Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Article

Le devoir de vigilance dans la main du tribunal judiciaire (de Paris)

Dans un arrêt du 15 décembre 2021, la Cour de cassation reconnaît la possible compétence des tribunaux judiciaires pour connaître des actions portant sur le devoir de vigilance des sociétés dominantes. Quelques jours plus tard, le législateur intervenait pour confier au seul tribunal judiciaire de Paris la mise en œuvre desdites actions.

Le « devoir de vigilance » s’inscrit désormais dans le droit positif. À l’origine cantonné aux ambiguïtés du droit « mou » ou « souple », il dispose, depuis la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, d’un véritable statut juridique. Sont visées les sociétés dominantes françaises, à la tête d’un groupe ou d’un réseau d’entreprises. Celles-ci sont tenues à la vigilance sur l’activité de leurs filiales et sous-traitants, en France comme à l’étranger. Il leur appartient de prévenir les « atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement » qui pourraient intervenir dans leur sphère d’influence.

La « loi vigilance » avait comme objectif principal, certainement inachevé, de garantir au devoir de vigilance de la société dominante une véritable effectivité. La contrainte juridique a paru comme un moyen pertinent pour y parvenir. À cette fin, il a été créé deux actions distinctes, qualifiées de « préventive » et « en responsabilité » par un auteur, ayant respectivement pour siège les articles L. 225-102-4 et L. 225-102-5 du code de commerce (A. Casado, De la juridiction compétente en matière d’actions corrélatives au devoir de vigilance, BJT 2022, n° 1, p. 3). De nombreux acteurs sont invités à s’en saisir, parmi lesquels les organisations non gouvernementales (ONG) et les syndicats. Le litige d’espèce porte sur l’action préventive, ayant comme objet l’injonction faite par le juge à la société dominante de respecter ses obligations en matière d’établissement, de publicité et de mise en œuvre effective d’un plan de vigilance conforme aux dispositions de l’article L. 225-102-4 du code de commerce. L’injonction peut être accompagnée d’une astreinte et doit avoir été précédée d’une mise en demeure infructueuse (dans un délai de trois mois).

L’arrêt commenté conclut la phase procédurale d’un des premiers procès emblématiques de la loi sur le « devoir de vigilance » des sociétés dominantes. Plusieurs ONG avaient, le 24 juin 2019, mis en demeure la société Total de se conformer à sa nouvelle obligation de vigilance. Visée principalement pour son engagement en Afrique (notamment en Ouganda) et les conséquences de ses activités sur le climat, celle-ci ne leur donnait pas satisfaction dans une réponse adressée le 24 septembre 2019. Constatant l’inaction supposée de la société Total, les ONG décidaient de l’assigner devant le tribunal judiciaire de Nanterre le 29 octobre 2019.

Le litige va alors se concentrer sur l’enjeu de la compétence d’attribution. En raison du silence du législateur, la question se posait : qui, du tribunal judiciaire ou du tribunal de commerce, est compétent pour connaître des actions menées sur le fondement des articles L. 225-102-4 et L. 225-102-5 du code de commerce ? Le débat porte une évidente charge symbolique (rappr. G. Leray, Équivoque sur la compétence juridictionnelle en matière de plan de vigilance, Rev. sociétés 2021. 297 ), mais pas seulement. Il a acquis une « dimension majeure » (S. Schiller, J.-M. Leprêtre et P. Bignebat, Revirement de position sur la compétence juridictionnelle pour l’application de la loi sur le devoir de vigilance, JCP E 2021. 1323) et « stratégique » (P. Abadie, Les enseignements de la procédure sur la nature du devoir de vigilance : entre contestation relative aux sociétés commerciales et contestation relative à la responsabilité sociale, D. 2021. 614 ) incontestable. Le tribunal judiciaire est régulièrement, à tort ou à raison, considéré par les ONG et syndicats comme un « gardien des libertés » plus efficace. Les sociétés dominantes, à l’inverse, ont tendance à vouloir être jugées par leurs pairs devant le tribunal de commerce. Cette opposition traduit certainement des « conceptions différentes de l’esprit même de la loi » (H. Bérion, Quelle compétence pour la loi sur le devoir de vigilance ?, RICEA 2021. Comm. 86).

Dans une ordonnance contradictoire rendue en référé du 30 janvier 2020, le tribunal judiciaire de Nanterre relevait la « compétence exclusive des juridictions consulaires » et renvoyait l’affaire devant le tribunal de commerce de la même ville. Un appel était interjeté mais n’aboutissait pas puisque la cour d’appel de Versailles confirmait le renvoi de l’affaire devant les juges consulaires. Les ONG ne renonçaient pas et formaient un pourvoi afin d’obtenir la compétence du tribunal judiciaire. Elles étaient finalement entendues puisque la chambre commerciale de la Cour de cassation reconnaissait aux demandeurs non commerçants un droit d’option entre la « juridiction civile » et les « juridictions consulaires » (Com. 15 déc. 2021, n° 21-11.882, D. 2022. 7 ). Statuant au fond en application de...

Il vous reste 75% à lire.

Vous êtes abonné(e) ou disposez de codes d'accès :