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Du motif du licenciement des salariés refusant l’application d’un accord de mobilité interne

Il appartient au juge d’apprécier le caractère réel et sérieux du motif du licenciement consécutif au refus par le salarié de voir son contrat de travail modifié en application d’un accord de mobilité interne. Cette appréciation se fait au regard de la conformité de l’accord aux exigences légales et de sa justification par l’existence des nécessités du fonctionnement de l’entreprise, conformément aux stipulations de la Convention n° 158 de l’OIT. 

par Luc de Montvalonle 18 décembre 2020

Les récentes réformes du droit du travail ont facilité la mise en œuvre de mesures destinées à préserver l’emploi ou à assurer le bon fonctionnement de l’entreprise, tout en contournant les limites liées à l’interdiction pour l’employeur de modifier le contrat de travail d’un salarié sans l’accord de ce dernier (v. Soc. 19 mai 1998, n° 96-41.573, Dr. soc. 1998. 878, note G. Couturier ; ibid. 1999. 566, étude P. Waquet ). Depuis les ordonnances du 22 septembre 2017 (ord. n° 2017-1385), il est notamment possible de conclure un accord de performance collective au niveau des entreprises, lequel peut aménager la durée du travail, ses modalités d’organisation et de répartition, la rémunération et les conditions de la mobilité professionnelle ou géographique interne à l’entreprise, « afin de répondre aux nécessités liées au fonctionnement de l’entreprise ou en vue de préserver ou de développer l’emploi ». Les stipulations d’un tel accord « se substituent de plein droit aux clauses contraires et incompatibles du contrat de travail », sans qu’il soit nécessaire d’obtenir l’accord des salariés concernés. Ceux qui refusent l’application de l’accord peuvent être licenciés ; « ce licenciement repose sur un motif spécifique qui constitue une cause réelle et sérieuse » (C. trav., art. L. 2254-2).

Ce nouvel accord de performance collective regroupe les différentes figures d’accords collectifs dont le contenu prime sur la volonté des parties formalisée par le contrat de travail, y compris lorsque ses stipulations sont moins favorables. Parmi ces figures, on retrouve l’ancien accord de mobilité interne (AMI), qui permettait à un employeur d’« engager une négociation portant sur les conditions de la mobilité professionnelle ou géographique interne à l’entreprise dans le cadre de mesures collectives d’organisation courantes sans projet de réduction des effectifs » (C. trav., art. L. 2242-21 issu de la L. n° 2013-504, 14 juin 2013). Sous réserve qu’il contienne certaines garanties (limites de la mobilité, mesures pour concilier la vie personnelle et la vie professionnelle, mesures d’accompagnement à la mobilité ; C. trav., art. L. 2242-22 anc.), le salarié ne pouvait s’opposer à la mobilité décidée en application d’un tel accord. L’employeur pouvait licencier les salariés refusant l’application à leur contrat de l’AMI ; ce licenciement reposait sur un motif économique (C. trav., art. L. 2242-23 anc.).

En l’espèce, une entreprise, ayant perdu un marché couvrant les départements du Gard et de la Lozère, avait déménagé son centre de Nîmes et avait proposé aux salariés rattachés à ce centre des affectations temporaires dans d’autres régions à compter du 1er juillet 2013, dans le cadre du régime de grand déplacement prévu par la convention collective nationale des ouvriers des travaux publics du 15 décembre 1992. Plusieurs salariés, refusant cette affectation, avaient saisi le conseil de prud’hommes d’une demande de résiliation du contrat de travail. L’employeur avait finalement conclu un AMI avec les organisations syndicales représentatives le 29 juillet 2013, dispositif nouvellement créé par la loi du 14 juin 2013. Les salariés ayant refusé la mobilité prévue par cet accord avaient été licenciés pour motif économique, conformément aux dispositions légales applicables, le 8 avril 2014. Ils avaient saisi le juge prud’homal d’une demande subsidiaire contestant le bien-fondé de leur licenciement.

La cour d’appel de Nîmes, le 23 octobre 2018, a débouté les salariés de leurs différentes demandes. S’agissant du bien-fondé des licenciements prononcés consécutivement au refus par les salariés de l’application de l’AMI, les juges du fond ont principalement retenu, d’une part, que cet accord était valide au regard des conditions posées par la loi, d’autre part, qu’il ne leur appartenait pas d’apprécier ces licenciements à la lumière des motifs classiques de licenciement pour motif économique (v. C. trav., art. L. 1233-3). Les salariés licenciés ont formé un pourvoi en cassation.

Ils contestaient d’abord la validité de l’AMI dès lors que l’entreprise avait procédé à la fermeture d’un site et la suppression de quatre-vingts postes, alors qu’un tel accord ne pouvait « être négocié et signé que dans le cadre de mesures collectives d’organisation courantes sans projet de réductions d’effectifs ». Ils faisaient ensuite grief à l’arrêt d’appel de ne pas avoir apprécié si le licenciement reposait sur une cause réelle et sérieuse et d’avoir retenu « que le motif économique du licenciement des salariés était vainement discuté » dès lors que ce motif était constitué par le seul refus de l’application de l’AMI. Ce faisant, les juges auraient violé l’article 4 de la convention n° 158 de l’OIT, interdisant le licenciement d’un salarié sans un motif valable.

Le 2 décembre 2020, la chambre sociale de la Cour de cassation rejette le pourvoi formé par les salariés. Le premier moyen est écarté au motif que l’AMI pouvait être conclu dans le cadre de mesures collectives d’organisation courantes sans projet de réduction d’effectifs ; or la cour d’appel avait constaté que cette condition était remplie, puisque l’accord avait bien pour objectif « d’apporter des solutions pérennes d’organisation de l’entreprise confrontée à des pertes de marché sur des territoires géographiques peu actifs ». La suppression de certains postes et la réaffectation des salariés concernés sur d’autres postes ne suffisaient pas à établir qu’il existait un projet de réduction d’effectifs. Sur ce point, la chambre sociale confirme sa jurisprudence (Soc. 11 déc. 2019, n° 18-13.599, D. 2020. 22 ; RDT 2020. 119, obs. M. Kocher ).

La Cour écarte également le second moyen, tout en précisant le rôle dévolu aux juges du fond dans l’appréciation du motif du licenciement consécutif au refus d’application d’un AMI. Rappelant l’applicabilité directe de la Convention n° 158 de l’OIT (v. CE 19 oct. 2005, n° 283471, Lebon ; AJDA 2005. 1980 ; ibid. 2162 , chron. C. Landais et F. Lenica ; D. 2006. 629 , note G. Borenfreund ; Dr. soc. 2006. 494, note X. Prétot  ; Soc. 29 mars 2006, n° 04-46.499, Dalloz actualité, 5 avr. 2006, obs. E. Chevrier ; D. 2006. 2228, obs. L. Perrin ; Dr. soc. 2006. 636, obs. J. Duplat ; RDT 2006. 273, obs. P. Lokiec ; Soc., avis, 17 juill. 2019, n° 19-70.011, D. 2019. 1916 , note T. Sachs ; RDT 2019. 693, étude J.-P. Marguénaud ; RTD civ. 2020. 59, obs. P. Deumier ), elle précise d’abord que, selon son article 4, un licenciement doit être lié à l’aptitude ou à la conduite du travailleur ou fondé sur les nécessités du fonctionnement de l’entreprise, de l’établissement ou du service. Elle indique ensuite qu’en vertu de son article 9.1, le tribunal compétent en matière de rupture du contrat de travail est habilité à examiner les motifs invoqués et à décider si le licenciement est justifié. Elle rappelle enfin qu’aux termes de son article 9.3, lorsque le licenciement est motivé par les nécessités de fonctionnement de l’entreprise, le juge compétent doit pouvoir déterminer si le licenciement est véritablement intervenu pour ces motifs et si ces motifs étaient suffisants pour justifier le licenciement.

La législation alors en vigueur précisait simplement que le licenciement d’un salarié refusant l’application à son contrat des stipulations de l’AMI reposait sur un motif économique. Ce refus constituait à lui seul ledit motif économique, ce dont il résultait que les juges du fond n’avaient pas à vérifier si « la modification du contrat, refusée par le salarié, [était] consécutive à des difficultés économiques, des mutations technologiques, une réorganisation de l’entreprise nécessaire à la sauvegarde de sa compétitivité ou une cessation complète de l’activité de l’employeur ». Par conséquent, il leur appartenait seulement d’apprécier le caractère réel et sérieux du motif du licenciement consécutif à ce refus au regard, d’une part, des conditions de validité de l’AMI posées par la loi, d’autre part, des stipulations de l’article 4 de la convention n° 158 de l’OIT imposant qu’un licenciement soit justifié par l’existence des nécessités du fonctionnement de l’entreprise.

En l’espèce, l’AMI en cause était conforme aux dispositions légales alors en vigueur, comme l’avaient relevé les juges du fond ; « le motif économique du licenciement était vainement discuté sur le fondement des dispositions de l’article L. 1233-3 du code du travail » ; et les salariés ne soutenaient pas que l’AMI n’était pas justifié par les nécessités du fonctionnement de l’entreprise. Les licenciements des salariés réfractaires reposaient donc sur une cause réelle et sérieuse.

Il résulte de cet arrêt que, lorsque la loi autorise le licenciement d’un salarié refusant l’application d’un accord collectif déterminé, le juge peut toujours apprécier le caractère réel et sérieux du motif de licenciement au regard du contenu de l’accord collectif en cause. Cette solution s’inscrit dans le prolongement de celle dégagée pour les accords de réduction du temps de travail (Soc. 15 mars 2006, n° 04-41.935, D. 2006. 946 ; ibid. 2002, obs. J. Pélissier, B. Lardy-Pélissier et B. Reynès ; RDT 2006. 96, obs. M. Véricel  ; 23 sept. 2009, n° 07-44.712, Dalloz actualité, 14 oct. 2009, obs. J. Cortot) et devrait logiquement trouver à s’appliquer en matière d’accord de performance collective (APC).

En effet, la très large publication dont bénéficie cette décision, qui concerne un dispositif peu populaire en son temps et aujourd’hui abrogé, laisse penser qu’elle préfigure les conditions de validité d’un licenciement consécutif au refus par un salarié de la modification de son contrat en application d’un APC. Dans le régime juridique issu des ordonnances de 2017, un tel licenciement « repose sur un motif spécifique qui constitue une cause réelle et sérieuse » (C. trav., art. L. 2254-2). Si le législateur a préconstitué une cause réelle et sérieuse de licenciement, le juge est-il pour autant privé de son pouvoir d’apprécier la justification du licenciement ? La solution retenue par les juges dans l’arrêt commenté semble s’opposer à une telle hypothèse.

Le juge pourra en effet contrôler que le licenciement est bien motivé par les nécessités du fonctionnement de l’entreprise et déterminer s’il intervient véritablement pour ces motifs (OIT, Conv. n° 158, art. 4 et 9.3). Cela reviendra, en fait, à contrôler la justification invoquée lors de la conclusion de l’APC et la réalité de cette justification. S’il peut largement être recouru à l’APC, « afin de répondre aux nécessités liées au fonctionnement de l’entreprise ou en vue de préserver, ou de développer l’emploi », il également nécessaire que cet accord définisse ses objectifs dans un préambule (C. trav., art. L. 2254-2). Il paraît donc important que les négociateurs explicitent en quoi le recours à l’APC est nécessaire pour assurer le fonctionnement de l’entreprise et en quoi les objectifs de l’accord sont pertinents au regard du motif invoqué. Ce sont précisément ces objectifs et la pertinence des moyens mis en œuvre pour les atteindre qui seront contrôlés par les juges pour déterminer si le licenciement des salariés contestataires est justifié. Si, par exemple, l’employeur a invoqué des difficultés économiques et une volonté de préserver l’emploi pour convaincre les organisations syndicales de signer l’accord, le juge devrait pouvoir contrôler, en cas de contestation d’un licenciement, que ces difficultés étaient réelles et justifiaient les mesures prévues par l’accord (v. P. Lokiec, A. Cormier Le Goff et I. Taraud, Juges et accords de performance collective, Dr. soc. 2020. 511  ; I. Meftah, L’accord de performance collective, RJS oct. 2020). Les juges devront aussi vérifier que l’accord n’a pas été détourné pour procéder à des licenciements qui reposeraient sur un motif prohibé par la loi comme une discrimination (CE 7 déc. 2017, n° 408379, Lebon ; AJDA 2018. 664 ).

En définitive, le fait que le refus du salarié de se voir appliquer un APC justifie en soi un licenciement ne prive pas ce dernier de son droit à ne « pas être licencié sans qu’il existe un motif valable de licenciement » fondé, a minima, « sur les nécessités du fonctionnement de l’entreprise, de l’établissement ou du service » (OIT, Conv. n° 158, art. 4). À défaut de pouvoir contrôler la justification du licenciement au regard des classiques motifs personnel ou économique, le juge pourra au moins contrôler la « pertinence » de l’APC (Cons. const. 21 mars 2018, n° 2018-761 DC, Dalloz actualité, 23 mars 2018, obs. C. Dechristé ; D. 2018. 2203, obs. P. Lokiec et J. Porta ; ibid. 2019. 1248, obs. E. Debaets et N. Jacquinot ; Dr. soc. 2018. 677, tribune C. Radé ; ibid. 682, étude B. Bauduin ; ibid. 688, étude A. Fabre ; ibid. 694, étude Y. Pagnerre ; ibid. 702, étude J. Mouly ; ibid. 708, étude P.-Y. Verkindt ; ibid. 713, étude G. Loiseau ; ibid. 718, étude D. Baugard et J. Morin ; ibid. 726, étude C. Radé ; ibid. 732, étude P.-Y. Gahdoun ; ibid. 739, étude L. He ; RDT 2018. 666, étude V. Champeil-Desplats ) et apprécier la nécessité de licencier les salariés réfractaires au regard des objectifs fixés par celui-ci.