Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Article

Droit européen de la concurrence et covid-19 : l’assouplissement des règles antitrust

Le 3 avril 2020, la Commission européenne a modifié sa communication visant l’encadrement temporaire des aides d’État du 16 mars. En application de ce nouveau texte, le régime français de garantie pour les petites et moyennes entreprises dont les activités d’exportation pâtissent de la pandémie de coronavirus a par ailleurs été autorisé. 

par Catherine Grynfogelle 13 mai 2020

Les règles européennes de concurrence ne s’adressent pas toutes aux mêmes destinataires : tandis que les unes s’appliquent aux entreprises, les autres s’adressent aux États membres, notamment à travers le contrôle des aides d’État.

Ces règles ont été récemment infléchies pour permettre aux États de répondre à la crise du covid-19 : on le sait, la Commission a adopté, le 19 mars 2020, une communication visant l’encadrement temporaire des aides d’État (v. Dalloz actualité, 26 mars 2020, obs. C. Collin), texte modifié le 3 avril 2020 pour permettre aux États membres d’exploiter pleinement la flexibilité prévue par les règles en matière d’aides d’État et ainsi soutenir l’économie dans le contexte épidémique. Trois premières aides visant à supporter l’économie française ont été autorisées dans les 48 h suivant l’entrée en vigueur de l’encadrement temporaire, une seconde décision d’autorisation concernant le régime français de « Fonds de solidarité » ayant été délivrée le 30 mars. La dernière soumission d’aide concernait le régime de garantie français pour les petites et moyennes entreprises dont les activités d’exportation pâtissent de la pandémie de coronavirus : celui-ci a également été autorisé, le 24 avril 2020, par l’autorité de contrôle. La Commission a en effet constaté que le régime notifié par la France était conforme aux conditions énoncées dans l’encadrement temporaire. En particulier, i) il couvre des garanties sur des crédits de fonctionnement dont la durée et le volume sont limités ; ii) il est limité dans le temps ; iii) il limite le risque pris par l’État à un maximum de 90 % ; iv) il prévoit une rémunération minimale des garanties ; et v) il contient des garde-fous suffisants pour que les banques réservent effectivement l’aide aux bénéficiaires qui en ont besoin. La Commission a conclu que la mesure était nécessaire, appropriée et proportionnée pour remédier à une perturbation grave de l’économie d’un État membre, conformément à l’article 107, paragraphe 3, point b), du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et aux conditions énoncées dans l’encadrement temporaire.

Accordée sous la forme de garanties d’État sur les prêts, l’aide sera accessible à toutes les entreprises exportatrices françaises dont le chiffre d’affaires annuel est inférieur à 1,5 milliard d’euros. Le régime devrait permettre de mobiliser 150 millions d’euros, et il vise à limiter les risques liés à l’octroi de crédits aux entreprises exportatrices les plus durement touchées par les répercussions économiques de la pandémie de coronavirus, et à garantir ainsi la poursuite de leurs activités.

Règles applicables aux entreprises

Les entreprises n’ont pas été oubliées puisque la Commission européenne a publié le 23 mars, conjointement avec l’Autorité de surveillance AELE et les autorités nationales de concurrence formant ensemble le réseau européen de la concurrence, une déclaration commune sur l’application des règles antitrust pendant la crise covid-19 ; elle a également mis en ligne, le 30 mars, un site internet destiné à aider les entreprises qui souhaitent collaborer licitement, une adresse électronique dédiée ayant été créée pour accueillir les demandes de conseils informels sur des initiatives spécifiques. Enfin, elle a publié, le 8 avril, une communication mettant en place un « cadre temporaire pour l’appréciation des questions d’ententes et d’abus de position dominante liées à la coopération entre entreprises dans la réponse aux situations d’urgence découlant de l’actuelle épidémie de covid-19 ».

Selon la Commission, l’épidémie est une grave urgence de santé publique et a produit un choc majeur affectant l’ensemble de l’économie par différents canaux et de différentes manières : choc général de l’offre résultant de la rupture des chaînes d’approvisionnement, combiné à un choc asymétrique de la demande causé, soit par une baisse brutale de la demande des consommateurs pour certains produits et services, soit par une forte augmentation de la demande pour d’autres, notamment liés au secteur de la santé (en lequel sont inclus les sociétés pharmaceutiques, les producteurs d’équipements médicaux et leurs distributeurs). Ces circonstances exceptionnelles peuvent conduire les entreprises à coopérer entre elles afin de surmonter, ou du moins d’atténuer les effets de la crise au bénéfice ultime des citoyens. Elles peuvent ainsi assurer la fourniture et la distribution adéquate de produits et services essentiels rares pendant l’épidémie de covid-19, partant, remédier aux pénuries de ces biens essentiels : par exemple, les médicaments et les équipements médicaux utilisés pour tester et traiter les patients infectés, ou nécessaires pour atténuer et éventuellement surmonter l’épidémie.

Des nouveaux critères d’évaluation

Compte tenu de ces objectifs, la Commission propose à titre exceptionnel et temporaire de nouveaux critères d’évaluation « antitrust ». Dans le secteur de la santé en particulier, la coopération entre entreprises – qui peut d’ailleurs avoir été imposée, encouragée et/ou coordonnée par l’autorité publique – pourrait ainsi se présenter sous différentes formes, parmi lesquelles la coordination de la réorganisation de la production, dès lors qu’elle permettrait aux producteurs de satisfaire la demande de médicaments dont il y a un besoin urgent dans tous les États membres. Cette coopération peut en outre nécessiter des échanges d’informations commercialement sensibles et une certaine coordination quant au site qui produit tel ou tel médicament, de sorte que toutes les entreprises ne se concentrent pas sur un ou quelques médicaments, pendant que d’autres restent en sous-production.

Ces comportements sont évidemment problématiques et normalement condamnables au regard des règles européennes de concurrence ; il est en effet acquis qu’elles prohibent toute coopération ou échange d’informations entre opérateurs économiques, chacun devant déterminer de manière autonome la politique qu’il entend suivre sur le marché. Mais les circonstances exceptionnelles actuelles les autorisent et ne donnent pas lieu à une priorité d’application pour la Commission, sous réserve qu’ils soient limités dans le temps et répondent aux principes de nécessité et de proportionnalité – en tant qu’ils sont objectivement nécessaires, mais n’excèdent pas le strict nécessaire pour atteindre l’objectif consistant à remédier à la pénurie d’approvisionnement ou à l’éviter.

Mieux encore, l’autorité encourage la coopération pro-concurrentielle visant à relever ces défis, notamment en réponse aux situations d’urgence liées à l’actuelle épidémie de covid-19. Cependant, elle est bien consciente que l’auto-évaluation de leurs accords par les entreprises, de principe depuis l’entrée en vigueur du règlement n° 1/2003, pourrait ne pas suffire à assurer leur sécurité juridique, notamment au regard de nouvelles dispositions totalement contraires aux évaluations concurrentielles habituelles ; elle s’engage donc à fournir des orientations et un soutien en matière d’antitrust pour faciliter la mise en œuvre correcte et rapide de la coopération nécessaire pour surmonter la crise, dans l’intérêt ultime des citoyens, les entreprises étant encouragées à documenter tous les échanges et les accords conclus entre elles et à les mettre à la disposition de la Commission sur demande.

La lettre de confort adressée à Medecine for Europe

La première lettre de compatibilité – ou de confort– de la Commission accordée sur le fondement de ce texte a été prise le 8 avril, puis rendue publique le 28 avril suivant. Elle répondait au projet de coopération entre producteurs pharmaceutiques présenté par Medecine for Europe (qui représente les industries pharmaceutiques européennes génériques), visant à remédier au risque de pénurie de médicaments hospitaliers critiques pour les patients infectés par le covid-19. Medecine for Europe (MFE) se propose ainsi de modéliser la demande de certains médicaments – sédatifs profonds, bloqueurs neuromusculaires, analgésiques puissants, vasopresseurs, antibiotiques et adjuvants – pour coordonner à travers toute l’Europe et identifier les moyens d’optimiser l’utilisation des capacités de production et les ressources disponibles ; il s’agit ainsi, lorsque les médicaments sont sous ou sur approvisionnés, de rééquilibrer et d’adapter l’utilisation des capacités de production et d’approvisionnement (y compris éventuellement la distribution).

Voilà qui rejoint les conclusions de la Commission, qui elle aussi a identifié le risque de pénurie avec le soutien de l’Agence européenne des médicaments. Elle reconnaît donc que cette coopération est nécessaire, dans le cadre de crise actuel, pour améliorer l’approvisionnement en médicaments covid-19 dans l’Union européenne ; elle ne soulève donc pas de préoccupations de concurrence au titre de l’article 101 du Traité. MFE accepte cependant de mettre en place certaines garanties, la première étant le caractère ouvert de la coopération à tout fabricant pharmaceutique désireux d’y participer. Par ailleurs, des procès-verbaux de toutes les réunions seront établis et conservés, des copies des accords conclus entre les entreprises participantes – dans le cadre de cette coopération – devant être communiqués à la Commission, laquelle y apportera sa contribution, de même que l’Agence européenne des médicaments et des systèmes nationaux de santé. S’agissant des échanges d’informations commerciales confidentielles entre les fabricants, ils seront limités à l’indispensable pour atteindre efficacement les objectifs indiqués. Enfin, la coopération sera limitée dans le temps jusqu’à ce que le risque de pénurie soit surmonté.

La Commission précise encore que la lettre de confort ne couvre aucune discussion de prix ni aucune autre possibilité de coordination sur des questions qui ne sont pas strictement nécessaires pour atteindre efficacement les objectifs fixés dans le projet. Elle est également soumise à la condition que les entreprises coopérantes n’augmentent pas indûment les prix au-delà de ce qui est justifié par d’éventuelles augmentations de coûts. D’où le rappel des principes selon lesquels les conduites consistant à chercher à exploiter la crise de façon opportuniste et de s’en servir comme « couverture » pour adopter des comportements collusifs non nécessaires continueront de ne pas être tolérés par la Commission.