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Le droit souple a trouvé ses juges : un foisonnement régulé. Brèves observations en clôture provisoire

Un contentieux des effets et des comportements

1. Dans l’océan de l’auto-engendrement du droit nagent, à côté des décisions, des contrats et de la coutume, tous obligatoires, des entités juridiques, aux formes aléatoires et imprévisibles et pourtant susceptibles d’exercer des influences d’intensité variable, sur l’équilibre dynamique de l’ordre juridique1.

2. Ainsi en va-t-il des objets juridiques rassemblés sous le vocable de « droit souple ». Ce dernier obéit, en s’inspirant de la définition proposée par le Conseil d’État, dans une étude référentielle2 et par rapport aux normes de plein exercice (devenues « droit dur »), à trois principes cumulatifs :

  • un principe de mimétisme formel : mutatis mutandis il prend des apparences et suit des procédés de création comparables à ceux du droit dur ;
  • un principe de dilution matérielle : il ne crée pas, par lui-même, des droits et des obligations ;
  • un principe d’effectivité distanciée : il a pour objet ou pour effet d’influencer les comportements des sujets de droit concernés.

3. Né en tant que concept3, en droit international, comme « soft law »4, il n’a cessé de se développer, en droit privé comme en droit public, ainsi qu’en droit européen, dans ses deux branches, droit de l’Union européenne et droit de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Conv. EDH)5, et sa mise en œuvre a inéluctablement suscité des litiges entre les parties concernées. Dès lors, dans un État de droit compréhensif, c’est-à-dire dans un État qui non seulement affirme les droits fondamentaux, mais aussi institue des juges adéquats pour les faire respecter, comme l’est la République française, il a fini par créer des contentieux que les juges compétents ont accueillis dans leur prétoire sous bénéfice d’inventaire6.

4. Ce contentieux du droit souple qui, au sens strict, recouvre le traitement juridictionnel des litiges dans lesquels le droit souple est soit l’objet même de la demande en justice, soit l’un des fondements de la demande ou de la défense, fait passer à ce dernier une sorte d’épreuve de vérité par lequel le réalisme, tantôt abrasif tantôt protecteur, qui préside à l’office du juge contribue à border, voire à cristalliser, ce qui n’est pas sans contradiction potentielle avec sa souplesse, supposée congénitale, cette « petite source du droit »7, qui tend à devenir grande.

5. Le contentieux du droit souple relève tant de la justice administrative que de la justice judiciaire, mais une asymétrie notable, liée aux différences de fonctionnement entre les deux ordres de juridictions autonomes établies par la Constitution8, comme des modes de production et du régime juridique du droit souple public et du droit souple privé, est d’emblée décelable entre les deux branches juridictionnelles.

6. C’est qu’usant de son pouvoir de création prétorienne, le Conseil d’État a établi un cadre contentieux précis, quoique, par nature, évolutif, comme l’est l’objet juridique qu’il concerne, en ouvrant le recours pour excès de pouvoir, ainsi que le recours de plein contentieux subjectif de la responsabilité extracontractuelle pour faute de l’administration, aux litiges concernant certaines formes de droit souple public9. Il a même donné l’onction du droit positif aux termes « droit souple » puisqu’il lui arrive de viser, dans ses arrêts, les « instruments de droit souple »10.

7. Le contentieux judiciaire offre, lui, une image décentralisée du contrôle juridictionnel du droit souple, où celui-ci est traité en tant que de besoin, selon les termes du litige. La Cour de cassation peut user dans sa doctrine, comme le Conseil d’État, des termes « droit souple », comme dans son étude annuelle de 2018 consacrée à son « rôle normatif »11, sans en donner une définition, mais en évoquant « des instruments qui ont en commun, à leur origine, non pas d’obliger leurs destinataires, mais plutôt de contribuer à orienter leurs comportements »12. En revanche, une recherche effectuée sur Légifrance ne donne aucun arrêt de la Cour régulatrice utilisant l’expression « droit souple ».

8. Il n’en ressort pas moins de ces références jurisprudentielles des deux juridictions suprêmes que, de la même façon que l’économie comportementale prend en charge l’ensemble des facteurs qui influencent les comportements des acteurs économiques au-delà du recours à un calcul rationnel d’intérêts, le contentieux du droit souple repose ainsi sur l’ouverture du prétoire du juge, lorsqu’est caractérisée une intensité suffisante d’effets situationnels ou comportementaux qui ne se réduisent pas à une obligation normative unilatérale ou contractuelle.

9. Mais de quels acteurs du droit souple s’agit-il ? Ils se répartissent en trois catégories solidaires : les auteurs de l’acte de droit souple, les destinataires de l’acte de droit souple identifiés par son contenu, et les tiers qui peuvent, volens nolens, se voir attraire dans l’orbite de souplesse normative ainsi créée. Ce sont, en dernière analyse, les effets du droit souple sur les comportements de ces acteurs qui réguleront le statut contentieux de ce droit. Effets et comportements sont bien le duo révélateur de la normativité contrôlable du droit souple.

10. C’est cette triangulation comportementale qui va être ainsi utilisée par le juge pour déterminer son office au regard du droit souple lorsqu’il lui ouvre son prétoire (compétence et recevabilité) et définit l’étendue de son contrôle et de ses pouvoirs réparateurs (contenu de la décision contentieuse).

11. Et c’est par rapport à l’obligation normative unilatérale ou contractuelle, terra cognita, que se détermine le traitement par le juge compétent de l’instrument de droit souple considéré.

12. Le contentieux du droit souple va, dès lors, juridictionnaliser les trois principes constitutifs relevés plus haut (mimétisme formel, dilution matérielle et effectivité distanciée)13.

13. C’est donc en fonction de ces trois principes existentiels du droit souple que va se modeler ledit contentieux.

Les paramètres de justiciabilité du droit souple

14. En contentieux administratif, elle repose par voie prétorienne sur quatre décisions de principe du Conseil d’État, entre lesquelles s’intercale une décision intermédiaire.

15. Les deux premières sont les arrêts d’assemblée Fairvesta et Numericable14.

16. Ils ouvrent la voie du recours pour excès de pouvoir à l’encontre des « avis, recommandations, mises en garde et prises de position adoptés par les autorités de régulation dans l’exercice des missions dont elles sont investies » lorsque ceux-ci « sont de nature à produire des effets notables, notamment de nature économique, ou ont pour objet d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles ils s’adressent » (Fairvesta, consid. 4 et Numericable, consid. 5).

17. Ensuite, par un arrêt Mme L P15, la Haute Assemblée affirme qu’une « prise de position "d’une autorité publique" "alors même qu’elle est dépourvue d’effets juridiques" est susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, compte tenu de divers "effets notables" qu’elle pourra induire » (consid. 5).

18. Enfin, l’arrêt de section Gisti16 pose que « 1. Les documents de portée générale émanant d’autorités publiques, matérialisés ou non, tels que les circulaires, instructions, recommandations, notes, présentations ou interprétations du droit positif peuvent être déférés au juge de l’excès de pouvoir lorsqu’ils sont susceptibles d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en œuvre. Ont notamment de tels effets ceux de ces documents qui ont un caractère impératif ou présentent le caractère de lignes directrices. » On notera que ces documents ont nécessairement pour portée d’orienter les comportements des agents de l’administration au regard des administrés concernés de telle sorte que des effets suffisamment intenses, « notables », sur les droits et situations du public en relation avec l’administration sont décelés, lesquels effets influenceront aussi les comportements dudit public.

19. Le principe de mimétisme formel se déploie dans ces arrêts en gradation par rapport à la forme décisionnelle, la plus éloignée, les avis, à la plus proche, les lignes directrices, la référence de l’arrêt Gisti aux documents à caractère impératif, relevant plutôt du droit dur17.

20. Le principe de dilution matérielle apparaît clairement dans la décision Mme L P, ces instruments sont dépourvus d’« effets juridiques », il faut comprendre, et la formule serait plus heureuse, qu’ils n’ont pas un caractère décisionnel ou impératif.

21. Le principe de l’effectivité distanciée est satisfait par la référence à des effets d’intensité suffisante, « notables », « significatifs » situationnels ou comportementaux qui ressortent soit de l’objet même de l’acte de droit souple, soit de l’analyse de son contenu.

22. L’articulation entre la jurisprudence Fairvesta et la jurisprudence Gisti n’est pas dépourvue d’ambiguïté. Il y a lieu sans doute d’estimer que ces deux jurisprudences, qui n’ont pas été adoptées par des formations de jugement de même niveau (Fairvesta et Numericable en assemblée, Gisti en section), ont des champs d’application partiellement divergents, ne serait-ce que parce que Gisti ne vise que les documents à portée générale. En réalité, soit les critères Gisti trouvent à s’appliquer, et ils suffisent à établir la justiciabilité de l’acte de droit souple en cause, soit, et s’il s’agit d’une autorité de régulation, spécialement économique, on doit procéder au test Fairvesta, et en dehors de la régulation économique, au test Mme L P.

23. Cette approche arborescente n’est pas sans incertitude. À cet égard, l’arrêt du Conseil d’État du 24 mars 202118, statuant sur une délibération par laquelle l’Autorité de régulation des jeux en ligne, devenue Autorité nationale des jeux, a indiqué que certaines dispositions du code de la consommation étaient susceptibles de s’appliquer aux jeux d’argent en ligne, alors régis par la loi du 12 mai 2010, est topique. Pour justifier de la justiciabilité de cet acte souple, la rapporteure publique convoque les impressionnantes considérations suivantes, qui usent en tout cas des paramètres centraux des effets et des comportements : « Examiné au prisme de votre récente décision de section Gisti du 12 juin 2020 (n° 418142, Dalloz actualité, 16 juin 2020, obs. M.-C. de Montecler ; Lebon avec les concl. ; AJDA 2020. 1196 ; ibid. 1407 , chron. C. Malverti et C. Beaufils ; AJ fam. 2020. 426, obs. C. Bruggiamosca ; AJCT 2020. 523 , obs. S. Renard et E. Pechillon ; RFDA 2020. 785, concl. G. Odinet ; ibid. 801, note F. Melleray )., il nous paraît au contraire que nous sommes en présence d’un document de portée générale, présentant une interprétation du droit positif susceptible d’avoir des effets sur les droits et obligations des opérateurs de paris en ligne, et, par suite, susceptibles de recours. La délibération du 19 avril 2019, traduit bien une prise de position de cette dernière, rendue publique sur le site de l’ARJEL ainsi que dans son rapport annuel pour 2019. Elle est de nature à avoir une incidence directe pour les acteurs concernés, dès lors que l’autorité précise qu’elle saisira le cas échéant la commission des sanctions sur le fondement de l’analyse qu’elle développe. De ce point de vue, la délibération attaquée s’apparente à une ligne directrice que se fixe l’autorité dans l’exercice de son pouvoir de sanction, susceptible à ce titre de recours (Gisti, préc. et, auparavant, 13 déc. 2017, S Bouygues Télécom et autres, nos 401799, 401830, 401912, Dalloz actualité, 5 janv. 2018, obs. J.-M. Pastor ; Lebon avec les concl. X. Domino ; AJDA 2018. 571 , note L. de Fontenelle ; ibid. 2017. 2497 ; RTD com. 2018. 67, obs. F. Lombard ; 16 oct. 2019, La Quadrature du Net et Caliopen, n° 433069, Lebon 358 avec les concl. ; D. 2020. 1262, obs. W. Maxwell et C. Zolynski ; Dalloz IP/IT 2019. 586, chron. C. Crichton ; ibid. 2020. 189, obs. F. Coupez et G. Péronne ; Légipresse 2019. 588 et les obs. ; ibid. 694, étude C. Thiérache et A. Gautron ; RFDA 2019. 1075, concl. A. Lallet ). Elle constitue, plus généralement, une prise de position exprimée en termes impératifs et généraux, sur l’interprétation des notions en cause, qui est susceptible d’influencer le comportement19 des opérateurs comme des joueurs (v. par ex., CE 30 juin 2016, Crédit Agricole SA et autres, n° 383822, Crédit agricole (SA), Lebon ; RTD com. 2016. 517, obs. M. Storck ) », mais l’arrêt s’en tient finalement au test Fairvesta (consid. 4).

24. Mais peut-être n’y a-t-il pas lieu d’entrer dans ces distinctions et faudrait-il en réalité s’en tenir au seul critère des effets « notables » ou des influences « significatives ». C’est ce qui paraît bien ressortir de la jurisprudence la plus récente. Ainsi un arrêt du 10 février 202320 énonce que « 5. Toutefois, les mises en garde et prises de position adoptées par la Miviludes dans son rapport annuel d’activité ou sur tout autre support qu’elle rend public, de même que le refus de les supprimer, de les modifier ou de les rectifier, ne peuvent être déférées au juge de l’excès de pouvoir par une personne, justifiant d’un intérêt direct et certain à leur annulation, que si elles sont de nature à produire à son égard des effets notables ou sont susceptibles d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles elles s’adressent. »

25. Quant aux modalités et à l’étendue du contrôle, elles ne caractérisent pas l’existence d’un recours pour excès de pouvoir spécial propre au droit souple, qui paraissait annoncé par les arrêts fondateurs susmentionnés mais, au mieux, par quelques adaptations21, étant cependant relevé que le domaine d’intervention de l’autorité administrative peut donner, ceteris partibus, sa saveur particulière à ce contentieux22, ainsi notamment lorsque l’autorité publique tient expressément sa compétence de dispositions législatives précises, comme la CNIL ou la Haute Autorité de santé23. Il est au demeurant permis de penser que la jurisprudence du Conseil d’État tient que le pouvoir conféré à une autorité de régulation emporte de plano la compétence d’adopter ad nutum les instruments de droit souple appropriés24. Il lui arrive même d’inciter une autorité de régulation à prendre de tels actes25.

26. Le droit souple doit enfin être distingué des actes intervenant dans le cours d’une procédure administrative dans la seule perspective de l’établissement d’une décision de droit dur26. L’acte de droit souple n’est pas un acte préparatoire, mais un acte qui produit des effets notables in se et per se.

27. En ce qui concerne les intersections entre le droit souple interne et le droit souple de l’Union européenne, la CJUE, interrogée par le Conseil d’État, a jugé que si le droit souple européen à effets sensibles peut faire l’objet d’une appréciation préjudicielle en...

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