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Devoir de vigilance : quel tribunal compétent ?

La mise en cause d’une entreprise pour manquement à son devoir de vigilance relève du tribunal de commerce.

par Philippe Métais et Élodie Valettele 11 janvier 2021

La loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre (la « loi Vigilance ») a instauré, pour chaque société qui emploie au moins cinq mille salariés elle-même et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins dix mille salariés elle-même et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger, l’obligation d’élaborer, publier et mettre en œuvre un plan de vigilance destiné à prévenir les risques d’atteintes graves aux droits humains et aux libertés fondamentales, à la santé et à la sécurité des personnes ainsi qu’à l’environnement, pouvant résulter de ses activités et de celles des sociétés qu’elle contrôle et de ses sous-traitants ou fournisseurs habituels.

Il sera rappelé que la loi Vigilance a édicté deux séries de dispositions visant à assurer le respect effectif du devoir de vigilance et à sanctionner les éventuels manquements et défaillances des sociétés assujetties :

• l’action préventive en cessation de l’illicite, sur le fondement de l’article L. 225-102-4, II, du code de commerce, qui peut être mises en œuvre dans un délai de trois mois à compter de la mise en demeure de se conformer aux obligations de vigilance adressée à l’entreprise visée et qui tend à voir enjoindre à cette dernière, le cas échéant sous astreinte, de les respecter. Ce premier mécanisme judiciaire intervient donc avant l’intervention d’un quelconque dommage ;

• l’action en responsabilité, sur le fondement de l’article L. 225-102-5 du code de commerce, qui suppose la démonstration d’une faute (manquement au devoir de vigilance), d’un dommage (conséquence d’« atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement ») et d’un lien de causalité entre le non-respect du devoir de vigilance et la survenance du dommage. Ce second mécanisme judiciaire intervient une fois le dommage survenu.

Le rapport du Conseil général de l’économie (CGE) portant sur l’évaluation de la mise en œuvre de la loi n° 2017-339 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre remis au ministère de l’Économie et des Finances le 21 février 2020 dresse un premier bilan mitigé de son application.

Les premières mise en demeure ont été adressées et les premières actions judiciaires ont été initiées sur le fondement de la loi Vigilance.

Le 10 décembre 2020, la cour d’appel de Versailles, en confirmant les ordonnances rendues par le président du tribunal judiciaire de Nanterre statuant en référé, juge que la mise en cause d’une entreprise pour manquement à son devoir de vigilance relève du tribunal de commerce.

Dans le cadre de l’une des premières actions judiciaires, initiée le 29 octobre 2019 à l’encontre d’un grand groupe français, des associations et ONG sollicitaient du président du tribunal judiciaire de Nanterre statuant en référé qu’il ordonne des actions urgentes pour faire cesser le trouble manifestement illicite résultant de la méconnaissance par l’entreprise visée de ses obligations en matière de vigilance et, à titre subsidiaire, qu’il lui enjoigne, sous astreinte, d’établir et de publier un ensemble de mesures dans son plan de vigilance propres à prévenir les risques identifiés dans la cartographie des risques et prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement résultant notamment des activités de l’entreprise visée, de ses filiales et de leurs sous-traitants dans la conduite de projets et de mettre en œuvre ce plan de vigilance.

Par deux ordonnances du 30 janvier 2020 (ord. TJ Nanterre, réf., 30 janv. 2010, n° 19/02833, D. 2020. 970 , note N. Cuzacq ), le président du tribunal judiciaire de Nanterre s’est déclaré incompétent au profit du tribunal de commerce de Nanterre pour connaître d’une action en cessation de l’illicite engagée sur le fondement de l’article L. 225-102-4, II, du code de commerce. Ainsi, après avoir relevé que « les dispositions de l’article L. 225-102-4, sur lesquelles les associations fondent leur action, sont inscrites dans le code de commerce, dans son titre II portant dispositions particulières aux diverses sociétés commerciales, dans le chapitre V concernant les sociétés anonymes et plus particulièrement la section 3 relative aux assemblées d’actionnaires », le président ajoute que le plan de vigilance « est au cœur de la vie sociale, avec une éventuelle incidence sur le pacte social dès lors que ces informations sont soumises à ses organes décisionnels » et que « la mise en œuvre du plan de vigilance implique l’organisation (actions d’atténuation, de prévention et d’alerte) et le fonctionnement de la société (suivi des mesures et évaluation de leur efficacité) soit par un contrôle de ses filiales, soit par l’influence exercée sur ses sous-traitants », avant de conclure que « le plan de vigilance et son compte rendu de mise en œuvre font ainsi partie intégrante de la gestion de la société », de sorte qu’« au regard des obligations incombant aux sociétés commerciales au titre du devoir de vigilance, l’élaboration et la mise en œuvre du plan de vigilance participent donc directement du fonctionnement de ces sociétés ». Le président s’était ainsi déclaré incompétent au profit du tribunal de commerce de Nanterre statuant en référé pour connaître de la demande d’injonction sous astreinte relative à la mise en œuvre du plan de vigilance.

Quelques jours avant l’instauration de la première période d’urgence sanitaire, les associations et ONG ont interjeté appel des ordonnances susvisées en ce qu’elles ont renvoyé les affaires devant le tribunal de commerce de Nanterre statuant en référé. Dans le cadre des débats en cause d’appel, elles sollicitaient de la cour d’appel l’infirmation des ordonnances et formulaient une demande d’évocation au regard de l’urgence et de la portée de l’affaire, s’agissant de la première application de la loi Vigilance.

La cour d’appel de Versailles prend tout d’abord soin de rappeler que seule l’application d’une règle spéciale peut justifier une dérogation à la compétence de droit commun du tribunal judiciaire et qu’en l’occurrence, l’article L. 225-102-4, II, du code de commerce, qui donne à la juridiction compétente le pouvoir connaître d’une action en cessation de l’illicite, n’édicte aucune règle spéciale.

C’est au terme d’une démonstration en deux étapes fondée sur l’application des dispositions de l’article L. 721-3, 2° et 3°, du code de commerce – selon lesquelles les tribunaux de commerce connaissent des contestations relatives aux sociétés commerciales et de celles relatives aux actes de commerce entre toutes personnes – que la cour décide d’une compétence des juges consulaires pour connaître de l’action en cessation de l’illicite engagée sur le fondement de l’article L. 225-102-4, II, du code de commerce.

La démonstration d’un lien direct entre le plan de vigilance, son établissement et sa mise en œuvre, d’une part, et la gestion de la société commerciale dans son fonctionnement, d’autre part

La cour se réfère à l’insertion des dispositions relatives à la loi Vigilance dans le code de commerce « dans le titre II portant sur les sociétés commerciales, au chapitre V concernant les sociétés anonymes et dans la section 3 relatives aux assemblées des actionnaires ». Elle relève également que le plan de vigilance et le compte rendu de sa mise en œuvre figurent en annexe du rapport annuel de gestion, que le plan de vigilance intégré au rapport de gestion est présenté à l’assemblée générale des actionnaires, par les organes de gestion, le conseil d’administration ou le directoire. Selon la cour, « l’intégration de ces enjeux sociaux et environnementaux à l’activité commerciale […] a nécessairement une incidence sur le fonctionnement de l’entreprise ». Elle ajoute, par référence à la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises (loi Pacte), que le fonctionnement de la société et donc sa gestion sont concernés par le plan de vigilance.

La qualification du plan de vigilance d’acte de gestion d’une société commerciale exclut l’exercice de l’option de compétence prévue à l’article L. 721-3, 3°, du code de commerce au profit des juges civils.

Il sera rappelé que la Cour de cassation juge de manière séculaire (Civ. 8 mai 1907, DP 1911. 1. 222 ; Cass., req., 1er juill. 1908, DP 1909. 1. 11 ; Civ. 6 mai 1930, DH 1930. 363 ; Civ. 22 juin 1943, DC 1944. Jur. 83) qu’en cas de litige entre deux parties dont l’une seulement est commerçante ou à propos d’un acte qui n’est commercial que pour l’une d’elles, la partie non commerçante dispose d’une option et peut saisir soit le tribunal de commerce, soit le tribunal civil compétent.

En l’occurrence, dès lors que c’est la société assujettie « qui établit et met en œuvre un plan de vigilance relatif à [son] activité et [celle] de l’ensemble des filiales ou sociétés qu’elle contrôle », le plan de vigilance ne saurait avoir ni la nature d’acte civil ni celle d’acte mixte.

Enfin, la cour d’appel déboute les associations de leur demande d’évocation considérant au visa de l’article 88 du code de procédure civile qu’il n’est pas de bonne justice de priver l’entreprise visée du bénéfice du double degré de juridiction.

Au préalable, elle relève que l’urgence dont se prévalent les associations n’est plus caractérisée dans la mesure où le plan de vigilance objet de la mise en demeure ayant donné lieu à la mise en œuvre de l’action préventive en cessation de l’illicite a été amendé puisque deux autres plans ultérieurs ont été publiés sans qu’ils aient fait l’objet de mises en demeure.

On pouvait légitimement s’interroger sur le point de savoir si, à la lumière de ces décisions, le tribunal de commerce, plutôt que le tribunal judiciaire, sera également compétent pour connaître d’une action en responsabilité sur le fondement de l’article L. 225-102-5 du code de commerce. À cet égard, la cour d’appel de Versailles a pris soin de relever « que l’examen du respect de l’obligation d’établissement et de mise en œuvre du plan de vigilance par une société commerciale, qui peut faire l’objet d’une injonction en application du texte litigieux, n’est pas celui de ses manquements éventuels qui ne pourraient être reprochés et appréciés que sur le fondement de la responsabilité de l’entreprise à laquelle se consacre l’article L. 225-102-5, grâce à une action en réparation dont la cour n’est pas saisie. La compétence pour juger chacune de ces deux actions qui répondent à leur propre logique et reposent sur des fondements juridiques distincts, l’une tendant à obtenir une injonction de faire, l’autre tendant à obtenir réparation, peut donc être différente ». Il n’est donc pas exclu que ces deux actions puissent relever de la compétence de juridictions différentes.

D’autres questions « stratégiques » préoccupent les professionnels du droit. Le périmètre des entreprises concernées, les mécanismes de sanction judiciaire prévus, la compétence d’attribution, la compétence territoriale et la loi applicable au litige, l’intérêt à agir, l’appréciation des manquements allégués au devoir de vigilance, etc., feront nécessairement l’objet d’âpres discussions devant les juridictions (P. Métais et E. Valette, Stratégie contentieuse et devoir de vigilance, D. Avocats 2020. 235 ).

Le législateur européen pourrait par ailleurs donner naissance à une réglementation contraignante sur le devoir de vigilance des donneurs d’ordre vis-à-vis de leurs sous-traitants en matière de droits humains et d’environnement (cette annonce a eu lieu lors d’une conférence en ligne organisée par le groupe de travail du Parlement européen sur la responsabilité des entreprises) d’ici 2021.

Au niveau national, on observera que la loi Pacte a généralisé un mouvement législatif incitant les entreprises à être plus attentives à leur environnement sociétal. Si les prémices de ce mouvement visaient essentiellement les grandes sociétés – avec l’obligation de mettre en place et en œuvre un devoir de vigilance ou encore de procéder à une déclaration de performance extrafinancière – les changements apportés au droit commun des sociétés par la loi Pacte doivent conduire chaque groupement, quelle que soit sa forme ou sa taille, à s’interroger sur l’opportunité mais aussi les risques liés aux enjeux sociaux et environnementaux. Ces enjeux sont à la fois un nouvel outil de communication pour les entreprises et une nouvelle source de responsabilité des acteurs sociaux.

Pour reprendre les termes du rapport du Conseil général de l’économie : « tous les recours devront être suivis de près pour en analyser la portée ».