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Droit ou obligation d’être défendu par un avocat ?

L’impossibilité pour un avocat de se défendre seul dans le cadre d’une procédure pénale ouverte à son encontre ne viole pas, en l’espèce, l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.

par Hugues Diazle 30 avril 2018

Un avocat portugais, qui intervenait comme conseil d’une partie dans le cadre d’une audience civile, dénonçait publiquement les décisions, selon lui arbitraires, du juge en charge de l’affaire : le magistrat ciblé par ses attaques saisissait le parquet local d’une plainte pour outrage. Suivant ouverture d’une information judiciaire, le tribunal rejetait la demande de l’avocat tendant à obtenir l’autorisation d’assurer lui-même sa propre défense, en succédant à celui de ses confrères qui avait été automatiquement commis d’office pour l’assister. Il faut à ce stade préciser que la législation portugaise impose à « l’accusé » d’être assisté et représenté par un avocat dès lors que, comme ce fut le cas en l’espèce, la procédure peut potentiellement aboutir à une peine privative de liberté : l’exercice effectif des droits de la défense appartient alors très majoritairement au professionnel du droit. Après avoir vainement épuisé les voies de recours qui s’offraient à lui, l’avocat poursuivi refusait de concourir personnellement à la procédure puisqu’il estimait ne pas être en situation de s’y défendre utilement. Son confrère commis d’office, quant à lui, le représentait devant les juridictions pénales, sans avoir valablement convenu d’une stratégie de défense avec son client. In fine, l’avocat était condamné pour outrage aggravé.

L’avocat saisissait la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) : introduite le 4 août 2012, sa requête, initialement attribuée à la première section, était finalement réorientée vers la grande chambre de la Cour. Non sans une certaine constance dans ses choix de défense, le requérant se voyait autorisé, aux visas des articles 71 et 36 du règlement, à représenter lui-même sa cause devant la CEDH. Invoquant l’article 6 de la Convention, il se plaignait de n’avoir pu se défendre seul devant les juridictions portugaises : d’une part, en tant que citoyen, il lui avait été impossible d’assurer sa propre défense et, d’autre part, en tant qu’avocat, il lui avait été interdit de s’auto-désigner comme défenseur de son choix. Précisons que le requérant n’en était pas là à son coup d’essai puisqu’il avait déjà, en vain, soumis à l’appréciation de la Cour, quelques années plus tôt et dans une affaire distincte, des griefs similaires (Correia de Matos c/ Portugal, n° 48188/99).

Dans la mesure où le requérant avait été suspendu du tableau des avocats à l’époque des faits et qu’il ne pouvait donc agir régulièrement en qualité d’avocat de sa propre cause, la CEDH décide en l’espèce de circonscrire le débat juridique à l’étendue du droit, pour un « accusé » doté d’une formation juridique, d’assurer sa propre défense (§ 110) : elle conclut, à neuf voix contre huit, à la non-violation de la Convention. L’arrêt est accompagné de cinq opinions dissidentes particulièrement acerbes et développées.

Pour rappel, l’article 6, § 3, reconnaît à tout accusé le droit de se défendre lui-même ou de bénéficier de l’assistance du défenseur de son choix : ce droit, qui n’est pas absolu, peut faire l’objet de certaines limitations inhérentes aux intérêts de la justice, lesquelles procèdent de la législation applicable ou du règlement de procédure du tribunal concerné (V. not., Breukhoven c/ République tchèque, n° 44438/06, § 60 ; Sakhnovskiy c/ Russie [GC], n° 21272/03, § 95, Dalloz actualité, 12 nov. 2010, obs. M. Léna ). De jurisprudence constante, la Cour considère que la décision d’autoriser un « accusé » à se défendre lui-même relève de la marge d’appréciation des États contractants, qui sont mieux placés qu’elle pour choisir les moyens propres à permettre à leur système judiciaire de garantir les droits de la défense (§ 123) : toutefois, cette marge d’appréciation n’est pas illimitée et la Cour doit s’assurer que les motifs avancés par les autorités nationales sont pertinents et suffisants (§ 126).

Pour déterminer si l’obligation d’être représenté par un avocat est conforme à l’article 6, la CEDH rappelle au cas de l’espèce les principes ci-dessus énoncés (§ 143) : « la Cour doit tout d’abord vérifier si des raisons pertinentes et suffisantes ont été avancées à l’appui du choix législatif qui a été appliqué […]. Dans un second temps, et même si de telles raisons ont été présentées, il demeure nécessaire de rechercher, dans le contexte de l’appréciation globale de l’équité de la procédure pénale, si les juridictions nationales, en appliquant la règle litigieuse, ont également fourni des raisons pertinentes et suffisantes à l’appui de leurs décisions. Sur ce dernier point, il convient de vérifier si l’accusé s’est vu donner la possibilité concrète de participer de manière effective à son procès ».

Pour ce qui concerne la pertinence et la suffisance des fondements de la législation portugaise, la Cour constate que l’obligation « d’être représenté » par un avocat résulte ici d’une législation complète et d’une jurisprudence bien établie : cette législation vise à protéger l’« accusé » en lui garantissant une défense, a priori profitable, dans les affaires où une peine privative de liberté pourrait être infligée. Comme le relevaient très justement les juridictions nationales, il ne s’agissait pas là de restreindre la capacité de défense du requérant mais au contraire de lui garantir l’assistance effective d’un professionnel du droit expérimenté, compétent et objectif.

Pour ce qui concerne l’équité globale du procès, la Cour observe que la défense a été assurée valablement et sans que le requérant n’avance jamais d’arguments laissant à penser que la procédure aurait été inéquitable. Consciente toutefois du caractère particulièrement restrictif de la législation portugaise, la CEDH précise que l’intéressé n’a pas été privé de la possibilité de participer activement à sa défense : elle désapprouve d’ailleurs le comportement du requérant qui a fait le choix délibéré de ne pas concourir à la procédure aux côtés de son conseil commis d’office.

L’arrêt commenté oblige également à s’interroger sur le rôle et sur la déontologie de l’avocat : en effet, en l’absence de toute communication effective avec l’avocat commis d’office, le requérant s’est vu imposer des choix auxquels il n’adhérait manifestement pas, alors que, dans le même temps, l’avocat commis d’office a de toute évidence refusé de souscrire aux orientations procédurales souhaitées par son client (V. not., §§ 16, 20, 97 et 164). Pourtant, l’obligation « d’être représenté » ne saurait emporter un assujettissement du justiciable à la défense choisie pour lui par son défenseur : l’avocat ne peut, ne doit, ni ne saurait imposer ses choix à un client qui les refuserait. Le droit, ou l’obligation, d’être assisté et représenté par un défenseur doit toujours s’entendre comme la possibilité pour le justiciable de déterminer la manière dont sa défense doit être assurée : même à supposer l’intervention de l’avocat obligatoire, il devrait toujours s’agir pour le justiciable du « droit de se défendre » et non pas simplement du « droit d’être défendu » (V. à ce sujet l’opinion dissidente commune aux juges Pejchal et Wojtyczek, § 5). Or, au cas de l’espèce, c’est certainement à ce niveau que la défense du requérant s’est révélée être la plus défaillante : nul doute toutefois, comme le souligne la Cour, que le comportement du requérant a très largement contribué à cette situation puisqu’il aurait pu, et dû, se rapprocher plus efficacement de son conseil, voire désigner, s’il le souhaitait, un autre de ses confrères pour le représenter – autre que lui-même, devrait-on préciser.

En dernière analyse, les opinions dissidentes font très justement remarquer qu’en droit pénal portugais, par principe, toutes les infractions, même mineures, sont passibles d’une peine privative de liberté, ce qui entraîne, ipso facto, une interdiction quasi absolue pour le justiciable, quel qu’il soit, d’assurer sa propre défense : si un justiciable, avocat de son état, accusé d’une infraction relativement mineure, au cours d’une procédure qui ne présente aucune complexité factuelle ou juridique particulière, ne peut se défendre lui-même, alors quel justiciable le pourrait ? En réalité, les opinions dissidentes critiquent l’arrêt rendu par la grande chambre tout autant qu’elles condamnent la législation portugaise en vigueur. La quasi-impossibilité pour le justiciable de se défendre seul, son incapacité à se saisir des aspects techniques de sa défense ou à réaliser des actes qui produisent des effets juridiques le placent dans une situation particulièrement passive : ce qui amène les juges Pejchal et Wojtyczek à écrire « dès lors, la présente espèce ne concerne pas l’assistance obligatoire d’un avocat dans une procédure pénale mais l’incapacité de l’accusé dans une procédure pénale ». Le juge Pinto de Albuquerque va même plus loin et considère que cette « vision paternaliste » du justiciable « annonce un retour vers les penchants d’un passé sombre et tourmenté de l’Europe où les accusés étaient considérés comme des objets aux mains d’États tout-puissants qui pouvaient leur imposer, même contre leur gré, ce qu’ils jugeaient être dans leur intérêt » – faisant ici référence au fait que les dispositions applicables sont issues d’une législation vestige d’une période non démocratique au Portugal (v. à ce sujet l’opinion dissidente commune aux juges Pejchal et Wojtyczek, § 9).

À noter enfin, un état de droit comparé, particulièrement instructif, sur les législations des États membres en matière de droit pour un accusé d’assurer sa propre défense, développé aux paragraphes 81 et suivants de l’arrêt.