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Estoppel : exigence d’une contradiction dans les positions adoptées au cours d’une même instance

La fin de non-recevoir tirée du principe selon lequel nul ne peut se contredire au détriment d’autrui sanctionne l’attitude procédurale consistant pour une partie, au cours d’une même instance, à adopter des positions contraires ou incompatibles entre elles dans des conditions qui induisent en erreur son adversaire sur ses intentions.

par Mehdi Kebirle 6 avril 2018

Même cause, même conséquence. Voici un nouvel arrêt dans lequel la Cour de cassation rappelle que la fin de non-recevoir tirée de l’interdiction de se contredire au détriment d’autrui – communément appelée principe d’« estoppel » – ne peut être retenue qu’à certaines conditions très restrictives.

Dans cette affaire, il s’agissait d’une personne domiciliée en France mais qui exerçait une activité salariée en Suisse. Elle était affiliée à l’assurance maladie suisse et à la caisse primaire d’assurance maladie de Haute-Savoie. Cet employé a présenté à cette dernière une demande de radiation qui a été rejetée. Il a alors formé un recours devant une juridiction de sécurité sociale, laquelle a fait droit à la demande.

La juridiction a estimé que la demande d’affiliation formée par l’assuré auprès de l’assurance maladie française était irrégulière, de sorte que l’affiliation qui en résultait était elle-même irrégulière.

La caisse a formé un pourvoi en cassation dont seul le premier moyen retiendra notre attention. Ce moyen s’articulait autour de la violation du principe selon lequel nul ne peut se contredire au détriment d’autrui. La demanderesse arguait qu’une partie ne peut, sans violer ce principe, contester la légalité d’une demande qu’elle a formulée ou d’un choix qu’elle a opéré. Autrement dit, elle reprochait à l’assuré de contester une affiliation qu’il avait lui-même sollicitée par le passé.

La Cour de cassation se montre insensible à cette argumentation. Elle prend soin de relever que « la fin de non-recevoir tirée du principe selon lequel nul ne peut se contredire au détriment d’autrui sanctionne l’attitude procédurale consistant pour une partie, au cours d’une même instance, à adopter des positions contraires ou incompatibles entre elles dans des conditions qui induisent en erreur son adversaire sur ses intentions ».

Or, en l’occurrence, les positions contraires de l’assuré n’ont pas été adoptées au cours de l’instance. La demande était donc parfaitement recevable.

La solution n’est pas neuve et confirme la vision très restrictive que la Cour de cassation entend donner à la fin de non-recevoir tirée de la violation de la règle selon laquelle nul ne peut se contredire au détriment d’autrui. Si elle en reconnaît clairement l’existence (Cass., ass. plén., 27 févr. 2009, n° 07-19.841, Bull. ass. plén., n° 1 ; D. 2009. 1245 , note D. Houtcieff ; ibid. 723, obs. X. Delpech ; ibid. 2010. 169, obs. N. Fricero ; RTD civ. 2010. 459, étude N. Dupont ; JCP 2009. 10073, note P. Callé ; v. aussi Civ. 1re, 8 juill. 2010, n° 09-14.280, Bull. civ. I, n° 157 ; D. 2010. 1886, obs. X. Delpech ; ibid. 2933, obs. T. Clay ), la haute juridiction avait déjà jugé que ce principe ne sanctionne pas d’une fin de non-recevoir la contradiction d’une partie effectuée au cours de deux procès successifs, aux motifs que les actions sont distinctes (Soc. 22 sept. 2015, n° 14-16.947, Dalloz actualité, 13 oct. 2015, obs. A. Doutreleau ; Dr. soc. 2015. 945, obs. J. Mouly ; Gaz. Pal. 22 déc. 2015, p. 25, obs. Orif ; JCP 2015. 1304, obs. Amrani-Mekki ; ibid. 2016. 80, note Cholet ; ibid. S 2015. 1455, note Bugada ; ibid. E 2015. 1573, note Dupont). C’est ce qu’elle rappelle à nouveau dans l’arrêt commenté en énonçant, de façon plus claire encore, que cette sanction ne peut s’appliquer que lorsque les positions contraires sont adoptées « au cours d’une même instance », témoignant ainsi de sa volonté de pérenniser cette exigence.

Au-delà de cet aspect, on notera le soin avec lequel la Cour de cassation s’efforce de définir le principe qu’elle énonce. La fin de non-recevoir tirée du principe selon lequel nul ne peut se contredire au détriment d’autrui vise à éviter les positions contraires ou incompatibles entre elles, dans des conditions qui induisent son adversaire en erreur sur ses intentions. Ces indications ne comportent rien de bien novateur tant les exigences sont classiques : il faut des positions contraires, étant entendu que la Cour de cassation a déjà précisé qu’il fallait entendre par là des prétentions contraires et non de simples allégations (Civ. 2e, 22 juin 2017, n° 15-29.202, Dalloz actualité, 5 juill. 2017, obs. M. Kebir ; JCP 2017. 816, zoom D. Cholet ; LEDC sept. 2017, n° 1109, p. 6, note G. Guerlin). Il faut en outre une contradiction susceptible de perturber la bonne compréhension des intentions de leurs auteurs (v. déjà Civ. 1re, 24 sept. 2014, n° 13-14.534, Dalloz actualité, 13 oct. 2014, obs. F. Mélin ; ibid. 2015. 649, obs. M. Douchy-Oudot ; RTD civ. 2015. 452, obs. N. Cayrol ; JCP 2014. 1141, note Houtcieff ; ibid. 1232, n° 4, obs. Serinet ; ibid. E 2014. 1608 note N. Dupont ; LPA 3 nov. 2014, p. 10, obs. Boillot ; ibid. 27 nov. 2014, p. 20, note Brus ; Dr. et proc. 2015, suppl. Droit du recouvrement, n° 2, p. 4, note Putman).

Au fond, ce n’est pas cet aspect qui exprime le mieux la substance du principe d’estoppel en droit français. C’est commettre une erreur que de se focaliser uniquement sur l’idée de contradiction pour appréhender cette règle. L’estoppel n’est pas réductible à la contradiction. Il y a, en droit français, un droit de se contredire au détriment de son adversaire (G. Bolard, Le droit de se contredire au détriment d’autrui ?, JCP 2015. 235 s.). La possibilité d’invoquer des moyens nouveaux en appel qui contredisent ceux que la même partie a soulevés en première instance en témoigne amplement (Com. 10 févr. 2015, n° 13-28.262, Dalloz actualité, 6 mars 2015, obs. F. Mélin ; ibid. 2016. 449, obs. N. Fricero ; RTD civ. 2015. 452, obs. N. Cayrol ; Procédures 2015, n° 108, obs. H. Croze ; JCP 2015. 470, note N. Fricero). C’est la première partie de la formule utilisée dans l’arrêt commenté qui doit avant tout interpeller. La fin de non-recevoir tirée de l’estoppel est une sanction : c’est la sanction d’« une attitude procédurale » particulière, laquelle consiste à se contredire dans les conditions précisées plus haut. C’est donc d’avantage un comportement que des prétentions qui est visé par ce principe. La fin de non-recevoir tend moins à opérer une sélection des prétentions litigieuses qu’à inciter le plaideur a adopter un bon comportement, une bonne attitude, au cours du processus juridictionnel. C’est la vertu essentielle de cette règle, ce qui explique qu’elle est souvent rattachée au principe de loyauté des débats. La définition donnée par la Cour de cassation dans l’arrêt commenté exprime la conception fondamentalement moralisatrice de ce principe, lequel tend – il n’est pas inutile de le rappeler – à « contraindre les parties à une loyauté minimale, en ouvrant une possibilité d’irrecevabilité, en cas de comportement abusif » (D. 2010. 169, obs. N. Fricero ). Au fond, l’estoppel est moins l’interdiction de se contredire que le devoir de se montrer cohérent (v. sur ce devoir de cohérence, Dr. soc. 2015. 945, obs. J. Mouly ).

Envisagée sous cet angle, la solution adoptée paraît plus claire. En l’occurrence, le comportement du plaideur demeurait dans des limites acceptables. Il n’est pas immoral de son contredire dès lors que cette contradiction n’était pas intervenue dans le cadre d’une seule et même instance ; à tout le moins pas suffisamment pour que ce comportement fasse échec à l’examen, par le juge, du bien-fondé de la prétention et pour qu’il paralyse ainsi son droit d’accès au juge. Au cours de l’instance, le demandeur s’est montré cohérent, de sorte que son attitude procédurale ne pouvait donc lui être reprochée.

C’est à l’analyse par ce biais qu’un indispensable travail de conceptualisation de l’estoppel doit s’effectuer. La règle doit être perçue au-delà de la simple contradiction à laquelle elle est trop souvent réduite. Il faut s’entendre sur la réelle utilité de ce principe pour en saisir l’essence ; en somme, en déterminer la fin avant d’en définir les moyens.