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La distinction entre l’open data et l’accès aux décisions de justice

par Bertrand Cassarle 19 juillet 2019

À l’heure de la transformation numérique de la justice et de l’instauration du portail Portalis par la Chancellerie – véritable juridiction plateforme (v. Dalloz actualité, 31 mai 2019, obs. C. Bléry, T. Douville et J.-P. Teboul isset(node/195862) ? node/195862 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>195862) – s’intensifie la question de la publicité de la jurisprudence. Si la diffusion du droit par voie électronique remonte au début de l’informatique, que cela soit par le service JOEL (arr. 13 mars 1985, portant dispositions relatives à la création du Journal officiel électronique « JOEL » [édition lois et décrets] et à sa commercialisation par la direction de l’information légale et administrative) ou par l’instauration du portail Légifrance (arr. 6 juill. 1999, relatif à la création du site internet Légifrance), il a fallu attendre 2002 pour que les arrêts des cours suprêmes et du Tribunal des conflits soient diffusés gratuitement par voie électronique (décr. n° 2002-1064, 7 août 2002, relatif au service public de la diffusion du droit par l’internet, art. 1).

La France, depuis la décision du Comité interministériel de modernisation de l’action publique (CIMAP) du 4 décembre 2013 (v. les décis. sur l’open data du CIMAP du 18 déc. 2013, Le blog d’Etalab, 20 janv. 2014), met en œuvre une politique d’ouverture des données publiques (c’est-à-dire l’open data), ce qui a été consacré s’agissant des données jurisprudentielles par les articles 20 et 21 de la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique (L. n° 2016-1321, 7 oct. 2016, pour une République numérique).

Cependant, si les décisions de justice sont rendues « au nom du peuple français », il existe, à ce jour, trois régimes juridiques différents pour pouvoir accéder et lire, en tout ou partie, une jurisprudence :

  • le service public de diffusion du droit géré par la Direction de l’information légale et administrative ;
     
  • la mise à disposition à titre gratuit sous forme électronique de données jurisprudentielles (l’open data des décisions de justice) ;
     
  • l’accès à une copie d’une décision ou d’un arrêt par un tiers (la délivrance ou l’open access).

La publication de la jurisprudence s’entend de la diffusion et de la mise à disposition à titre gratuit sous forme électronique des décisions de justice, tandis que la publicité concerne l’accès à une copie de ces derniers.

L’arrêt de la cour d’appel de Paris du 25 juin 2019 (Paris, 25 juin 2019, n° 19/04407, Dalloz jurisprudence) vient rappeler la distinction entre l’open data des décisions de justice et l’accès à la copie d’une décision par un tiers à la lecture de la loi de programmation 2018-2022 de réforme pour la justice. Cette clarification est d’autant plus affirmée par la présence en tant que partie de la garde des Sceaux, ministre de la justice.

La qualité et l’intérêt à agir de la garde des Sceaux, en tant que chef de service

En l’espèce, la directrice du greffe du tribunal de grande instance de Paris a été saisie d’une demande d’accès aux minutes de la juridiction, qu’elle refusa pour défaut des ressources nécessaires à la mise en œuvre de cette demande. Le requérant saisit alors le président de ce tribunal de grande instance, conformément aux articles 1440 et 1441 du code de procédure civile, pour qu’il soit enjoint à la directrice du greffe de délivrer des copies des minutes civiles ainsi que d’accorder le droit de réutiliser les informations publiques contenues dans ces dernières. Statuant en matière gracieuse, le délégué du président rejeta la requête.

Un appel fut interjeté devant la cour d’appel de Paris, laquelle annula, le 18 décembre 2018, l’ordonnance contestée et enjoignit à la directrice du greffe de délivrer la copie des minutes (sans préciser si cela concernait la matière civile ou pénale), à charge pour le requérant d’effectuer les opérations techniques nécessaires pour en faire un usage conforme à la loi (Paris, 18 déc. 2018, n° 17/22211, Dalloz actualité, 20 févr. 2019, obs. A. Bolze isset(node/194568) ? node/194568 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>194568).

Le 1er mars 2019, la garde des Sceaux et la directrice du greffe du tribunal de grande instance de Paris assignèrent le requérant devant la cour d’appel de Paris en référé-rétractation de l’arrêt rendu le 18 décembre 2018.

Sur la recevabilité de cette action, l’arrêt de la cour d’appel du 25 juin 2019, dans la lignée de la décision de la Cour de cassation du 7 janvier 2010 (Civ. 2e, 7 janv. 2010, n° 08-16.486, Dalloz jurisprudence), maintient l’interprétation de l’article 496 du code de procédure civile sur l’usage du référé-rétractation. En effet, cette procédure permet de rétablir le contradictoire, sans pour autant constituer une voie de recours pouvant porter tant sur l’ordonnance attaquée que sur l’arrêt l’infirmant ou la confirmant.

À la lecture des articles 1440 et 1441 du code de procédure civile, nous pouvons affirmer que, si, en cas de refus de délivrance d’une copie d’une décision de justice, l’ordonnance rendue est prise par le président du tribunal de grande instance, alors, en cas d’appel, la procédure est « instruite et jugée comme en matière gracieuse ». C’est pour cette raison que l’arrêt du 18 décembre 2018, non contradictoire, portant sur l’ordonnance du 16 octobre 2017, peut faire l’objet d’une procédure de référé-rétractation par tout intéressé – en l’espèce, la garde des Sceaux et la directrice du greffe du tribunal de grande instance de Paris – conformément à l’article 496 du code de procédure civile.

De surcroît, l’arrêt affirme que la garde des Sceaux est recevable à l’action en sa qualité de chef de service chargée d’assurer le bon fonctionnement et l’organisation des juridictions judiciaires, dès lors que la « décision querellée est susceptible, au-delà du tribunal de grande instance de Paris, de concerner la mise à disposition des opérateurs de toutes les décisions rendues par l’ensemble des tribunaux de grande instance sur tout le territoire national » (Paris, 25 juin 2019, n° 19/04407, Dalloz jurisprudence). Dans la limite où la ministre de la justice intervient strictement dans son champ de compétence en tant que chef de service (décr. n° 2008-689, 9 juil.2008, relatif à l’organisation du ministère de la justice, art. 3), elle a qualité et intérêt à agir sans que l’on puisse y voir une ingérence du gouvernement sur l’autorité judiciaire, rendant son action en rétractation recevable.

La distinction entre open data et accès à une copie d’une décision de justice par un tiers

L’apport majeur de l’arrêt du 25 juin 2019 porte sur la clarification entre les notions de mise à disposition à titre gratuit sous forme électronique et d’accès à une copie d’une décision de justice par un tiers à la lecture de la loi de programmation 2018-2022 de réforme pour la justice.

L’open data a été défini en France par la loi dite « Valter » (L. n° 2015-1779, 28 déc. 2015, relative à la gratuité et aux modalités de la réutilisation des informations du secteur public) en se fondant sur l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui énonce que « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Cependant sont exclues de ce champ les données à caractère jurisprudentiel, eu égard à la séparation des pouvoirs telle que définie à l’article 64 de la Constitution du 4 octobre 1958. Le même raisonnement a été maintenu au sein de la directive du 20 juin 2019 (dir. n° 2019/1024 du Parlement européenne et du Conseil du 20 juin 2019, concernant les données ouvertes et la réutilisation des informations du secteur public, art. 1, 2, h), dont notamment son article 1er, 2, h.

L’open data des décisions de justice repose quant à lui sur les articles 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. Il a été introduit en droit français par la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique (L. n° 2016-1321, 7 oct. 2016, pour une République numérique, art. 20 et 21) et modifié par la loi du 23 mars 2019 (L. n° 2019-222, 23 mars 2019, de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, art. 33). Dispositif récent, de nombreuses interrogations se sont formées quant à sa mise en œuvre, à laquelle le rapport Cadiet, remis à la garde des Sceaux, a tenté d’y répondre (L. Cadiet, L’Open data des décisions de justice. Rapport au garde des Sceaux, ministre de la justice, Doc. fr., 2018).

Comme le précise l’arrêt du 25 juin 2019, aux termes duquel « le juge de la rétractation doit se placer au jour où il statue en tenant compte de tous les faits survenus depuis la décision contestée et notamment de l’évolution de la législation », la distinction est clarifiée par les dispositions de la loi de programmation 2018-2022 de réforme pour la justice.

Ainsi, la modification des articles L. 111-13 et L. 111-14 du code de l’organisation judiciaire instaure clairement deux régimes que sont respectivement, d’une part, la mise à disposition à titre gratuit sous forme électronique (c’est-à-dire l’open data) et, d’autre part, la délivrance d’une copie d’une décision de justice à un tiers (c’est-à-dire l’open access).

La différence entre ces deux notions existait préalablement à la loi du 23 mars 2019, ce qu’avait d’ailleurs déjà affirmé l’arrêt de la cour d’appel de Douai du 21 janvier 2019 (B. Cassar, Décisions de justice : ne pas confondre open data et accès à une copie, Actualités du Droit, Wolter Kluwers, 14 févr. 2019, obs. sous Douai, 21 janv. 2019, n° 18/06657) et qu’avait rappelé la Chancellerie à la suite de l’arrêt du 18 décembre 2018 précité, au sein de la circulaire relative à la communication de décisions judiciaires civiles et pénales aux tiers à l’instance (circ. du 19 déc. 2018, relative à la communication de décisions judiciaires civiles et pénales aux tiers à l’instance).

Il en résulte donc une différence entre, d’une part, la publication incluant la diffusion du droit en tant que service public géré par la Direction de l’information légale et administrative (décr. n° 2002-1064, 7 août 2002, relatif au service public de la diffusion du droit par l’internet, art. 1) et par la mise à disposition à titre gratuit sous forme électronique et, d’autre part, la publicité qui correspond à l’accès à une copie d’une décision de justice par un tiers.

La délivrance d’une copie d’une décision de justice à titre gratuit a été consacrée par la loi du 30 décembre 1977 (L. n° 77-1468, 30 déc. 1977, instaurant la gratuité des actes de justice devant les juridictions civiles et administratives), tandis qu’il fallut attendre le décret de 2002 en ce qu’il concerne le service public de diffusion de jurisprudence en ligne (décr. n° 2002-1064, 7 août 2002, relatif au service public de la diffusion du droit par l’internet), puis le décret de 2014 en ce qui concerne la gratuité de certaines bases de données jurisprudentielles, l’open data (décr. n° 2014-648, 20 juin 2014, modifiant le décret n° 2002-1064 du 7 août 2002 relatif au service public de la diffusion du droit par l’internet).

Il est toutefois important de noter une évolution dans le régime de la délivrance des décisions de justice depuis la loi du 23 mars 2019.

En effet, sous l’empire de l’ancien droit, la publication d’une décision de justice devait être pseudonymisée ou anonymisée, à l’inverse de la publicité. Néanmoins, ces deux régimes tendent à être unifiés par la loi de programmation 2018-2022 de réforme pour la justice, jugée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel (Cons. const. 21 mars 2019, n° 2019-778 DC, Dalloz actualité, 25 mars 2019, art. T. Coustet ; D. 2019. 910, obs. J.-J. Lemouland et D. Vigneau ; AJ fam. 2019. 172, obs. V. Avena-Robardet ). En vertu de l’article L. 111-14 du code de l’organisation judiciaire, les données à caractère personnel « sont occultées si leur divulgation est de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage ». La pseudonymisation ne s’opère pas d’office mais elle peut désormais intervenir dans certains cas de la publicité d’une décision.

La même loi a également élargi le champ de l’open data des décisions de justice en y insérant, outre les décisions de justice, la publicité des débats et le prononcé des jugements en matière civile. Au-delà du principe de publicité des décisions de justice, le Conseil constitutionnel en déduit pour la première fois un « principe de publicité des audiences devant les juridictions civiles et administratives » (B. Cassar, Reconnaissance constitutionnelle de la transformation numérique du monde juridique : de l’open data aux legaltech, Actualités du Droit, Wolter Kluwers, 27 mars 2019, obs. sous Cons. const. 21 mars 2019, n° 2019-778 DC).

L’open data des décisions de justice voit son régime défini et élargi mais il convient de garder à l’esprit que, si le principe consiste en la publicité des décisions de justice, il existe de nombreuses exceptions définies tant par les domaines légal et réglementaire. Les legaltech ne pourront réutiliser ces données que dans le cadre du décret d’application des articles L. 111-13 du code de l’organisation judiciaire.

La sempiternelle question de l’anonymisation et de la pseudonymisation des décisions de justice

La question de l’anonymisation des décisions de justice est transverse à la notion de publicité de la jurisprudence. Cette notion s’entend d’opérations techniques sur le texte d’une décision ou d’un arrêt afin de supprimer toute donnée à caractère personnel et de retirer également l’ensemble des faits permettant, par recoupement avec d’autres informations externes, de réidentifier l’une des parties au procès.

Toutefois, le droit étant rendu sur des faits, pour parvenir à une complète anonymisation d’une décision sans risque de réidentification, il serait nécessaire de retirer tous les faits, faisant ainsi choir l’intérêt des jurisprudences au sein de notre système juridique. Parler d’anonymisation dans son acception la plus stricte perd alors tout son sens.

Afin de trouver un juste équilibre entre l’accès au droit et le droit au respect de la vie privée d’une partie au procès, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), dans un avis de 2001 a précisé de quelles manières l’anonymisation devait être effectuée sur le texte d’une décision de justice (CNIL, avis, 29 nov. 2001, n° 01-057).

Cependant, le Règlement général sur la protection des données (RGPD) a élaboré une notion supplémentaire qu’est la pseudonymisation, consistant à retirer toute donnée à caractère personnel au sein du texte de la décision de justice. Cette opération technique ne prend toutefois pas en considération le recoupement d’informations avec des bases de données extérieures. La notion est entendue comme suit : « le traitement de données à caractère personnel de telle façon que celles-ci ne puissent plus être attribuées à une personne concernée précise sans avoir recours à des informations supplémentaires, pour autant que ces informations supplémentaires soient conservées séparément et soumises à des mesures techniques et organisationnelles afin de garantir que les données à caractère personnel ne sont pas attribuées à une personne physique identifiée ou identifiable » (règl. [UE] n° 2016/679 du Parlement européen et du Conseil, 27 avr. 2016, relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la dir. 95/46/CE [règlement général sur la protection des données] [texte présentant de l’intérêt pour l’EEE], art. 4, 5).

La transformation numérique et l’avenir de la pseudonymisation des décisions de justice

À proprement parler, et conformément à la loi du 23 mars 2019, la publicité et la publication des décisions de justice est réalisable dès lors que certaines données sont pseudonymisées. Nous pouvons néanmoins remarquer que le(s) décret(s) d’application des articles L. 111-13 et L. 111-14 n’ont pas encore été publiés, ce qui ne permet pas de délimiter le périmètre sur lequel la pseudonymisation doit être effectuée.

Dès lors que le portail Portalis sera pleinement opérationnel, il semble toutefois qu’il sera possible de pseudonymiser a priori les décisions de justice, favorisant leur diffusion tant par la publicité que par la publication (B. Cassar, De la pseudonymisation et l’anonymisation des données à caractère jurisprudentiel, mémoire, ss la dir. de T. Saint-Aubin, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2016). S’agissant des données antérieures à cette date de mise en production, le projet Open Justice porté conjointement par Etalab et par la Cour de cassation devrait permettre de pseudonymiser a posteriori l’ensemble de ces jeux de données à caractère jurisprudentiel (Open Justice, Entrepreneur.e d’intérêt général).