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Droit à la preuve et levée du secret bancaire : contrôle de proportionnalité

Encourt la cassation la cour d’appel qui refuse la communication de la copie de l’endossement de chèques en raison du secret bancaire sans rechercher si la communication n’était pas indispensable à l’exercice du droit à la preuve des demandeurs et proportionnée aux intérêts antinomiques en présence.

par Mehdi Kebirle 17 juin 2019

« Du droit de la preuve au droit à la preuve ». C’est ainsi qu’un auteur (G. Lardeux, D. 2012. 1596 ), commentant une décision relative à la communication forcée de pièces, abordait un arrêt dans lequel une partie refusait de céder à l’injonction du juge en arguant du respect dû à la vie privée. La formule s’appliquerait parfaitement à cet arrêt du 15 mai 2019, à ceci près que le récalcitrant était en l’espèce un établissement bancaire.

Les titulaires d’un compte bancaire avaient émis plusieurs chèques à l’ordre d’une société. La banque leur ayant refusé la communication de la copie de l’endossement des chèques ainsi que les informations concernant le bénéficiaire effectif du compte crédité, ils ont saisi le juge des référés, sur le fondement des mesures d’instruction in futurum de l’article 145 du de procédure civile, pour qu’il ordonne à la banque de produire le verso des chèques. Refusant d’accéder à cette sollicitation, la banque leur a opposé, notamment, le secret bancaire. Pour rejeter la demande de communication, une cour d’appel a retenu qu’en produisant les pièces demandées, la banque divulguerait les informations figurant au verso des chèques et porterait ainsi atteinte au secret dont sont titulaires les bénéficiaires de ces chèques.

L’arrêt est partiellement censuré au visa de l’article L. 511-33 du code monétaire et financier, de l’article 10 du code civil et des articles 9 et 11 du code de procédure civile. La Cour de cassation reproche aux juges d’appel de ne pas avoir recherché si la communication aux demandeurs des informations figurant au verso des chèques qu’ils avaient émis n’était pas indispensable à l’exercice de leur droit à la preuve, pour rechercher l’éventuelle responsabilité de la banque lors de l’encaissement desdits chèques, et proportionnée aux intérêts antinomiques en présence, incluant la protection du secret dû aux bénéficiaires de ces chèques.

Les textes visés par la Cour de cassation sont intéressants. Si le premier institue le secret bancaire, les trois autres ont pour point commun de renvoyer à la question probatoire. Aux termes de l’article 10 du code civil, il est fait obligation à chacun d’apporter son concours à la justice en vue de la manifestation de la vérité. Celui qui, sans motif légitime, se soustrait à cette obligation lorsqu’il en a été légalement requis, peut être contraint d’y satisfaire, au besoin à peine d’astreinte ou d’amende civile, sans préjudice de dommages et intérêts. C’est également ce que souligne l’article 9 du code de procédure civile lorsqu’il dispose qu’il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention. Dans le prolongement, l’article 11 du même code rappelle ce même principe en ce qui concerne les mesures d’instruction : les parties sont tenues d’apporter leur concours aux mesures d’instruction, sauf au juge à tirer toute conséquence d’une abstention ou d’un refus. Le texte ajoute que le juge peut, à la requête de l’une des parties, demander ou ordonner, au besoin sous la même peine, la production de tous documents détenus par des tiers s’il n’existe pas d’empêchement légitime.

Si ces dispositions fondent le pouvoir d’injonction du juge en matière de communication de pièces, elles soulignent également que la partie ou le tiers visés ne sont pas toujours dans l’obligation d’y déférer. Il est dans cas dans lesquels ils peuvent invoquer une raison légitime rendant impossible la production d’un élément de preuve. En particulier, le secret professionnel constitue un cas classique d’empêchement légitime susceptible de faire obstacle au versement d’un élément de preuve au débat. Il est fréquent qu’une banque visée par une injonction de communication de pièce invoque le secret auquel elle est tenue. Son secret constitue un empêchement légitime opposable au juge civil (Com. 13 juin 1995, n° 93-16.317 P, D. 1995. 166 ; RTD civ. 1996. 166, obs. J. Mestre ; RTD com. 1995. 818, obs. M. Cabrillac ). En somme, si le juge civil a le pouvoir d’ordonner à un tiers de produire tout document qu’il estime utile à la manifestation de la vérité, ce pouvoir est limité par l’existence d’un motif légitime tenant soit au respect de la vie privée, sauf si la mesure s’avère nécessaire à la protection des droits et libertés d’autrui, soit au secret professionnel (Civ. 1re, 21 juill. 1987, n° 85-16.436 ; 20 juill. 1994, n° 92-21.615 P, RTD civ. 1996. 166, obs. J. Mestre ; Defrénois 1995. 403, note Rouzet ; JCP N 1996. II. 1216, obs. Sanséau). Cette limite peut également être invoquée en matière de mesures d’instruction in futurum. Selon la haute juridiction, il résulte de la combinaison des articles 10, 11 et 145 du code de procédure civile qu’il peut être ordonné à des tiers, sur requête ou en référé, de produire tous documents qu’ils détiennent, s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige et si aucun empêchement légitime ne s’oppose à cette production par le tiers détenteur (Civ. 2e, 26 mai 2011, n° 10-20.048, D. 2011. 1494 ; ibid. 2891, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Gelbard-Le Dauphin ; v. aussi : Civ. 1re, 31 mai 1988, n° 86-11.596, Bull. civ. I, n° 168).

Pour autant, ce secret ne constitue pas en soi un obstacle à la mise en oeuvre d’une mesure d’instruction in futurum (Civ. 2e, 8 févr. 2006, n° 05-14.198, D. 2006. 532 ; ibid. 2923, obs. Y. Picod, Y. Auguet, N. Dorandeu, M. Gomy, S. Robinne et V. Valette ; ibid. 2007. 1901, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et T. Vasseur ). Il est possible de l’écarter et ainsi de forcer l’établissement bancaire à communiquer une pièce. Plus précisément, il est admis que l’établissement bancaire ne peut se prévaloir de ce secret lorsqu’il était partie à un procès intenté contre lui. La Cour de cassation a jugé que le secret professionnel n’est pas opposable lorsque la demande est dirigée contre la banque, non pas en sa qualité de tiers confident, mais en celle de partie au procès intenté contre elle (Com. 19 juin 1990, n° 88-19.618, Bull. civ. IV, n° 179 ; D. 1992. 32 , obs. M. Vasseur ; RD bancaire et bourse 1991, n° 27, obs. Crédot et Gérard ; v. aussi Com. 29 nov. 2017, n° 16-22.060, D. 2018. 603 , note C. Kleiner ; ibid. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke ; ibid. 1934, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; ibid. 2019. 157, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ). Il en est ainsi, en particulier, lorsqu’il s’agit d’établir la responsabilité du banquier lui-même (Com. 11 oct. 2011, n° 10-10.490, Dalloz actualité, 25 oct. 2011, obs. V. Avena-Robardet ; RTD com. 2011. 780, obs. D. Legeais ).

Cela démontre que la protection du secret bancaire est une digue fragile, susceptible de céder aux assauts d’intérêts supérieurs qui lui sont opposés (en ce sens, v. Rép. pr. civ., Preuve, par F. Ferrand, n° 532). L’arrêt rapporté souligne que le droit à la preuve compte parmi ces intérêts. En l’occurrence, il est reproché aux juges du fond non pas d’avoir rejeté la demande de communication de la copie de l’endossement des chèques en cause mais de l’avoir fait trop aisément. Selon la haute juridiction, c’était reculer de façon excessivement rapide devant le secret bancaire et lui prêter un caractère absolu qu’il n’a pas. Ils auraient dû vérifier si la communication de ces pièces était ou non indispensable à l’exercice du « droit à la preuve » des demandeurs mais aussi procéder à un contrôle de proportionnalité entre les intérêts antinomiques en présence. La formule utilisée n’est pas inédite. Elle reprend les termes utilisés dans un arrêt ayant consacré expressément le droit à la preuve au visa des articles 9 du code civil et 9 du code de procédure civile, ensemble les articles 6 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour de cassation a estimé qu’en écartant des débats une lettre missive pour violation de l’intimité de la vie privée et du secret des correspondances, sans rechercher si sa production n’était pas indispensable à l’exercice du droit à la preuve et proportionnée aux intérêts antinomiques en présence, une cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision (Civ. 1re, 5 avr. 2012, n° 11-14.177 P, D. 2012. 1596 , note G. Lardeux ; ibid. 2826, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Darret-Courgeon ; ibid. 2013. 269, obs. N. Fricero ; ibid. 457, obs. E. Dreyer ; RTD civ. 2012. 506, obs. J. Hauser ; CCE 2012, n° 83, note Lepage). Ce droit (subjectif) à la preuve doit donc conduire le juge à aborder avec plus de circonspection le secret bancaire, dès que celui qui en excipe entend résister à une demande de communication de pièces.

La clé de la décision rapportée tient au rappel des critères que doivent appliquer les juges du fond pour ordonner la communication d’une pièce : la nécessité et la proportionnalité.

Le premier est compréhensible. C’est au regard de l’exercice du droit à la preuve que s’apprécie la possibilité d’une telle injonction. Si la pièce que la partie sollicite ou dont le juge ordonne la communication ne participe pas de ce droit, il n’y aucune raison de mettre à l’écart l’empêchement légitime que constitue le secret bancaire. À l’inverse, si cette nécessité est rapportée, alors le secret bancaire peut être écarté. En l’occurrence, les juges du fond auraient dû examiner la nécessité de la preuve sollicitée notamment dans l’éventualité d’une action en responsabilité contre la banque en raison de l’encaissement des chèques.

Le second est plus ambigu. Il tient au contrôle de proportionnalité auquel doit procéder le juge qui se voit opposer un tel secret. En reprochant aux juges du fond de ne pas avoir recherché « si la production litigieuse n’était pas indispensable à l’exercice de son droit à la preuve et proportionnée aux intérêts antinomiques en présence », la Cour de cassation souligne que le respect dû au secret bancaire peut céder devant les nécessités probatoires. C’est à lui qu’il appartient de déterminer la façon dont doivent se combiner ces deux intérêts contradictoires : le droit d’obtenir un élément de preuve d’un côté, le droit de préserver le secret bancaire de l’autre. La question qui s’impose alors est de savoir comment combiner ces deux intérêts distincts ? Sur ce point, l’arrêt commenté est parfaitement silencieux et l’on voit mal comment il aurait pu en être autrement. Le contrôle de proportionnalité a ceci de spécifique qu’il s’exerce dans le concret, non dans l’abstrait. La proportionnalité est une mesure, une pondération. Ce contrôle consiste à opérer un rapprochement, une pesée entre des choses singulières mais comparables. C’est en somme une mise en balance destinée à départager des intérêts concurrents. En censurant pour défaut de base légale, la Cour de cassation souligne qu’elle entend opérer un contrôle et qu’elle attend du juge du fond qu’il examine la proportionnalité de l’atteinte au secret pour se prononcer sur l’octroi de la mesure d’instruction in futurum (v. déjà, en ce sens, Civ. 1re, 22 juin 2017, n° 15-27.845 P, Dalloz actualité, 7 juill. 2017, obs. M. Kebir ; ibid. 2444, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra ; Dalloz IP/IT 2017. 543, obs. O. de Maison Rouge ; RTD civ. 2017. 661, obs. H. Barbier ; RGDA 2017. 529, note Schulz). Ce dernier doit opérer une balance des droits en cause pour déterminer si le droit d’établir la preuve doit ou non l’emporter sur le droit au secret professionnel.

Il est sans doute rassurant de savoir que c’est le juge des référés, le juge « naturel » de mesures in futurum, qui est ici appelé à l’opérer. Il n’y a sans doute pas meilleur juge pour procéder à cette mise en balance. C’est l’un des aspects de son office de juge du provisoire que de mettre en balance des droits ou des intérêts d’égale valeur afin de déterminer celui qui doit prévaloir sur l’autre, sans préjuger de la décision au principal. C’est une part de l« ADN » du référé (v. RDA n° 16, 2018, p. 84, obs. N. Cayrol). Au juge de déterminer la proportion - la mesure - la plus adaptée à la situation.

Par la mise en œuvre de ce contrôle, le juge doit déterminer si le droit à la preuve justifie de supplanter tel droit ou de dominer d’autres intérêts. Cela illustre toute importance de la question probatoire au cours du procès civil. Si une telle primauté est susceptible d’être reconnue à la preuve, c’est parce qu’elle ne relève pas simplement d’un enjeu individuel ou particulier. Les textes cités plus haut démontrent que le procès ne tend pas simplement à départager des positions contraires. Il vise une finalité bien plus noble en ce qu’il tend à la manifestation d’une vérité. Ce sont les éléments de preuves qui permettent d’atteindre cet « impératif de vérité » (G. Lardeux, Du droit de la preuve au droit à la preuve, D. 2012. 1596, préc.). Or cette vérité (judiciaire) ne saurait dépendre systématiquement de la seule volonté d’une partie de faire toute la lumière sur les faits litigieux ou au contraire de son opposition. Le juge doit dire s’il convient de faire la lumière sur le cas malgré l’invocation d’un motif légitime tenant au secret. L’arrêt commenté invite de ce point de vue à prolonger un peu plus la réflexion : du droit à la preuve au droit à la vérité ?