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Estoppel : nécessité d’une contradiction au cours du « débat judiciaire »

La fin de non-recevoir tirée du principe selon lequel nul ne peut se contredire au détriment d’autrui ne peut être retenue dès lors que n’est pas invoquée, devant le juge saisi, une contradiction au détriment d’autrui lors du débat judiciaire.

par Mehdi Kebirle 23 juillet 2018

Quel enseignant n’a pas déjà fait l’objet, de la part de ses élèves, du reproche de la redondance ? « La répétition est l’art de la pédagogie », leur répondra-t-il le plus souvent. On lui proposerait volontiers d’utiliser cet arrêt du 28 juin 2018 rendu par la troisième chambre civile au sujet de ce qui est communément appelé l’estoppel pour illustrer son propos et les convaincre de sa pertinence.

En l’espèce, un syndicat de copropriétaires avait été assigné en annulation de la décision de supprimer le poste de concierge. Cette demande a été déclarée recevable, ce que contestait le syndicat. Ce dernier faisait notamment valoir que le demandeur s’était opposé à la suppression du poste mais qu’il avait dans le même temps voté contre l’embauche d’une employée d’immeuble et pour le recours à une société d’entretien, ainsi qu’en faveur de la pose de boîtes aux lettres, d’un modificatif au règlement de copropriété et de la vente de la loge et a fait une offre d’achat de cette dernière. En bref, il s’était opposé à la résolution principale mais avait acquiescé aux résolutions connexes. Il avait ainsi manifesté son intention non équivoque de renoncer au maintien du poste. Il ne pouvait donc se prévaloir de la qualité d’opposant pour réclamer la nullité de cette résolution, formant un ensemble unique et indissociable avec les autres résolutions. En rejetant la fin de non-recevoir du syndicat des copropriétaires, la cour d’appel aurait notamment violé le principe selon lequel nul ne peut se contredire au détriment d’autrui.

L’argument ne convainc pas la haute juridiction qui estime que les juges du fond ont justement admis que le vote en faveur de certaines des résolutions prises consécutivement à cette décision n’avait pas pour effet de modifier la nature du vote sur la résolution contestée. Surtout, elle observe qu’il n’a jamais été invoqué devant eux une contradiction au détriment d’autrui lors du débat judiciaire, de sorte que la demande d’annulation était parfaitement recevable.

Cette décision rappelle que, si le principe même de la fin de non-recevoir est connu et reconnu (Cass., ass. plén., 27 févr. 2009, n° 07-19.841, Bull. ass. plén., n° 1 ; Dalloz actualité, 5 mars 2009, obs. X. Delpech , note D. Houtcieff ibid. 2010. 169, obs. N. Fricero ; RTD civ. 2010. 459, étude N. Dupont ; JCP 2009. 10073, note P. Callé ; v. aussi Civ. 1re, 8 juill. 2010, n° 09-14.280, Bull. civ. I, n° 157 ; Dalloz actualité, 22 juill. 2010, obs. X. Delpech ; ibid. 2933, obs. T. Clay ), ses conditions d’application le sont moins. En particulier, depuis quelques temps, l’analyse de la jurisprudence démontre que la haute juridiction entend insister sur le caractère « endogène » de la contradiction. Elle a ainsi jugé que la fin de non-recevoir tirée de l’estoppel ne pouvait être efficacement invoquée que si les positions contraires sont adoptées « au cours d’une même instance », ce qui lui a notamment permis de l’exclure dans l’hypothèse où cette contradiction était apparue au cours de deux procès successifs au motif que les actions étaient distinctes (Soc. 22 sept. 2015, n° 14-16.947, Dalloz actualité, 13 oct. 2015, obs. A. Doutreleau ; Dr. soc. 2015. 945, obs. J. Mouly ; Gaz. Pal. 22 déc. 2015, p. 25, obs. Orif ; JCP 2015. 1304, obs. Amrani-Mekki ; ibid. 2016. 80, note Cholet ; ibid. S 2015. 1455, note Bugada ; ibid. E 2015. 1573, note Dupont). Plus clairement, elle a pris soin d’indiquer que la fin de non-recevoir tirée du principe selon lequel nul ne peut se contredire au détriment d’autrui sanctionne « l’attitude procédurale consistant pour une partie, au cours d’une même instance, à adopter des positions contraires ou incompatibles entre elles dans des conditions qui induisent en erreur son adversaire sur ses intentions » (Civ. 2e, 15 mars 2018, n° 17-21.991 P, Dalloz actualité, 6 avr. 2018, obs. M. Kebir isset(node/189962) ? node/189962 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>189962 ; Procédures 2018, n° 136, obs. Y. Strickler ; JCP 2018. 395, note Hablot ; ibid. S 2018, n° 1147, note Jeansen).

Cette mention de l’attitude procédurale est importante : elle induit qu’il ne saurait être reproché à un plaideur des contradictions que l’on pourrait qualifier d’« exogènes », en ce qu’elles seraient extérieures à l’instance. L’exigence est parfaitement justifiée. L’estoppel sanctionne les contradictions d’un plaideur au détriment d’autrui, ce qui nécessite de se situer dans un cadre juridictionnel. C’est ce que rappelle la troisième chambre civile dans l’arrêt rapporté, laquelle confirme explicitement sa volonté d’inscrire le principe d’estoppel dans le cadre du « débat judiciaire » et, ainsi, d’exclure toutes les contradictions extrinsèques. Que le demandeur ait voté des résolutions contradictoires lors de l’assemblée générale des copropriétaires est une chose, que cela conduise à l’irrecevabilité de sa prétention en est une autre.

À l’analyse, il n’y a lieu de sanctionner un plaideur en lui déniant le droit de voir sa prétention examinée au fond que si l’incohérence invoquée contre lui a trait à son comportement procédural. Comme le relève très justement un auteur, pour en venir à « fermer la porte du prétoire », encore faut-il qu’une partie se soit « comportée de manière que l’on tient pour contraire à l’attitude attendue d’une partie à une procédure » (Y. Strickler, obs. ss. Civ. 2e, 15 mars 2018, n° 17-21.991, préc.). Les positions exprimées en dehors de l’instance ne sauraient entrer en ligne de compte. Or c’était précédemment le cas en l’espèce. Les incohérences invoquées par le défendeur existaient peut-être mais elles ne concernaient en rien l’instance et, par conséquent, le juge saisi de la prétention.

La solution retenue rappelle qu’il ne faut pas oublier que l’estoppel est un moyen au service d’une fin. C’est le moyen d’instaurer une discipline procédurale, une façon de contraindre les parties à une forme de loyauté pour préserver la qualité des débats judiciaires. Cela suppose de ne prendre en considération que le comportement du plaideur du début de l’instance jusqu’à son terme. Il est sans doute bon que la Cour de cassation ait refusé d’ouvrir la boîte de Pandore en examinant les comportements du demandeur à un autre moment, car cela aurait méconnu la finalité de ce principe fondamentalement procédural. In fine, tout ce qui se passe en amont (v. admettant qu’il pouvait être tenu compte des allégations antérieures à la procédure, Civ. 2e, 22 juin 2017, n° 15-29.202 P, Dalloz actualité, 5 juill. 2017, obs. M. Kebir ) ou en aval de l’instance (sur la possibilité d’invoquer des moyens nouveaux en appel qui contredisent ceux que la partie a soulevés en première instance, v. Com. 10 févr. 2015, n° 13-28.262, Dalloz actualité, 6 mars 2015, obs. F. Mélin ; ibid. 2016. 449, obs. N. Fricero ; RTD civ. 2015. 452, obs. N. Cayrol ; Procédures 2015, n° 108, obs. H. Croze ; JCP 2015. 470, note N. Fricero) ne peut constituer un cas d’estoppel.

Aussi faudrait-il, au regard de l’évolution de la jurisprudence, songer à compléter la formule, devenue aussi classique que trompeuse, de quelques mots essentiels : « au cours d’une même instance, nul ne peut se contredire au détriment d’autrui ». D’ici là, il y a fort à parier que la Cour de cassation usera de la pédagogie de la répétition en rappelant au besoin la leçon : l’estoppel ne se réduit pas à la contradiction.