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En Allemagne, un droit du renseignement en plein essor

Outre-Rhin, le dialogue entre théorie du droit et acteurs de terrain des services du renseignement se développe rapidement. Faut-il voir là la naissance d’une nouvelle spécialité du droit ou un pari risqué pour une recherche indépendante ? Explications.

par Gilles Bouvaistle 16 juillet 2018

C’est un symposium qui, en mars dernier, a réuni à Berlin la fine fleur du renseignement : organisé à l’initiative du ministère fédéral de l’intérieur et de la Chancellerie fédérale, celui-ci s’était donné pour mission de débattre des « services de renseignement dans un État de droit démocratique » et, plus précisément, de « la réforme du droit du renseignement, entre légalisation et internationalisation ». Pendant deux jours, ont dialogué des pontes de l’administration allemande – comme Hans-Georg Maaßen, le président des services de renseignement intérieur fédéraux (Bundesamt for Verfassungsschutz) –, du monde du droit – un juge de la Cour constitutionnelle fédérale, Wilhelm Schluckebier, était présent –, mais aussi des représentants européens – comme Gerhard Conrad, le directeur de l’IntCent, le « Centre de renseignement » du Service extérieur pour l’Union européenne. But affiché de cet événement, dont c’était la deuxième édition : établir un dialogue entre théorie du droit et pratique des agences de renseignement, entre chercheurs et professionnels de terrain.

Les actes de ce colloque viennent de paraître et soulignent à quel point, en Allemagne, le droit du renseignement avance. « Ces dix dernières années, l’intérêt scientifique pour cette thématique a augmenté de manière exponentielle, relève Jan-Hendrik Dietrich, l’un des organisateurs de ce symposium, qui enseigne le droit du renseignement à l’École supérieure fédérale d’administration publique. Il y a de plus en plus de colloques, de livres, de travaux universitaires sur ce thème, ce qui permet de dire qu’une vraie branche du droit en est sortie. » Pour preuve, il a lui-même a dirigé un manuel de près de 2 000 pages consacré au droit du renseignement paru en 2017.

Benjamin Rusteberg, chercheur associé à l’institut de philosophie du droit de l’Université de droit de Fribourg, et auteur d’un compte rendu très critique de ce colloque sur le site spécialisé allemand Verfassungsblog, confirme le développement de cet objet d’étude : « D’abord, on observe dans la littérature universitaire une spécialisation sur ce sujet, ensuite un nombre croissant de commentaires, des chaires spécifiques dédiées au droit de la sécurité. On peut enfin noter un nombre croissant de manifestations autour de ces thématiques et une communauté qui se consacre à cette discussion ».

La spécificité de la situation allemande repose néanmoins sur la centralité de la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe. Cette dernière a généré une importante jurisprudence dans ce domaine, « en particulier une décision de 1983, où le tribunal a évoqué un droit pour l’individu à l’autodétermination de ses informations personnelles », souligne Jan-Hendrick Dietrich. « Ce droit fondamental protège le citoyen d’une collecte massive par l’État de ses données personnelles. »

D’autres décisions plus récentes ont également suscité à la fois une intense activité législative et scientifique, tel « l’arrêt de la Cour sur les fichiers antiterroristes [en 2013], qui portait sur la question de savoir dans quelles conditions sont échangées les données entre différents services de sécurité ».

Dynamique européenne

Autre moteur important de cette extension du domaine du droit du renseignement, les révélations d’Edward Snowden sur la NSA, qui, selon Jan-Hendrik Dietrich, ont eu « des effets profonds » : « personne n’avait réellement mesuré jusque-là les capacités techniques dont disposaient les services de renseignement. En Allemagne, le Parlement a été saisi et un comité d’enquête a été créé. » Au terme de ce processus, la loi sur le statut des services de renseignement extérieur allemands (BND) a été modifiée en 2016. « Cette réforme a doté les services extérieurs allemands d’une base juridique solide, poursuit-il. Cela a abouti à la création par la loi d’une instance de contrôle indépendante pour ces activités. » D’autres commissions d’enquête et de contrôle indépendantes ont été créées, sous la houlette d’un haut commissaire chapeautant ces instances. « Les compétences en la matière ont été plus précisément définies et les moyens des organismes de contrôle élargis, avec la création de nouveaux postes, des recrutements de personnels aux compétences spécifiques », confirme Benjamin Rusteberg.

Ce développement s’inscrit dans une dynamique européenne, comme le souligne un rapport de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne publié en mai 2108, examinant « le rôle essentiel que jouent les organes spécialisés dans le contrôle des travaux des services de renseignement ». Même s’il constate des « approches régulatrices différentes » et qu’« au niveau du contrôle parlementaire des services de renseignement, il reste beaucoup de travail à faire dans de nombreux pays européens », Jan-Hendrik Dietrich cite notamment l’exemple de l’Autriche, qui a mis en place un défenseur du droit des citoyens visés par des enquêtes des services de renseignement ou le système de contrôle parlementaire des services aux Pays-Bas.

Il juge en outre « très intéressantes » les mesures prises en France avec la loi renseignement en 2015 : « On a alors commencé à établir une "communauté du renseignement" pour mettre en rapport les différentes agences entre elles. C’est très utile, car des standards partagés et des interconnexions entre services jouent un rôle important ».

Reste que ces échanges entre droit et renseignement ne sont pas sans danger, s’ils ne prennent pas garde de tomber dans le piège d’une trop grande proximité, comme le soulignait Benjamin Rusteberg dans son analyse du colloque : « Il ne faut pas sous-estimer le danger que le droit ne devienne qu’un simple cache-sexe » du renseignement. « Il est certain qu’il ne peut y avoir de bon travail scientifique que s’il est indépendant, nuance Jan-Hendrik Dietrich. Certains ministères se sont décidés, notamment celui de l’intérieur, à favoriser le discours scientifique indépendant sur le droit des renseignements. Les services doivent travailler en secret, mais aussi pouvoir produire un discours social et professionnel sur leurs activités. »