Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Article

Estimation de la valeur d’un bien exproprié revendu par l’expropriant : non-renvoi d’une QPC

La décision rendue le 22 mars 2022 par le Conseil d’État, selon laquelle les recettes attendues de la vente future des terrains et de l’opération d’expropriation n’ont pas à être incluses dans le dossier soumis à enquête publique, ne constitue pas un changement des circonstances de droit de nature à affecter la constitutionnalité des dispositions de l’article L. 322-2 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique.

L’acquisition d’un bien par voie d’expropriation revendu ultérieurement par l’expropriant dans des conditions lui permettant de réaliser une plus-value au détriment des expropriés est une question fréquemment invoquée devant les prétoires. La décision rapportée en est un nouvel exemple.

Dans le cadre d’une procédure d’expropriation lancée par la société publique locale Territoire d’innovation, le juge de l’expropriation a été saisi pour la fixation des indemnités revenant à la société F. à la suite de l’expropriation de plusieurs parcelles lui appartenant.

Insatisfaite de la décision de la cour d’appel de Lyon du 7 décembre 2021, la société F. a formé un pourvoi devant la Cour de cassation, à l’occasion duquel elle a demandé de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité suivante :

« Les dispositions de l’article L. 322-2, alinéas 2 et 4, du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique déclarées conformes à la Constitution par une décision n° 2021-915 QPC du 11 juin 2021 dans la mesure où l’exproprié peut exercer un recours contre la décision d’utilité publique devant les juridictions administratives, en cas de plus-value excédant manifestement les besoins du projet et certaine réalisée par l’autorité expropriante à son détriment, ne méconnaissent-elles pas l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 soumettant l’expropriation au paiement à l’exproprié d’une juste et préalable indemnité, en tant qu’elles privent l’exproprié de tout contrôle sur les plus-values réalisées par l’expropriant depuis que le Conseil d’État, par une décision du 22 mars 2022, a rendu impossible tout contrôle du juge administratif sur l’existence et l’importance des plus-values futures de l’expropriant en jugeant que les recettes attendues de la vente future des terrains et de l’opération d’expropriation n’ont pas à être incluses dans le dossier d’enquête publique sur la base duquel s’exerce son contrôle ? »

Feuilleton

Pour appréhender les enjeux que représente cette QPC, il est nécessaire de faire un léger rappel du feuilleton jurisprudentiel relatif à l’estimation de la valeur d’un bien exproprié revendu ultérieurement par l’expropriant.

Par une décision n° 2021-915 QPC du 11 juin 2021, le Conseil constitutionnel a déclaré conforme à la Constitution l’article L. 322-2, alinéas 2 et 4, du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique, refusant ainsi au juge fixant l’indemnité d’expropriation de tenir compte du prix auquel l’expropriant entend revendre le bien exproprié dans des conditions déjà connues. Le sens de cette décision avait donné tort à l’auteur de la QPC qui reprochait à cette disposition de permettre à l’expropriant de réaliser une plus-value substantielle certaine, au détriment de l’exproprié (Cons. const. 11 juin 2021, n° 2021-915/916 QPC, Dalloz actualité, 19 juin 2021, obs. G. Hamel ; AJDI 2021. 696 , obs. G. Hamel ; ibid. 658, étude F. Lévy ).

Par la suite, la décision du Conseil constitutionnel a été appliquée par la Cour de cassation dans un arrêt du 2 mars 2022, selon lequel le juge de l’expropriation n’est pas tenu de procéder à un contrôle relatif à l’atteinte disproportionnée au droit au respect des biens, résultant de la plus-value bénéficiant à l’expropriant lors de la revente des parcelles expropriées pour la réalisation de l’opération d’utilité publique (Civ. 3e, 1er avr. 2021, n° 20-17.133, Dalloz actualité, 17 mars 2022, obs. G. Hamel ; AJDA 2021. 768 ; AJDI 2021. 377 , obs. G. Hamel ).

Enfin, très récemment le Conseil d’État a jugé, dans le même sens, que les recettes attendues de la vente future des terrains et de l’opération d’expropriation « n’ont pas non plus à être incluses les recettes attendues de la vente future des terrains et de l’opération d’expropriation » (CE 22 mars 2022, n° 448610, Association Église Evangélique de Crossroads, Dalloz actualité, 30 mars 2022, obs. E. Maupin ; Lebon ; AJDA 2022. 610 ; RDI 2022. 275, obs. R. Hostiou ; AJCT 2022. 411, obs. D. Chauvaux ).

Clore le débat

Fort de ces multiples jurisprudences constantes sur le sujet, la Cour de cassation, dans l’arrêt rapporté préfère clore le débat et ne pas renvoyer une nouvelle fois la QPC au Conseil constitutionnel.

En effet, après avoir analysé la portée de la décision rendue le 22 mars 2022 par le Conseil d’État, la Cour de cassation indique que cette décision ne constitue pas un changement des circonstances de droit de nature à affecter la constitutionnalité de ces dispositions, pour deux justifications :

  • la décision ne constitue pas une modification de la jurisprudence antérieure,
     
  • le Conseil constitutionnel ne s’est pas fondé, pour déclarer l’article L. 322-2 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique conforme à la Constitution, sur l’existence d’un recours contre la déclaration d’utilité publique pouvant être exercé devant le juge administratif en cas de plus-value certaine et excédant les besoins du projet, réalisée par l’autorité expropriante au détriment de l’exproprié.

La Cour de cassation conclut qu’aucun changement des circonstances de droit ou de fait n’est intervenu qui, affectant la portée des dispositions contestées, en justifierait le réexamen.

Plus d’un an après, la décision du Conseil constitutionnel du 11 juin 2021 a du mal à faire l’unanimité auprès des expropriés, qui restent très motivés pour tenter d’assouplir ou faire évoluer la position actuelle du Conseil constitutionnel.