de service public, expressément visée par l’article précité.

Après avoir rappelé que « la loi est par définition générale, devant s’appliquer au plus grand nombre, et qu’il incombe au juge de l’interpréter, de l’appliquer », les juges parisiens avaient en effet retenu qu’« il ne résulte pas de la lettre que le législateur ait entendu dispenser les parlementaires parmi lesquels les sénateurs du devoir de probité en lien direct avec les missions qui leur sont confiées », ce qui signifiait qu’ils étaient a contrario tenu d’un tel devoir. Pour en justifier, les juges relèvent que l’infraction de détournement de fonds publics figure au chapitre II du titre III du livre quatrième du code pénal intitulé « Des crimes et délits contre la nation, l’État et la paix publique », chapitre consacré aux « atteintes à l’administration publique commises par des personnes exerçant une fonction publique », ce qui englobe les parlementaires. Ils avancent en outre qu’« il résulte […] des travaux parlementaires à l’occasion de l’adoption du nouveau code pénal la volonté de retenir une conception large de la notion de dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, cette définition présentant l’avantage de substituer un critère fonctionnel évitant des énumérations fastidieuses ».

Pourtant, l’on sait que le législateur a fait expressément le choix, s’agissant d’autres infractions telles que la corruption, le trafic d’influence (C. pén., art. 432-11, s’agissant de la corruption ou du trafic d’influence passifs), la prise illégale d’intérêts (C. pén., art. 432-12) ou encore l’octroi d’avantages injustifiés (C. pén., art. 432-14), incluses dans le même chapitre II, de viser une autre catégorie de personnes, celles investies d’un mandat électif public et pour lesquelles la jurisprudence fait relever les parlementaires (Crim. 24 févr. 1893, DP 1893. 1. 393).

L’existence de cette catégorie ne signifie cependant pas pour la chambre criminelle que les parlementaires ne sont pas visés par le texte d’incrimination. Elle considère en effet la décision de la chambre de l’instruction justifiée au regard notamment du texte précité et du principe de légalité et son corollaire, le principe d’interprétation stricte de la loi pénale, dans la mesure où « est chargée d’une mission de service public au sens de l’article 432-15 du code pénal la personne qui accomplit, directement ou indirectement, des actes ayant pour but de satisfaire à l’intérêt général », ce qui comprend pour elle les parlementaires.

Cette définition de la catégorie des personnes considérées comme chargées d’une mission de service public n’est pas nouvelle. Dans un arrêt rendu en 2013, la Cour de cassation avait en effet déjà approuvé le raisonnement des juges du fond ayant reconnu une telle qualité au profit d’un dirigeant de fait d’une association aux fins de pouvoir le déclarer coupable du chef de prise illégale d’intérêt pour avoir fait souscrire, pour le compte de personnes sous tutelles, des contrats d’assurance dans des cabinets dont il était l’agent commercial. Elle avait ainsi affirmé que « doit être regardée comme chargée d’une mission de service public, au sens de l’article 432-12 du code pénal, toute personne chargée, directement ou indirectement, d’accomplir des actes ayant pour but de satisfaire à l’intérêt général », à ceci près qu’elle avait précisé qu’il importait peu que cette personne « ne disposât d’aucun pouvoir de décision au nom de la puissance publique » (Crim. 30 janv. 2013, n° 11-89.224, 4e moyen, Bull. crim. n° 33 ; Dalloz actualité, 13 mars 2013, obs. D. Le Drevo ; ibid. 2713, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et T. Potaszkin ; AJ fam. 2013. 243, obs. T. Verheyde ; AJ pénal 2013. 613, obs. J. Lasserre Capdeville ; RTD com. 2013. 600, obs. B. Bouloc ; Dr. pénal 2013. Comm. n° 73, 1re esp., obs. J.-H. Robert). Dans un autre arrêt plus récent, rendu le 20 avril 2017 en matière précisément de détournement de fonds, les juges répressifs avait également reconnu, à l’appui d’une définition identique, cette qualité au profit d’un directeur d’agence de la Banque postale (Crim. 20 avr. 2017, n° 16-80.091, 2e moyen, à paraître au bulletin, Dalloz actualité, 16 mai 2017, obs. C. Fonteix ; D. 2017. 1459 , note J. Lasserre Capdeville ; RTD com. 2017. 451, obs. L. Saenko ; JCP 2017, nos 19-20, 527, note J.-M. Brigant).

Si, dans ces arrêts comme dans la présente espèce, la Cour de cassation ne s’explique pas sur ces « actes ayant pour but de satisfaire à l’intérêt général », elle fait toutefois sienne la motivation retenue par les différents juges du fond, lesquels adoptent une approche fonctionnelle. Dans l’arrêt de 2017 notamment, la cour d’appel avait relevé que le directeur d’agence de la Banque postale, outre le fait qu’il avait été embauché en qualité de fonctionnaire et que son statut n’avait pas été modifié lors de la création de ladite banque, « était un agent d’encadrement des personnes en poste au sein de l’agence qu’il gérait en veillant à l’accomplissement de la mission de service public d’accessibilité bancaire définie par la loi ». En notre occurrence, les juges parisiens se livrent à une approche identique, en constatant que « les parlementaires sont autorisés à visiter à tout moment les locaux de garde à vue, les établissements pénitentiaires et les centres éducatifs fermés ainsi que les lieux de rétention administrative et les zones d’attente, en application de l’article 719 du code de procédure pénale qui permet aux élus de la Nation de vérifier que les conditions de détention répondent à l’exigence de respect de la personne humaine ».

En procédant de la sorte, la cour d’appel, approuvée par la Cour de cassation, révèle le caractère de puissance publique des prérogatives des parlementaires et inscrit sa solution dans la lignée de celle du Conseil d’État qui fait des prérogatives de puissance publique le critère essentiel de la mission de service public (CE, sect. cont., 22 févr. 2007, n° 264541, Lebon avec les concl. ; AJDA 2007. 793 , chron. F. Lenica et J. Boucher ; RFDA 2007. 803, note C. Boiteau ; RDSS 2007. 499, concl. C. Verot ; ibid. 517, note G. Koubi et G. J. Guglielmi ).

Indéniablement, cette solution, telle qu’ainsi interprétée, conduit à faire des personnes chargées d’une mission de service public une catégorie illimitée, dont il est aujourd’hui impossible de dresser une liste exhaustive, ni même d’en dégager des critères précis. Comme le relève un auteur, « la personne peut être investie de cette mission de manière permanente en raison de l’emploi qu’elle occupe, mais également simplement de façon ponctuelle parce qu’elle se sera vu confier une mission en particulier » (Rép. resp. puiss. publ., Responsabilité pénale des personnes publiques, 2017, par S. Corloland, spéc. n° 30). Plus largement, elle conduit à rendre inutile la catégorie des personnes titulaires d’un mandat électif public, lesquelles entrent, avec une telle définition, dans la catégorie des personnes chargés d’une mission de service public (déjà sur l’inutilité de cette catégorie, S. Corloland, préc., spéc. n° 34).

Ensuite, le sénateur soutenait que les fonds en question étaient des fonds privés et non des fonds publics, et plus largement qu’il n’y a pas eu détournement de ces fonds. Selon lui en effet, la dotation financière avait pour objet de permettre au groupe de rémunérer leurs collaborateurs et d’assurer leurs charges de fonctionnement. Or, ces collaborateurs relèvent du droit privé et ne sont pas fonctionnaires. Par ailleurs, les groupes politiques jouissent, conformément à l’article 5 du règlement du Sénat, de la libre administration de leur compte de sorte qu’il n’appartient pas à la questure de vérifier l’utilisation, par ces derniers, de ces fonds. Autrement dit, en l’absence de modalités quant à l’affectation de ces fonds, au reste considérés comme privés, il ne saurait y avoir détournement de fonds publics au sens de l’article 432-15 du code pénal.

Ces arguments sont cependant été balayés par la chambre de l’instruction, dont la solution a également, à ce niveau, été approuvée par la Cour de cassation. Après avoir en effet constaté que « la dotation financière accordée par le Sénat aux sénateurs a la nature de fonds publics », la chambre de l’instruction est venue préciser que les fonds ainsi versés « d[evai]ent […] faire l’objet d’un usage déterminé et sont destinés, soit à la rémunération de leurs collaborateurs, soit au règlement de leurs dépenses de fonctionnement et non à être transférés aux sénateurs à titre personnel, fût-ce pour une activité politiques », dans la mesure où « il résulte des dispositions de l’article 7 de l’arrêté n° 95-190 du 12 décembre 1995 que les sommes perçues par un groupe parlementaire au Sénat en application de ce texte, étaient destinées à rémunérer les assistants de son secrétariat ».

Certains tenteront peut-être de relativiser la portée du présent arrêt rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation en ce qu’il s’inscrit dans la phase préparatoire du procès. Il n’est en effet pas question, à ce stade de la procédure, de se prononcer sur la culpabilité du mis en cause, et donc sur la caractérisation du délit en tous ses éléments constitutifs, mais seulement d’apprécier objectivement si, à l’encontre de ce mis en cause, il existe des indices graves ou concordants rendant possible son implication à la commission, comme auteur ou complice, des faits considérés (V. not., Crim. 14 avr. 2015, nos 14-85.334 et 14-85.335, 2 esp., Bull. crim. nos 79 et 84, Dalloz actualité, 18 mai 2015, obs. J. Gallois ; AJ pénal 2015. 608, obs. J. Lasserre Capdeville ; RSC 2015. 895, obs. F. Cordier ). Autrement dit, il importe « simplement » que la réalisation de l’infraction apparaisse vraisemblante pour que la mise en examen soit valable, sans pour autant qu’il soit préjugé sur le fond. Car, il est certain que cette décision, prise en son premier point, intéressera outre les sénateurs en la cause, un autre ancien sénateur, devenu premier ministre sous la présidence de Nicolas Sarkozy, lequel est actuellement mis en examen du chef notamment de détournement de fonds publics pour avoir rémunéré son épouse en tant qu’assistante parlementaire et surtout connu pour avoir adopté une argumentation identique.