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Données de connexion : parquets et enquêteurs dans le flou

Les décisions de la Cour de cassation sur l’accès aux données de connexion ont mis en émoi enquêteurs et magistrats du parquet. Depuis deux mois, le ministère de la Justice cherche une réponse de long terme à ces quatre arrêts. Une réponse qui se fera à plusieurs niveaux.

par Pierre Januel, Journalistele 12 septembre 2022

Les quatre arrêts de la Cour de cassation sur l’accès aux données de connexion (Dalloz actualité, 5 sept. 2022, obs. B. Nicaud) sont des arrêts majeurs. La Cour les a d’ailleurs accompagné d’une importante notice explicative. Si, ces décisions, qui tirent les conséquences de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, étaient prévisibles, leurs implications sont encore incertaines.

Immédiatement enquêteurs et magistrats se sont alarmés des répercussions pour les enquêtes. Dès le 15 juillet, la Conférence nationale des procureurs de la République s’est inquiétée par communiqué. « La Cour de cassation a confirmé que le procureur de la République, parce qu’il est une autorité de poursuite, ne peut pas être compétent pour ordonner de telles mesures d’investigation attentatoires à la vie privée. » Mais, la téléphonie est « un facteur central dans l’élucidation des affaires », « utilisée quotidiennement ». Comme l’avait indiqué Éric Dupond-Moretti à l’Assemblée, « actuellement, les services d’enquête procèdent à près de 2 millions de réquisitions par an ». À noter, l’identification des utilisateurs n’est pas concernée par ces arrêts.

Dès le 13 juillet, le ministère de la Justice a adressé une dépêche à l’ensemble des parquets. Le directeur des affaires criminelles et des grâces y rappelle que la Cour de cassation juge « que l’absence de contrôle préalable par une juridiction ou une autorité indépendante ne peut faire grief au requérant que s’il établit l’existence d’une ingérence injustifiée au respect de sa vie privée ». Une telle ingérence peut être retenue « lorsqu’au regard de la gravité de l’infraction et des nécessités de l’enquête », l’accès aux données aurait dû être prohibé. Il appelle donc l’attention des procureurs, « sur l’effectivité du contrôle de nécessité et de proportionnalité » qu’ils doivent « exercer systématiquement sur de tels actes d’enquête afin d’assurer la sécurité juridique des procédures en cas de contentieux ultérieur ».

Le flou de la « criminalité grave »

Pour Aurélien Martini de l’Union syndicale des magistrats (USM), cette décision a plongé les parquets dans « une grande insécurité juridique ». D’autant que le concept de « criminalité grave », tiré du droit européen, « reste flou ». La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) est actuellement saisie de questions préjudicielles pour la préciser. Dans des lois précédentes, cela a visé les infractions punies d’au moins trois ans d’emprisonnement. Au risque d’avoir des trous dans la raquette, certaines infractions du quotidien n’étant condamnables que de deux ans de prison. « La conséquence concrète de cette décision c’est que certaines enquêtes sur des délits jugés peu graves seront vouées à l’échec » affirme un enquêteur.

Pour l’USM, l’une des réponses serait le renforcement du statut du parquet. Toutefois ce qui est visé par la CJUE est plus l’impartialité des procureurs dans les enquêtes que leur indépendance et leurs garanties statutaires. Mais pour Aurélien Martini, garantir l’indépendance du parquet, « permettrait d’initier un dialogue avec la justice européenne » et de renforcer la position française.

Une nouvelle réforme du juge des libertés et de la détention ?

Autre question en suspens, qui sera chargé du contrôle ? La CJUE évoque une autorité administrative indépendante ou un juge. Mais comme l’a reconnu Éric Dupond-Moretti devant les députés, « la possibilité pour une autorité administrative indépendante d’intervenir dans une enquête judiciaire » poserait « un problème de constitutionnalité ». La solution la plus évidente semble celle de confier ce contrôle au Juge des libertés et de la détention (JLD). C’est la piste qui a d’ailleurs été retenue concernant l’accès aux fadettes des avocats dans la récente loi pour la confiance dans l’institution judiciaire. Mais généraliser cette solution aura de fortes conséquences sur les ressources humaines. « La justice ne souffre pas de sureffectifs, et rajouter une nouvelle mission se fera au détriment d’autres », note un magistrat.

Précédemment, le rapport des États généraux de la justice a préconisé de distinguer « un magistrat statutaire pour la matière pénale et un magistrat non spécialisé pour la matière civile et administrative ». Recentrer le JLD sur la matière pénale permettrait de rendre la fonction plus attractive, leur nombre étant « faute de candidatures, très insuffisant dans les juridictions ». Le transformer en juge de l’enquête serait une réforme majeure : historiquement, le JLD a été créé pour séparer l’enquête et la détention provisoire. De nombreux magistrats craignent une transformation vers un juge arbitre et un système accusatoire. Cette question devrait être traitée par la future loi justice, annoncée par Élisabeth Borne.

Revoir le droit européen ?

Une autre piste serait de transformer le droit européen. Si sur les données de connexion, les récentes décisions du Conseil d’État, du Conseil constitutionnel et de la Cour de cassation ont montré un refus des juges de s’affranchir du cadre européen, la jurisprudence de la CJUE est de plus en plus contestée par les politiques français. Cela s’était illustré lors d’une table ronde organisée l’an dernier au Sénat (Dalloz actualité, 22 juin 2021, obs. P. Januel). Le cadre européen peut être modifié, mais cette voie est longue et incertaine. L’instauration d’un dialogue nécessite également que la France accepte d’adapter certains pans de sa législation.