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Didier Lombard : « Il y a quand même un mort dans ce dossier »

Après six semaines d’audience, le cas du suicide de Michel Deparis, qui a bouleversé l’entreprise et fait basculer l’enquête, a été évoqué à l’audience ce jeudi 13 juin.

par Julien Mucchiellile 14 juin 2019

Lorsque Didier Lombard découvre la lettre que l’architecte réseau Michel Deparis a laissée avant de se suicider le 14 juillet 2009, il est ému mais vigilant. Une anomalie rédactionnelle lui saute aux yeux : « Les deux premiers paragraphes sont rédigés comme un tract syndical et la suite comme un mot émanant de lui, avec des mots qui sont les siens. » Jeudi 13 juin, Me Sylvie Topaloff, en partie civile, demande à l’ancien président de France Télécom ce qu’il voulait dire par « cette lettre d’adieu ressemble à un tract ». Sa situation n’est plus la même, il est désormais prévenu de harcèlement moral au travail auprès de six autres anciens dirigeants et de la personne morale qu’il dirigeait à l’époque, représentée par son secrétaire général, Nicolas Guérin. Il se racle la gorge : « Cette lettre, elle est parfaite, je retire ce que j’ai dit à cette époque-là. J’étais quand même très ému par le suicide de monsieur Deparis. Je pense qu’il faudrait qu’on s’arrête une seconde pour réfléchir à la mémoire de cet homme. Il y a quand même un mort dans ce dossier. »

Didier Lombard improvise ensuite un hommage appuyé au talent du défunt : « C’est un art extraordinaire, cette espèce de dimensionnement des réseaux. C’était un leader technologique extraordinaire, seulement, lui, il ne le savait pas. Monsieur Deparis a surévalué la difficulté de passer de l’un à l’autre. Ce n’était pas un technicien ordinaire. Moi, la disparition d’un homme de ce niveau, ça m’a rendu triste ». Car Didier Lombard aime les ingénieurs.

Le cas de Michel Deparis a tourneboulé l’entreprise, lorsque, le 15 juillet 2009, les personnels ont appris son suicide. Il a gagné le statut « d’emblématique » au sein de la cohorte des désespérés qui ont mis fin à leur jour, ont tenté de le faire ou, anéantis, ont quitté l’entreprise profondément dépressifs et qui, à la barre depuis plusieurs semaines, racontent leur vécu la voix tremblante.

« Vous l’avez présenté, dit Me Topaloff à la présidente, comme un dossier emblématique, en disant qu’il y avait comme un avant et un après. On peut dire que ce sont les débuts du caractère public de la crise. Dans ce dossier, à travers la personne de Monsieur Deparis, se condensent tous les travers et les reproches qui sont faits au management de France Télécom. On a à peu près tous les ingrédients qui conduisent à détruire l’équilibre d’un homme parfaitement équilibré, expert dans son domaine, l’architecture de réseau. Toutes ces choses peuvent se raccrocher à la politique générale de l’entreprise. »

Pourtant, l’inspection générale des affaires sociales (IGAS), après enquête, a estimé que la qualification d’accident de service ne s’appliquait pas au cas présent, mais, dans une « volonté d’apaisement » (Louis-Pierre Wenès), elle lui fut accordée.

Du fait de l’écho médiatique, la gestion de ce cas fut délicate et des bourdes furent commises. Nicolas Guérin vient spontanément à la barre pour éclaircir les choses : « On est à l’époque face au cas de Monsieur Deparis qui est extrêmement reconnu. En octobre 2010 : il faut trouver une solution qui ne soit pas une reconnaissance de la responsabilité pénale, qui ne soit pas perçue comme une volonté de museler la famille de venir au procès, alors on décide de faire comme s’il était “support de famille”, ce qui n’est pas le cas, et de débloquer les 41 000 €. » « Cette solution me semble humaine et habile », écrit-il dans un mail à l’époque. Un peu gêné à la barre, Nicolas Guérin se reprend : « La formulation, je vous l’accorde, est lamentable, mais je veux défendre la volonté de Stéphane Richard qui décide de la libération du capital pour aider la famille. » La somme de 41 000 € comme « prix de la vie » fait vrombir la part syndicaliste du public de l’audience correctionnelle.

« C’était l’époque des cost killers, le but ultime était de “dégraisser” à tout prix »

Michel Deparis, entré à France Télécom en 1980 en qualité de technicien, était architecte réseau au sein de l’unité de pilotage réseau (UPR) du Sud-Est. Il était l’un des meilleurs spécialistes de son domaine, la 2G. En 2006, on lui demande de « basculer » dans la technique de la 3G. « Le manque de formation lui a été préjudiciable. Il y avait aussi des problèmes d’outils informatiques mal adaptés à ces nouvelles techniques », rapporte un collègue aux magistrats instructeurs. À cela s’ajoute une surcharge de travail et une urgence permanente, due notamment. « En ce qui concerne Michel Deparis, sa hiérarchie lui demandait toujours plus de performance et de rentabilité en lui enlevant toujours un peu plus de moyens à sa disposition », témoigne un autre collègue. Un autre explique : « Il était professionnellement sous pression […], sa descente aux enfers s’est accélérée à son retour de congé, début juillet 2009 […], il a constaté que les dossiers s’étaient entassés sur son bureau ; il nous disait qu’il n’y arrivait plus et qu’il ne savait plus comment faire pour faire face. »

Cette urgence s’inscrit dans une désorganisation totale de l’entreprise, dont Michel Deparis, dans sa lettre, fait grief à son employeur. Les UPR de Marseille et de Lyon étaient vouées à fusionner, occasionnant une baisse importante des effectifs pour l’ensemble des fonctions transverses. Michel Deparis s’est senti menacé, à tort ou à raison. À tort, selon Didier Lombard, qui explique au tribunal qu’il était un des seuls experts dans son domaine (« Est-ce qu’on allait supprimer son poste ? Il faudrait être complètement stupide pour le faire. »). Mais « c’était l’époque des cost killers, le but ultime était de “dégraisser” à tout prix », raconte un autre collègue aux juges d’instruction.

« Je me suicide à cause de mon travail à France Télécom. C’est la seule cause. »

Cette ambiance a plongé le sérieux, consciencieux, compétent, respecté et grand sportif Michel Deparis dans un grand désarroi, jusqu’à modifier son aspect physique, « il avait des difficultés à parler, j’ai constaté début juillet [2009] qu’il se déplaçait en traînant les pieds », dit l’un, « je l’ai vu petit à petit s’enfoncer dans une sorte de déprime, voire de dépression », dit l’autre.

La réaction hiérarchique s’est avérée tardive. Le manager de Michel Deparis, qu’il ne met pas en cause, s’entretient avec lui début juillet 2009. « Michel a émis des doutes par rapport à ses compétences sur son poste. Cette attitude pouvait paraître surprenante compte tenu des capacités reconnues de Michel. J’ai rassuré Michel à ce sujet et je l’ai conforté sur sa reconnaissance au sein de l’entreprise. » Didier Lombard ne comprend pas cette angoisse : « La 2G et la 3G, c’est quasiment la même chose. M. Deparis a surévalué la difficulté de passer de l’un à l’autre. » Un leader si extraordinaire ? « Y a des gens formidables qui disent qu’ils ne sont pas capables, c’est pas pour autant qu’ils demandaient une formation », ajoute Me Frédérique Beaulieu, en défense. Michel Deparis, deux années consécutives, a été privé d’assister à une réunion des architectes réseau, pour des raisons budgétaires – il était le seul dans ce cas. « Comment voulez-vous qu’il ne se sente pas fragilisé ? », lance Me Topaloff. « En deux mots : c’est idiot », déplore Didier Lombard.

Et le 14 juillet 2009, Michel Deparis écrit : « Je me suicide à cause de mon travail à France Télécom. C’est la seule cause. »

 

 

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