Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Article

Discrimination : l’aménagement probatoire n’exclut pas le référé probatoire

L’allègement de la charge de la preuve prévu en matière de discrimination à l’article L. 1134-1 ne fait pas obstacle à une demande en référé – sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile – de la communication par l’employeur de tous les éléments permettant une comparaison des salariés embauchés à la même période.

Le salarié qui a le sentiment d’être discriminé peut-il demander en référé, avant tout procès, la communication d’éléments RH afin de conforter – ou infirmer – ce sentiment ? C’est ce qu’a souhaité faire en l’espèce un salarié de Canal+. Estimant sa carrière freinée par son employeur en raison de ses activités syndicales, le salarié a voulu constituer un « panel » pour démontrer la différence de traitement qui l’affecte. La technique des panels (V.-A. Chappe, La preuve par la comparaison : méthode des panels et droit de la non-discrimination, Sociologies pratiques, vol. 23, n° 2, 2011, p. 45), largement éprouvée et admise par la Cour de cassation n’est cependant pas des plus évidentes à mettre en œuvre. Le salarié va se heurter à la difficulté de récupérer les éléments lui permettant de comparer sa situation (passée et présente) à celle de ses collègues. Cela nécessite en effet un travail de recherche dans les registres du personnel et l’extraction des fiches de paie de tous les salariés embauchés à la même période sur les mêmes fonctions, les formations auxquels les uns et les autres ont eu droit, etc. Au-delà des difficultés d’accès à ces documents, tous détenus par les services RH, ils constituent pour certains des données personnelles (CNIL, Mesure de la diversité et protection des données personnelles, Rapport, 15 mai 2007, p. 6) pour les salariés dont on cherchera à connaître la rémunération et l’évolution de carrière. Le bulletin de salaire à lui seul révèle non seulement les fonctions exercées, la rémunération, mais aussi l’adresse, le numéro de sécurité sociale, et aujourd’hui le taux d’imposition. Autant d’informations que beaucoup de salariés ne souhaitent pas nécessairement voir communiquer à leur collègue.

Deux questions se posent donc à la chambre sociale. Le référé probatoire est-il justifié ? Et l’atteinte portée à la vie privée des salariés dont on va communiquer les informations personnelles est-elle proportionnée ?

Concernant le bien-fondé du référé probatoire, celui-ci est prévu à l’article 145 du code de procédure civile pour tout justiciable « s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige ». Pour la cour d’appel, le régime probatoire prévu à l’article L. 1134-1 du code du travail rend inutile le référé probatoire puisque le salarié n’a pas à « établir » l’existence d’une discrimination, et doit simplement présenter des éléments de fait la laissant supposer (art. L. 1134-1).

L’argument ne manque pas d’intérêt. On pourrait en effet considérer qu’admettre le référé probatoire ne ferait qu’encourager une course à l’armement qui ne ferait qu’accroître le travail des juridictions et conduirait au fil du temps à ce que le salarié ne lance une action qu’une fois certains d’avoir en sa possession tous les éléments démontrant l’existence de la discrimination. Ce qui n’était pas l’objectif de l’aménagement probatoire.

Cependant, l’aménagement probatoire n’a fait que déplacer le problème. Il fonctionne parfaitement face à un employeur incapable de justifier et d’objectiver ses prises de décisions. Mais dans les entreprises rompues à l’exercice, le débat probatoire s’est déplacé sur le terrain de la justification et de sa pertinence, ce qui implique pour le salarié de disposer d’autant d’éléments que l’employeur pour pouvoir se défendre. En effet, face aux panels fournis par les salariés, les employeurs se sont mis à fournir des « contre-panels » où ils sélectionnent avec beaucoup de minutie les personnes qu’ils choisissent d’y intégrer. Ce travail d’exclusion consiste pour l’employeur à jouer sur le défaut de comparabilité des situations.

La Cour de cassation rompt avec cette dynamique en admettant le référé probatoire. Elle estime que « la procédure prévue par l’article 145 du code de procédure civile ne peut être écartée en matière de discrimination au motif de l’existence d’un mécanisme probatoire spécifique ».

Ce faisant elle permet d’imposer à l’employeur la communication de toutes les pièces utiles au salarié pour évaluer sa situation en évitant toute rétention d’information. Dès le début du procès pour discrimination, s’il a lieu, l’ensemble des parties auront accès à l’ensemble des éléments de comparaison, le juge sera dès lors plus à même d’apprécier la pertinence du périmètre de comparaison choisi par chacune des parties pour la constitution de son panel.

Cette solution n’est pas inédite. En 2012, la Cour de cassation avait eu l’occasion de valider le recours à la procédure du référé probatoire, celle-ci « n’étant pas limitée à la conservation des preuves et pouvant aussi tendre à leur établissement ». Elle avait ainsi estimé que « c’est dans l’exercice de son pouvoir souverain que la cour d’appel a retenu que les salariées justifiaient d’un motif légitime à obtenir la communication de documents nécessaires à la protection de leurs droits, dont seul l’employeur disposait et qu’il refusait de communiquer » (Soc. 19 déc. 2012, n° 10-20.526, Dalloz actualité, 18 janv. 2013, obs. M. Peyronnet ; D. 2013. 92 ; ibid. 1026, obs. P. Lokiec et J. Porta ; ibid. 2802, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Darret-Courgeon ; Dr. ouvrier 2013. 287, obs. Mazardo et Riandey ; JSL 2013, n° 338-2 ; JCP S, 2013, n° 21, obs. Cesaro ; Gaz. Pal. 2013, n° 17, obs. Berleaud ; ibid., n° 145, obs. Amrani-Mekki). Le niveau de contrôle de la Cour de cassation semble aujourd’hui durci puisqu’elle retient cette fois une violation de la loi par la cour d’appel pour avoir écarté l’application de l’article 145 en matière de discrimination.

Si sur le principe il est possible d’avoir recours au référé probatoire en matière de discrimination, faut-il encore que la nature et le contenu des documents demandés par le salarié ne portent pas une atteinte démesurée à d’autres intérêts.

En l’espèce l’employeur avait, la veille de l’audience devant le conseil de prud’hommes, transmis dix bulletins de paie de salariés se trouvant dans une situation comparable au demandeur. Le juge s’y est laissé prendre en estimant que cette communication partielle de pièces suffisait et rendait inutile de faire droit à la communication de l’ensemble des pièces demandées dans le cadre du référé.

Estimant que la cour d’appel « a apprécié la légitimité, non pas de la mesure sollicitée par le salarié mais de la suffisance des pièces que l’employeur a sélectionnées et décidé de communiquer la veille de l’audience devant le conseil de prud’hommes », ce dernier développe un moyen en ce sens.

La Cour de cassation annule la décision d’appel sur ce point, elle estime qu’« en statuant ainsi, sans rechercher, d’abord, si la communication des pièces demandées par le salarié n’était pas nécessaire à l’exercice du droit à la preuve de la discrimination alléguée et proportionnée au but poursuivi et ensuite, si les éléments dont la communication était demandée étaient de nature à porter atteinte à la vie personnelle d’autres salariés, sans vérifier quelles mesures étaient indispensables à l’exercice du droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi, au besoin en cantonnant le périmètre de la production de pièces sollicitées, la cour d’appel a violé les textes susvisés ».

La stratégie de l’employeur consistant à transmettre des éléments de comparaison – triés sur le volet – à la veille de l’audience ne saurait être admise et c’est heureux. La Cour rappelle à cette occasion que le juge doit également procéder à un contrôle de proportionnalité entre, d’une part, le droit au respect de la vie privée et, d’autre part, le droit à la preuve, ce qu’elle suggère de faire au visa des « articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 9 du code civil et 9 du code de procédure civile ». Ainsi, « le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi ».

La logique est similaire à sa précédente décision, qui avait également mis en balance à l’époque le respect du secret des affaires invoqué par l’entreprise pour refuser la communication des pièces : « le respect de la vie personnelle du salarié et le secret des affaires ne constituent pas en eux-mêmes un obstacle à l’application des dispositions de l’article 145 du code de procédure civile, dès lors que le juge constate que les mesures demandées procèdent d’un motif légitime et sont nécessaires à la protection des droits de la partie qui les a sollicitées » (Soc. 19 déc. 2012, nos 10-20.526 et 10-20.528, préc.).

Une question demeure en suspens, est-ce que le salarié a dû démontrer avoir un doute quant à l’existence d’une discrimination pour obtenir toutes ces pièces ?

Dans un arrêt du 3 décembre 2008, la chambre sociale avait refusé d’ordonner la communication des bulletins de salaire des collègues d’un salarié se prétendant victime d’une discrimination syndicale (Soc. 3 déc. 2008, n° 07-42.976, non publié), le juge retenant que la discrimination syndicale était peu probable puisque le salarié n’apportait la preuve d’aucune activité syndicale. Ce filtre, aussi léger soit-il, devrait rassurer les employeurs quant aux risques de recours systématique pour obtenir ces éléments.
Même s’il faut bien admettre qu’il serait intéressant que les salaires versés par l’employeur à ses travailleurs fassent l’objet d’une publication sur l’intranet pour une parfaite transparence. On constate néanmoins que « la combinaison des dispositions probatoires de droit commun avec celles plus favorables, relevant du domaine de la discrimination en droit du travail, conduit à élargir les possibilités de demander la délivrance d’une injonction de produire » (A. Varnek et M. Keim-Bagot, Discrimination syndicale et injonction de produire une pièce détenue par l’employeur, RDT 2009. 105 ).