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Éric Dupond-Moretti, avocat, ministre et renvoyé

Une situation inédite pour un ministre en exercice, a fortiori garde des Sceaux : la commission d’instruction de la Cour de justice de la République (CJR) a ordonné hier le renvoi en procès d’Éric Dupond-Moretti pour prise illégale d’intérêts. Si les avocats du ministre ont annoncé immédiatement se pourvoir en cassation, cette situation fragilise considérablement l’autorité du ministre et celle de la justice.

par Pierre Januel, Journalistele 4 octobre 2022

Deux dossiers à l’origine de la décision

La décision prise par la commission d’instruction de la Cour de justice de la République (CJR) trouve sa source dans une plainte déposée par les deux principaux du syndicat de magistrat et Anticor. Ils reprochent au ministre d’avoir fait prévaloir ses intérêts d’ancien avocat dans deux dossiers disciplinaires : d’abord les fadettes du PNF. Avocat, Éric Dupond-Moretti avait porté plainte, à la suite d’une enquête préliminaire ouverte par le Parquet national financier (PNF) qui avait conduit à inspecter ses relevés téléphoniques. Nicole Belloubet avait alors saisi l’inspection de la Justice. Devenu ministre quelques jours plus tard, Éric Dupond-Moretti avait retiré sa plainte mais, suite à la remise du rapport d’inspection, il avait ordonné une enquête prédisciplinaire contre trois magistrats. Le Conseil supérieur de la magistrature rendra sa décision concernant les trois magistrats le 19 octobre (Dalloz actualité, 23 sept. 2022, obs. P.-A. Souchard).

L’autre dossier concerne le juge Édouard Levrault, anciennement détaché comme juge d’instruction à Monaco. Sèchement déchu de ce poste par Nicole Belloubet, il avait exposé sa situation à France 3 en juin 2020. Éric Dupond-Moretti avait alors déposé une plainte pour son client. Devenu ministre, il avait saisi l’inspection de la Justice le 30 juillet 2020. Cette procédure s’est terminée sèchement pour le garde des Sceaux : le 15 septembre dernier, le Conseil supérieur de la magistrature a jugé que le magistrat n’avait commis aucune faute disciplinaire, mais que le ministre « s’était trouvé dans une situation objectif de conflit d’intérêts » (Dalloz actualité, 26 sept. 2022, obs. M.-C. de Montecler).

Une situation inédite

La décision de la commission d’instruction de la CJR est inédite. Jamais un ministre en exercice ne s’était retrouvé ainsi renvoyé. Qui plus est, un ministre de la Justice ! La situation d’Éric Dupond-Moretti est difficilement tenable et plusieurs voix s’élèvent déjà pour demander sa démission, dont celle de Transparency International). Si la Cour de cassation le confirme, des parlementaires vont donc être amenés à trancher un conflit entre des magistrats et leur ministre. Le procès pourrait avoir lieu dans un an.

Pour sa défense, Éric Dupond-Moretti fait valoir qu’il s’était contenté de suivre l’avis de ses services. Problème : le décret de déport n’a été formalisé qu’en octobre 2020. Par ailleurs, le déport se fait normalement vers des autorités supérieures (le Premier ministre) et non des services qui restent sous l’autorité du ministre. Autre point : le champ du délit de prise illégale d’intérêt est large. Les politiques critiquent régulièrement ce délit pénal trop extensif (Dalloz actualité, 5 juin 2021, obs. P. Januel). Les sénateurs l’ont d’ailleurs réformé l’an dernier dans la loi portée par… Éric Dupond-Moretti (Dalloz actualité, 21 oct. 2021, obs. P. Januel). En situation de juger, les parlementaires de la CJR renouvelleront-ils leurs critiques contre ce délit ?

C’est toute l’institution judiciaire qui est fragilisée. D’autant que le ministre a fait valoir son droit au silence pendant l’instruction et que ses avocats ont mis en cause le refus des magistrats instructeurs d’auditionner François Molins, Procureur général près la Cour de cassation et représentant du ministère public devant la CJR. La directrice de cabinet d’Éric Dupond-Moretti avait consulté François Molins sur les suites à donner au rapport d’inspection sur le PNF. Il aurait alors indiqué que la saisine de l’IGJ semblait plus adéquate que celle du CSM. La transmission du réquisitoire définitif de François Molins avait eu lieu quelques jours avant les législatives. Malgré cette situation (ou peut-être à cause d’elle), Emmanuel Macron a fait le choix de renouveler sa confiance à Éric Dupond-Moretti (Dalloz actualité, 23 mai 2022, obs. P. Januel). Ce dernier affirme que cela ne l’empêche pas de travailler. Pour l’instant.