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Article
Le devoir de vigilance environnementale des entreprises et ses cinquante nuances de vert
Le devoir de vigilance environnementale des entreprises et ses cinquante nuances de vert
La formalisation du devoir spécial de vigilance environnementale était une nécessité. Elle contribue à un renouvellement du droit des affaires et ce faisant, à un verdissement des activités économiques. Ce n’est toutefois pas une panacée. Encore faut-il qu’il intègre toutes les nuances de vert existantes et ne soit pas entendu de manière trop restrictive. Surtout, le devoir de vigilance doit être correctement appliqué par les entreprises, ce qui implique notamment qu’elles soient sanctionnées lorsque tel n’est pas le cas. Or, quelques défaillances ont pu être constatées à cet endroit, le juge faisant parfois preuve de frilosité. En France, le jugement La Poste laisse toutefois augurer – on peut en tout cas l’espérer – des temps meilleurs. Mais n’est-ce pas plus fondamentalement notre modèle économique ainsi que notre rapport à la nature que nous devrions repenser ?
Cet article est issu du dossier de la revue Justice&Cassation, Lefebvre Dalloz, 2024, revue annuelle des avocats aux Conseil d’état et à la Cour de cassation.
L’entreprise, une source de menaces pour l’environnement – Ici, comme ailleurs, les yeux sont rivés sur la responsabilité climatique de l’entreprise. Les prétoires abondent de requêtes cherchant à la contraindre à réduire ses émissions de gaz à effet de serre (GES)1 ou encore, à lui imposer de réparer les dommages qui en résultent2. Il serait erroné d’y voir une lubie de certaines ONG : sa responsabilité est également recherchée par les États3 et les industriels4. Les associés eux-mêmes n’hésitent plus à déposer des résolutions5 ou encore à saisir le juge afin que les dirigeants sociaux tiennent davantage compte du changement climatique6. Les multiples écrits sur le sujet reflètent également l’intérêt porté par la doctrine à la responsabilité climatique de l’entreprise7. Intérêt qui se comprend aisément tant les conséquences découlant du dérèglement du climat sont graves (feux de forêt, augmentation du niveau de la mer, tempêtes, sécheresses, etc.) et qu’il y a urgence à agir. Il ne faudrait pour autant pas négliger les autres atteintes à l’environnement que les activités de l’entreprise engendrent. Les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, dans leur dernière version, le rappellent. L’entreprise est aussi à l’origine de nombreuses pollutions, contribue à la déforestation, à la dégradation des océans, à une consommation excessive des ressources naturelles, à la production de déchets ou encore, nuit au bien-être animal8. Autant de nuances de vert qui s’imposent donc à elle.
La vigilance environnementale, chamboule-tout du droit des sociétés – L’entreprise, sous la pression de la société civile, a d’abord commencé à tenir compte de ces différentes préoccupations au sein de codes éthiques et autres initiatives volontaires (audits, labels, etc.), avant qu’une logique plus contraignante ne prenne progressivement le pas sur la précédente. Elle est ainsi devenue débitrice, en France, au titre de l’article L. 225-102-1 du code de commerce, retouché par l’ordonnance n° 2023-1142 du 6 décembre 2023, d’une obligation de reporting, laquelle lui impose, entre autres choses, d’indiquer comment elle appréhende les atteintes à l’environnement dans le cadre de ses activités, de celles de ses filiales et de ses relations d’affaires. Ses dirigeants sont également débiteurs d’une obligation de gestion durable dont les articles 1833 du code civil et L. 225-35 du code de commerce constituent les supports. C’est surtout d’une obligation spéciale de vigilance dont l’entreprise – et plus précisément les plus grandes sociétés qui en constituent le principal véhicule juridique – est désormais débitrice au titre de l’article L. 225-102-4 du code de commerce ; obligation qui, si elle ne constitue en réalité que la déclinaison singulière, la version renforcée de l’obligation de vigilance incombant à tout un chacun au titre des articles 1240 et 1241 du code civil9, n’en a pas moins déjà fait couler beaucoup – trop ? – d’encre10. C’est que celle-ci impose à gros traits à l’entreprise d’identifier, de prévenir et de remédier aux atteintes négatives qu’elle peut avoir sur l’environnement et les droits humains et l’invite, ce faisant, à repenser son modèle d’affaires. Or, fait certainement le plus remarquable, ce n’est pas le droit de l’environnement qui constitue le principal réceptacle de cette obligation, c’est le droit des sociétés. À la vérité, et même si cela a été critiqué, l’infusion de ce corps de règles par les enjeux environnementaux (et sociaux) se comprend aisément. La société, principale structure d’accueil de l’entreprise, a longtemps été conçue comme un instrument juridique au service de la maximisation du profit des associés. Le droit des sociétés était alors perçu, à tort ou à raison, comme un outil au service de cette ambition11. Se désintéressant des enjeux environnementaux et se focalisant sur l’enrichissement des associés, il a alors largement facilité, ou à tout le moins, n’a rien fait pour empêcher l’entreprise de nuire à l’environnement et aux droits humains12. C’est d’ailleurs pourquoi, les Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme rappellent que les États doivent, au titre de leur obligation de protéger les droits humains face aux entreprises, « faire en sorte que les autres lois et politiques régissant la création et l’exploitation courante des entreprises, comme le droit des sociétés, n’entravent pas mais favorisent le respect des droits de l’homme par ces entités »13. Le droit des sociétés ne doit ainsi plus se contenter d’organiser le fonctionnement de la société dans l’ordre interne et externe ; il doit également soutenir le développement d’une activité économique durable et soutenable14.
Retour sur la construction de la vigilance environnementale – C’est à cette mutation et à ce verdissement du droit des sociétés que contribue – même si beaucoup reste encore à faire – le devoir de vigilance. Force est pourtant de constater que son volet environnemental était à l’origine limité15 et qu’il ne s’est construit qu’au fil du temps16. Le devoir spécial de vigilance des entreprises trouve essentiellement sa source dans les travaux de l’ONU et plus particulièrement dans les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme de 2011. Or, ce texte se concentre sur les droits humains et ne se réfère à aucun moment au climat ou à l’environnement17. Certes, le principe 12 prend soin de préciser que, « suivant les circonstances, il peut être nécessaire pour les entreprises d’envisager d’autres normes » et donc, celles du droit de l’environnement. Certes, encore, les atteintes à l’environnement peuvent être appréhendées indirectement, par le truchement des droits humains18. C’est l’approche qui est d’ailleurs retenue par la Cour européenne des droits de l’homme ainsi que par la plupart des organes de protection des droits de l’homme. La Commission philippine des droits de l’homme a ainsi pu apprécier, à la demande de Greenpeace, les atteintes aux droits humains résultant des activités des Carbon Majors19. Cette approche anthropocentriste n’en demeure pas moins trop restrictive. Elle laisse notamment de côté les atteintes à l’environnement qui seraient dénuées de conséquences pour la personne humaine et ce, alors qu’elles peuvent être tout aussi graves (disparition d’espèces animales ou végétales, par ex.). Une approche holistique du devoir de vigilance, revêtant une dimension environnementale à part entière, devrait donc être retenue.
Les acteurs de la construction – Le législateur, d’une part et le juge, d’autre part, jouent à cet égard un rôle majeur, en façonnant, tous deux, la vigilance environnementale dont le contenu s’avère largement protéiforme.
La vigilance environnementale imposée par le législateur
Émergence de lois spéciales – Plusieurs législations ont commencé à se faire les relais du devoir de vigilance des entreprises, contribuant ce faisant à le faire sortir de la sphère de la soft law20. Le législateur, lorsqu’il s’est saisi de ce devoir afin de discipliner l’entreprise mondialisée, ne l’a toutefois pas toujours revêtu d’une dimension environnementale apparente, préférant se concentrer, à l’image des Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, sur les droits humains. Le Dutch Child Labour Due Diligence Act, adopté en 2019 aux Pays-Bas, envisage ainsi exclusivement les pires formes de travail des enfants21. La loi norvégienne sur le devoir de vigilance22 est également dépourvue de dimension environnementale. Elle ne traite que des droits humains et des conditions de travail au sein de la chaîne d’approvisionnement. L’ordonnance suisse sur le devoir de diligence et de transparence dans les domaines des minerais et des métaux provenant de zones de conflit et du travail des enfants, entrée en vigueur le 1er janvier 2022, en est également dépourvue. Cette lacune est d’autant plus regrettable que l’initiative populaire pour les « entreprises responsables » envisageait d’inscrire au sein de la Constitution suisse un devoir de vigilance qui pour sa part, était teinté de vert23. Certaines obligations de vigilance sont au contraire expressément dotées d’un volet environnemental. Plusieurs modèles coexistent à cet égard, dont il convient de préciser les avantages et les inconvénients.
L’exposé des modèles
L’obligation spéciale de vigilance environnementale imposée au niveau national – L’obligation de vigilance environnementale peut être ciblée. L’Australian Illegal Logging Prohibition Act de 2012 et le UK Environment Act du 9 novembre 2021 font ainsi peser sur l’entreprise une obligation de diligence raisonnable concernant l’importation illégale de bois et la déforestation. D’autres textes introduisent au contraire une obligation de vigilance environnementale plus générale. L’article L. 225-102-4 de notre code de commerce impose ainsi à certaines sociétés de prévenir et de remédier aux atteintes graves aux droits humains et à « l’environnement » qui pourraient résulter de leurs activités propres, de celles de leurs filiales ou encore de leurs fournisseurs et sous-traitants avec lesquels une « relation commerciale établie » est entretenue. Un choix du législateur français qui fut d’ailleurs largement conforté par la décision QPC du 31 janvier 2021 au sein de laquelle le Conseil constitutionnel a affirmé – et cette affirmation est extrêmement stimulante dans la logique de la reconnaissance des obligations extraterritoriales des États24 – que « l’objectif de protection de l’environnement ne se limite pas à la protection de l’environnement national. Il revêt une portée universelle dont s’infère la possibilité pour le législateur de promouvoir cette protection partout sur la planète »25. L’obligation spéciale de vigilance environnementale permet ainsi de donner corps à cette puissante affirmation. Le droit allemand oblige de son côté les entreprises de plus de 1 000 employés, et ce depuis le 1er janvier 202426, à déployer un processus de vigilance afin de gérer les risques que leurs activités font peser sur l’environnement. Il le fait toutefois de façon plus restrictive que le droit français. Alors que ce dernier vise, de manière générale, les atteintes à « l’environnement », la loi allemande énumère de façon précise, en annexe, les atteintes à l’environnement que les entreprises doivent gérer. Elles sont ainsi tenues, entre autres, d’exercer leurs activités conformément aux Conventions de Minamata sur le mercure27, de Bâle sur le contrôle des mouvements transfrontières des déchets dangereux et de leur élimination28, de Stockholm sur les polluants organiques persistants29 ou encore de prévenir et de remédier aux pollutions de l’eau, des sols ou de l’air dès lors que lesdites pollutions ont un impact négatif sur les droits humains (santé, accès à l’eau, à la nourriture, etc.)30. On ne peut ici que regretter l’approche excessivement anthropocentriste retenue, ces pollutions pouvant être extrêmement graves indépendamment de toute atteinte portée à un intérêt humain. Une approche qui détonne d’ailleurs avec les Principes directeurs de l’OCDE qui rappellent que les impacts négatifs sur l’environnement doivent être entendus comme « des changements significatifs de l’environnement ou des biotes qui ont des effets dommageables sur la composition, la résilience, la productivité ou la capacité d’accueil des écosystèmes naturels et gérés, ou sur le fonctionnement des systèmes socio-économiques, ou sur les individus »31. Les atteintes à l’environnement devraient ainsi retenir l’attention des entreprises, indépendamment des répercussions qu’elles ont sur la personne humaine.
L’obligation spéciale de vigilance environnementale imposée au niveau européen – Le législateur européen s’est lui aussi saisi de la vigilance environnementale. Il l’a d’abord imposée de manière sectorielle au travers, par exemple, du Règlement bois de l’Union européenne (RBUE) de 2013 qui ambitionne de lutter contre l’importation de bois illégal32, avant de l’envisager de manière plus englobante au sein de la directive sur le devoir de vigilance33. L’article 3 de ce texte, tel qu’adopté par le Parlement européen en avril 2024, enjoint à certaines entreprises de prévenir et de remédier à leurs incidences négatives sur l’environnement, lesquelles sont entendues comme celles « résultant de la violation de l’une des interdictions et obligations énumérées à l’annexe, partie I […] et à la partie II de l’annexe de la présente directive ». Une méthode similaire à celle employée par le législateur allemand, procédant par renvoi à des Conventions a donc été retenue. Le texte européen est toutefois plus complet. Si l’on y retrouve la plupart des conventions envisagées par le droit allemand (Conventions de Minamata, de Bâle ou encore de Stockholm), y figurent aussi la Convention sur la diversité biologique34, la Convention CITES35 ou encore, la Convention de Ramsar sur les zones humides36. Surtout, la pollution des mers par les navires, initialement occultée, a fini par être intégrée au sein de l’annexe 2 de la directive. On y trouve désormais une référence au riche corpus juridique élaboré ces dernières années sous l’égide de l’OMI et traitant des rejets d’hydrocarbures, de substances nocives ou encore de déchets en mer par les navires (Convention MARPOL et ses annexes, etc.). La Convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982, dite « de Montego Bay », y apparaît elle aussi. On peut en revanche regretter que seul son article 210, relatif à la pollution par immersion soit évoqué et ce alors qu’un renvoi à l’article 192, parce qu’il inclut...
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