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Exécution des ordonnances de taxation du bâtonnier : aménagement technique ou réforme de fond ?

Un décret n° 2021-1322 du 11 octobre 2021, relatif notamment aux décisions en matière de contestation des honoraires d’avocat a été publié au Journal officiel du 13 octobre 2021. Son article 6 prévoit que certaines décisions rendues par le bâtonnier peuvent de plein droit être rendues exécutoires nonobstant l’existence d’un recours et que le bâtonnier pourra prévoir une telle possibilité, le cas échéant en fixant des conditions et garanties prévues par le code de procédure civile. 

Applicable à compter du 1er novembre 2021 pour les seules réclamations introduites à compter de cette date, le nouveau dispositif mis en place par l’article 6 du décret n° 2021-1322 du 11 octobre 2021 nécessite de revenir en premier lieu sur la nature de la fonction du bâtonnier lorsqu’il statue dans le cadre du contentieux de l’honoraire, avant d’aborder en deuxième lieu les apports du nouvel article 175-1 du décret du 29 novembre 1991 quant à l’exécution par provision pouvant être conférée à des ordonnances ordinales.

La nature de l’office du bâtonnier en matière de fixation des honoraires : fonction administrative ou juridictionnelle ?

La question portant sur la nature de la fonction du bâtonnier lorsqu’il statue en matière de contentieux de l’honoraire suscite beaucoup de débats car elle touche à une autre question sous-jacente qui est celle de la définition de ce que l’on entend par juridiction. Pour savoir si l’office du bâtonnier relève d’une nature juridictionnelle, il convient de savoir ce qui caractérise la notion de tribunal. Sur la base de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales, la Cour européenne a développé une approche fonctionnelle de la notion de tribunal auquel « il (…) appartient de trancher, sur la base de normes de droit et à l’issue d’une procédure organisée » (CEDH 22 oct. 1984, Sramek c/ Autriche, série A 84, n° 8790/79, consid. n° 36).

La procédure de fixation des honoraires devant le bâtonnier répond à des dispositions très particulières qui sont prévues par la section V intitulé Contestations en matière d’honoraires et débours du titre III du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 modifiée organisant la profession d’avocat. Plus précisément ce sont les articles 174 à 179 dudit décret qui s’appliquent. Même si elles figurent dans un texte de nature professionnelle, il faut savoir que cette procédure particulière est jugée impartiale et équitable tant au regard de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques qu’au regard de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950. La deuxième chambre civile de la Cour de cassation a rendu le 29 mars 2002 un arrêt très intéressant sur la mission juridictionnelle du bâtonnier : « (…) la procédure spécifique de contestation des honoraires d’avocat, très strictement encadrée tant par les textes que par la jurisprudence, est une procédure orale obéissant aux règles de la procédure civile en la matière, et au cours de laquelle l’avocat et son client exercent leurs droits exactement dans les mêmes conditions ; que M. X… est mal fondé à soutenir que le client ne bénéficie pas d’un procès équitable, dès lors que le bâtonnier ou son délégué exerce une fonction juridictionnelle avec la possibilité pour le client d’exercer un recours contre la décision devant le premier président de la cour d’appel compétente ; que le respect de l’impartialité est garanti par les règles déontologiques applicables à la profession d’avocat, par l’application du principe du contradictoire, et par le respect du principe de l’équité, dès lors qu’à défaut de convention entre les parties, les honoraires sont fixés conformément aux dispositions de la loi du 31 décembre 1971 ; que le fait que le bâtonnier fixe les honoraires non seulement ne porte pas atteinte à l’exigence du procès équitable dès lors qu’il n’affecte pas le droit de celui qui conteste les honoraires de présenter sa cause dans des conditions ne le plaçant pas dans une situation de net désavantage par rapport à l’avocat, partie adverse, mais aussi permet d’assurer le respect du principe de l’égalité des armes » (Civ. 2e, 29 mars 2012, n° 11-30.013, D. 2012. 495 ; ibid. 2057, chron. H. Adida-Canac, O.-L. Bouvier, L. Leroy-Gissinger et F. Renault-Malignac ). La Cour de cassation avait déjà statué en ce sens avant 2012 (Civ. 2e, 27 mars 2003, n° 01-15.410, D. 2003. 1076, et les obs. ), et cette approche de l’office de nature juridictionnelle du bâtonnier a été constamment réaffirmée par plusieurs arrêts ultérieurs.

En revanche, le juge du Palais-Royal a considéré, à tort selon nous, que le bâtonnier n’était pas une autorité juridictionnelle au seul motif que « la décision (du bâtonnier) n’acquiert de caractère exécutoire que sur décision du président du tribunal de grande instance » (CE 2 oct. 2006, n° 282028, Lebon ; AJDA 2007. 645 , note A.-L. Debono ; ibid. 2006. 1870 ; D. 2006. 2710 , concl. Y. Aguila ; ibid. 2007. 1380, obs. P. Julien ). Il convient toutefois de relativiser cet arrêt d’autant que le Conseil d’État a statué dans le sens contraire des conclusions pourtant très pertinentes produites par son commissaire du gouvernement (concl. Y. Aguila, CE 2 oct. 2006, n° 282028, préc.). En effet, avoir pour seul critère de qualification la seule capacité pour un organisme de jugement de rendre ses décisions exécutoires est trop réducteur pour le qualifier de juridiction, voire dépassée au vu de la multiplication de divers organismes qui sont créés et qui traitent de différends. L’approche fonctionnelle est plus efficient et traduit mieux la réalité que l’approche organique telle que l’a développée le Conseil d’État dans sa décision de 2006.

L’autre argument que l’on oppose à tort également pour ne pas reconnaitre la qualité de juridiction au bâtonnier en matière de contentieux de l’honoraire tiendrait au fait que ce dispositif relève de seules dispositions décrétales. Or, une juridiction ne peut être créée que par le législateur en application des dispositions de l’article 34 de la Constitution. Cependant, c’est oublier également trop souvent que l’office du bâtonnier résulte de deux dispositions législatives précises et claires. D’une part, il y a l’article 21, alinéa 2, de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 modifiée portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques modifiée qui dispose que le bâtonnier « prévient et concilie les différends d’ordre professionnel entre les membres du barreau et instruit toute réclamation formulée par les tiers ». D’autre part, il y a surtout l’article 53, 6°, de cette même loi qui précise sans ambiguïté : « Dans le respect de l’indépendance de l’avocat, de l’autonomie des conseils de l’ordre et du caractère libéral de la profession, des décrets en Conseil d’État fixent les conditions d’application du présent titre. Ils présentent notamment : (…) 6° La procédure de règlement des contestations concernant le paiement des frais et honoraires des avocats ; ». Il ne fait donc aucun doute au regard de ces deux articles que le législateur a bien entendu attribuer au bâtonnier une activité d’ordre juridictionnel afin de régler en première instance tout le contentieux lié aux réclamations d’honoraires opposant les clients à leurs avocats.

Si l’office du bâtonnier statuant en matière de taxation d’honoraires est une mission particulière, il est difficile de nier qu’il ne remplit pas une mission qui se rapproche très clairement d’une fonction qui est celle de juger, les décisions rendues étant fondées en fait et en droit. Il convient de souligner sur ce point que les articles précités du décret du 29 novembre 1991 modifié organisant la procédure de contestation et de taxation des honoraires ne font que transposer à cette matière les règles de la procédure civile applicables au juge en les adaptant à la profession d’avocat eu égard au cadre déontologique qui y est applicable. Il y a une confusion faite entre la fonction de juger qui résulte d’une décision motivée et l’exécution provisoire qui peut s’attacher à celle-ci, l’absence de la deuxième ne privant la première de sa fonction juridictionnelle.

L’article 6 du décret sous commentaire complète ainsi la fonction d’autorité juridictionnelle de premier niveau qu’est le bâtonnier dans l’exécution des décisions rendues en matière de contentieux d’honoraires.

Le nouvel article 175-1 : un renforcement dans l’exécution des décisions de jugement prises par le bâtonnier ?

L’article 6 du décret d’octobre 2021 insère un nouvel article 175-1 dans le décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 modifié organisant la profession d’avocat. Aux termes de cette disposition nouvelles : « La décision du bâtonnier peut, même en cas de recours, être rendue exécutoire dans la limite d’un montant de 1 500 €, ou, lorsqu’il est plus important, dans la limite des honoraires dont le montant n’est pas contesté par les parties. Ce montant doit être expressément mentionné dans la décision. Les articles 514-3 à 514-6 du code de procédure civile s’appliquent en cas de recours devant le premier président de la cour d’appel.
  Pour les honoraires excédant le montant fixé en application du premier alinéa, le bâtonnier peut, à la demande d’une des parties, décider, s’il l’estime nécessaire et compatible avec la nature de l’affaire, que tout ou partie de sa décision pourra être rendue exécutoire même en cas de recours. Il peut assortir sa décision de garanties dans les conditions et selon les modalités prévues aux articles 517 et 518 à 523 du code de procédure civile. Les articles 517-1 à 517-4 du même code s’appliquent en cas de recours formé devant le premier président de la cour d’appel.
  Les dispositions des alinéas précédents ne sont pas applicables à la part des honoraires fixés en exécution d’une convention établie sur le fondement du cinquième alinéa de l’article 10 de la loi du 31 décembre 1971 susvisée. »

Cet article est certes innovant mais il ne modifie pas profondément la nature juridique des ordonnances ordinales, le caractère exécutoire de celles-ci étant par ailleurs très encadré par plusieurs critères d’appréciation dirimants.

Un caractère exécutoire limité dans son quatum

En premier lieu, ce dispositif est encadré quant à son montant : aucune exécution provisoire ne peut ordonnée par le bâtonnier au-delà de la somme de 1 500 €. Ce quantum limite donc drastiquement la portée de l’exécution provisoire qui restera très marginale sur l’ensemble du contentieux de l’honoraire traité par les bâtonniers. Le premier alinéa du nouvel article 175-1 comporte la possibilité pour le bâtonnier d’assortir l’exécution provisoire pour une somme supérieure à celle de 1 500 € mais cela suppose qu’elle se rapporte à des honoraires qui ne seraient pas contestés par les parties à l’instance. Nous serions en présence ici d’un accord de règlement entre l’avocat et son client sur une partie des honoraires contestés ou réclamés, seul le surplus de la somme litigieuse et taxée sera en conséquence en litige en appel. Le texte prend soin de l’indiquer mais cela va de soi : la somme frappée d’exécution provisoire doit être expressément mentionnée. À défaut, de cette indication fondamentale, l’exécution provisoire serait inopérante.

Un caractère exécutoire limité dans ses modalités

En deuxième lieu, l’exécution provisoire ordonnée par le bâtonnier pourra toujours faire l’objet d’un recours spécifique devant le premier président de la cour d’appel, juge d’appel des ordonnances ordinales. Le client non satisfait de la décision prise par le bâtonnier pourra toujours saisir le premier président afin d’en arrêter la mise en œuvre de l’exécution provisoire de celle-ci, la procédure applicable étant celle organisée par les articles 514-3 à 514-6 du code de procédure civile.

En troisième lieu, le second alinéa de l’article 175-1 précité prévoit que pour les honoraires excédant le montant fixé de 1 500 €, le bâtonnier peut, à la demande d’une des parties, décider, s’il l’estime nécessaire et compatible avec la nature de l’affaire, que tout ou partie de sa décision pourra être rendue exécutoire même en cas de recours. L’autorité ordinale devra donc faire une appréciation in concreto du contentieux soumis. Il aura la possibilité d’assortir l’exécution provisoire de sa décision de garanties dans les conditions et selon les modalités prévues aux articles 517 et 518 à 523 du code de procédure civile. Les articles 517-1 à 517-4 du même code s’appliquent en cas de recours formé devant le premier président de la cour d’appel. Les bâtonniers devront utiliser cette possibilité avec précaution et veiller à entourer celle-ci de garanties protectrices pour les intérêts du client dans le cas où ce dernier aurait gain de cause devant le premier président.

Enfin en quatrième lieu, l’exécution provisoire est expressément exclue pour les honoraires complémentaires dits de résultat qui ont fixés en exécution d’une convention établie sur le fondement du cinquième alinéa de l’article 10 de la loi du 31 décembre 1971 susvisée.

Le caractère exécutoire qui peut être apposé par les bâtonniers est loin d’être révolutionnaire, d’autant qu’il se trouve limité dans son quantum ainsi que dans ses modalités. Cette réforme a été demandée et portée par l’organe représentatif de la profession d’avocat qu’est le Conseil national des barreaux (Assemblée générale du Conseil national des barreaux du 3 avr. 2020 suivi des propositions des États généraux de l’avenir de la profession d’avocat lancés en 2018 par la présidente de l’institution Christiane Féral-Schuhl et Assemblée générale du Conseil national des barreaux du 12 mars 2021 avec une contribution écrite sur le projet de modification de texte et l’ajout de l’art. 175-1 préc.).

Par ailleurs, il est à noter qu’en plus de l’introduction de l’exécution provisoire limitée pour les ordonnances ordinales statuant sur des honoraires, l’article 6 apporte également des modifications aux articles 177 et 178 du décret de 1991.
S’agissant de l’article 177, il est modifié pour intégrer d’une part, la notion de directeur des services de greffe et d’autre part, la possibilité pour le premier président d’ordonner la radiation du rôle de l’affaire (les modifications et ajouts sont en italique) : « L’avocat et la partie sont convoqués, au moins huit jours à l’avance, par le directeur de services de greffe judiciaire, par lettre recommandée avec demande d’avis de réception.
  Le premier président les entend contradictoirement. Il peut, à tout moment, renvoyer l’affaire à la cour, qui procède dans les mêmes formes.
  Le premier président peut ordonner la radiation du rôle de l’affaire dans les conditions fixées aux premier, septième et huitième alinéas de l’article 524 du code de procédure civile.
  L’ordonnance ou l’arrêt est notifié par le greffier en chef par lettre recommandée avec demande d’avis de réception. »
En ce qui concerne l’article 178, il intègre dans sa nouvelle rédaction le nouvel article 175-1 (les modifications et ajouts sont en italiques) : « Lorsque la décision prise par le bâtonnier n’a pas été déférée au premier président de la cour d’appel ou lorsqu’il a été fait application des dispositions de l’article 175-1 elle peut être rendue exécutoire par ordonnance du président du tribunal judiciaire à la requête, soit de l’avocat, soit de la partie. »

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Nous terminerons notre propos par une pensée du très regretté Président René Odent, président de la section du contentieux du Conseil d’État de 1966 à 1976, qui définissait déjà dans ses célèbres et inoubliables cours Contentieux administratif ce qu’est une juridiction à partir du critère fonctionnel, à savoir « un organisme qui est saisi de litiges, qui a pour mission de les régler en se fondant sur des considérations d’ordre judiciaire et qui les tranche avec de vérité légale. » C’est très exactement et très justement ce que fait le bâtonnier lorsqu’il traite des différends relatifs au contentieux de l’honoraire. L’apport de l’article 175-1 ne fera donc que renforcer cette fonction juridictionnelle au niveau de l’exécution des décisions prises par ce juge naturel.