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Droit à réparation intégrale du préjudice et assistance familiale bénévole

L’assistance familiale bénévole dans l’exercice de l’activité professionnelle de la victime constitue un préjudice indemnisable au titre du droit à réparation intégrale dès lors qu’elle permet soit d’éviter une perte de gains professionnels, soit de réaliser une économie en ne recourant pas à une tierce personne rémunérée.

par Véronique Mikalef-Toudicle 25 juin 2019

Le besoin d’assistance par une tierce personne, qu’il soit temporaire ou définitif, fait partie des chefs de préjudice indemnisables en vertu du principe de réparation intégrale du préjudice. Lorsque cette assistance est apportée par un tiers rémunéré, l’évaluation du préjudice est facilitée. La question s’avère plus délicate lorsque l’assistance est le fait d’un membre de la famille de la victime agissant bénévolement. Il est admis que le caractère bénévole de l’assistance ne doit pas conduire à réduire le montant de la réparation accordée (Cass., ass. plén., 28 nov. 2001, n° 00-14.248, Bull. ass. plén., n° 16 ; D. 2001. 3588 ; Civ. 2e, 14 nov. 2002, n° 01-02.223, Dalloz jurisprudence ; 15 avr. 2010, RCA 2010, n° 174 ; 24 nov. 2011, n° 10-25.635, MAIF, Dalloz actualité, 19 déc. 2011, obs. J. Marrocchella , note H. Adida-Canac ; ibid. 644, chron. H. Adida-Canac, O.-L. Bouvier et L. Leroy-Gissinger ; ibid. 2013. 40, obs. P. Brun et O. Gout ; RTD civ. 2012. 324, obs. P. Jourdain ). La première chambre civile vient préciser les contours de cette assistance familiale bénévole.

En l’espèce, à la suite de soins orthodontistes en 2007 et 2008, une patiente agit en responsabilité à l’encontre d’un praticien en raison de troubles persistants ayant notamment entraîné une diminution de ses capacités professionnelles. La patiente, monitrice d’équitation et gérant un centre équestre, obtient gain de cause, mais la cour d’appel rejette sa demande d’indemnisation au titre de l’assistance apportée par son mari dans l’accomplissement de certaines tâches professionnelles. Selon les juges du fond, l’assistance bénévole du mari a compensé la perte de revenus et la patiente n’aurait pas souffert personnellement d’une diminution de ses gains professionnels. La cour d’appel considère également que le lien de causalité entre la perte de revenus alléguée et la faute du praticien n’est pas avéré et que l’économie réalisée grâce à l’assistance bénévole de son mari n’est pas un préjudice indemnisable. Par ailleurs, les juges du fond fixent les frais d’assistance aux opérations d’expertise à un montant différent de celui figurant sur les factures produites. La patiente forme un pourvoi en cassation. Quant à la question des frais d’assistance, la Cour de cassation rappelle l’obligation du juge de ne pas dénaturer les écrits qui lui sont soumis et casse logiquement la décision d’appel sur ce point sans que cela nécessite de commentaire particulier. En ce qui concerne l’assistance familiale, la haute juridiction censure la cour d’appel pour violation du principe d’une réparation intégrale aux motifs que, sans l’assistance de son mari, la patiente aurait subi une perte de revenus professionnels ou aurait dû recruter une tierce personne pour l’aider, ce qui caractérise un préjudice indemnisable indépendamment de tout justificatif de dépenses puisque le caractère bénévole de l’assistance n’était pas discuté. La Cour de cassation devait alors répondre à la question suivante : l’aide apportée par le mari à son épouse dans le cadre de sa profession peut-elle être prise en compte au titre du chef de préjudice de l’assistance par une tierce personne ?

Les frais liés à l’assistance d’une tierce personne font partie intégrante du préjudice indemnisable. En effet, ils correspondent au coût pour la victime de recourir, de manière temporaire ou définitive, à une personne à ses côtés pour l’aider dans les gestes de la vie quotidienne. Si la nomenclature Dintilhac fait référence « aux frais » liés à l’assistance par une tierce personne, la Cour de cassation a réitéré la solution selon laquelle l’indemnisation ne doit pas être réduite en présence d’une assistance familiale bénévole (v. arrêts préc.). Ainsi, la patiente était en droit de solliciter une indemnisation au titre de cette assistance familiale bénévole. Mais, l’intérêt de l’arrêt commenté réside dans la nature de l’aide apportée. En effet, dans les espèces soumises jusque là à la haute juridiction, l’assistance de la tierce personne s’avérait nécessaire pour accomplir les gestes de la vie quotidienne tels que se nourrir, faire sa toilette, s’habiller ou se déshabiller, se déplacer à l’intérieur de son domicile, faire son ménage ou son repassage, sortir de son domicile, etc. En l’espèce, la patiente a subi une diminution temporaire de ses capacités professionnelles. C’est donc dans le cadre de l’exercice de sa profession qu’elle a bénéficié de l’assistance bénévole de son mari. S’agit-il d’un préjudice indemnisable au titre de l’assistance par tierce personne ?

C’est sur ce point précisément que la cour d’appel est censurée. Les juges du fond considèrent que « la perte de revenus subie par M. B… ne constitue pas un préjudice dont Isabelle B… a souffert personnellement ; qu’elle ne peut donc en demander la réparation » (Lyon, 11 janv. 2018, n° 16/03222, Dalloz jurisprudence) et que l’économie qu’elle réalise grâce à l’assistance bénévole de son mari « ne constitue pas pour elle un préjudice indemnisable » (ibid.). Autrement dit, la cour d’appel répond par la négative à la question posée : il ne s’agit pas d’un préjudice indemnisable au titre de l’assistance par tierce personne. Au contraire, la Cour de cassation répond par l’affirmative et décide que, la diminution des capacités professionnelles de la patiente étant due à la faute du praticien, l’aide dont elle a eu besoin dans le cadre de son activité doit être prise en considération au titre de l’assistance par tierce personne.

Il faut en réalité distinguer deux préjudices distincts. En premier lieu, le temps consacré par le mari à assister sa femme est un temps qu’il n’a pas pu consacrer à l’exercice d’une fonction rémunérée, ce qui induit une baisse de revenus pour le ménage. Il s’agit d’un préjudice économique personnel du mari dont il pourrait, le cas échéant, obtenir réparation en qualité de victime par ricochet. En second lieu, la patiente ne peut plus exercer pleinement son activité professionnelle, elle a besoin d’aide, non pas dans sa vie quotidienne mais dans l’exercice de sa profession, afin de ne pas subir de perte de revenus. Il s’agit bien ici de préserver l’autonomie de la victime, ce qui correspond à la définition du besoin d’assistance par une tierce personne.

La Cour de cassation a admis à plusieurs reprises le préjudice professionnel des proches contraints d’abandonner leur activité pour aider la victime dans sa vie quotidienne (v. par ex. Civ. 2e, 27 févr. 1991, n° 89-18.241, RTD civ. 1991. 503, obs. J. Hauser ; RCA 1991. Comm. 172 ; 4 juill. 2013, RCA 2013. Comm. 333 ; 14 avr. 2016, n° 15-16.697, Mouchel [Mme] c. Gan assurances [Sté], Dalloz actualité, 2 mai 2016, obs. N. Kilgus ; ibid. 2187, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon ; RTD civ. 2016. 637, obs. P. Jourdain ). Ce préjudice est réparable même si la victime directe a bénéficié d’une indemnisation au titre de l’assistance par tierce personne. En effet, la Cour de cassation considère que les juges du fond doivent rechercher si la tierce personne a « été obligée d’abandonner son emploi pour s’occuper de son fils et si, de ce fait, elle [a] subi un préjudice économique personnel en lien direct avec l’accident consistant en une perte de gains professionnels et de droits à la retraite qui ne serait pas susceptible d’être compensée par sa rémunération telle que permise par l’indemnité allouée à la victime directe au titre de son besoin d’assistance par une tierce personne » (Civ. 2e, 24 oct. 2013, n° 12-26.102, D. 2014. 2362, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon  ; Gaz. Pal. 6-7 juin 2014, obs. C. Bernfeld). En l’espèce, le mari a fait l’objet d’un licenciement à la suite duquel il a assisté bénévolement son épouse. Il ne démontre pas de lien de causalité entre son licenciement et l’état de santé de sa femme. Il en irait autrement s’il avait, par exemple, démissionné afin de pouvoir aider son épouse ou s’il démontrait avoir négocié son licenciement en vue d’assister sa femme. La cour d’appel rejette, à juste titre, la demande du mari tendant à obtenir la condamnation du praticien à l’indemniser pour l’assistance apportée à son épouse. Mais l’erreur des juges du fond réside dans l’appréciation du second préjudice, celui de la patiente, victime directe. En raison de la faute commise par le praticien, elle n’est plus en mesure d’exercer pleinement son activité professionnelle, elle a besoin d’une assistance. La diminution de ses capacités professionnelles trouve son origine dans la faute commise par le praticien. Sur ce point, la Cour de cassation considère qu’il s’agit d’un préjudice indemnisable au titre de l’assistance par tierce personne en vertu du principe du droit à une réparation intégrale du préjudice subi. En effet, sans l’assistance de son mari, la patiente aurait dû soit recruter une tierce personne pour l’aider, soit subir une baisse de ses gains professionnels, ce qui correspond à un préjudice patrimonial.

Plusieurs enseignements peuvent être retenus de cet arrêt quant à l’assistance par tierce personne et sa prise en considération comme préjudice indemnisable. En premier lieu, l’assistance par tierce personne ne concerne pas uniquement l’accomplissement des gestes de la vie quotidienne mais peut s’appliquer également à l’aide nécessaire pour l’exercice de l’activité professionnelle. Dans cette hypothèse, l’assistance doit permettre soit d’éviter une perte de gains professionnels, soit de réaliser une économie en ne recrutant pas une tierce personne. En deuxième lieu, un lien de causalité doit exister (et être démontré) entre la faute commise et le besoin d’assistance. En troisième lieu, l’assistance peut être le fait d’un membre de la famille agissant à titre bénévole. Dans ce cas, l’indemnisation ne peut être conditionnée par la production de justificatifs de dépenses effectives.