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Expulsion d’un réfugié dont le statut a été retiré : exigences procédurales particulières

Le volet procédural de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme serait violé si le requérant, dont le statut de réfugié a été révoqué, était renvoyé dans son pays d’origine sans une appréciation préalable, tenant compte de sa qualité de réfugié, de la réalité et de l’actualité du risque qu’il allègue encourir en cas de mise à exécution de la mesure d’expulsion.

par Sébastien Fucini, MCFle 10 mai 2021

Une mesure d’expulsion peut entraîner la violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme lorsque le requérant risque d’être exposé, dans le pays de destination, à de la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants. Il en découle des exigences procédurales particulières pour examiner ce risque lors de la contestation de la mise à exécution de la mesure. La Cour européenne des droits de l’homme, par un arrêt du 15 avril 2021, en précise l’étendue s’agissant spécifiquement d’un réfugié dont le statut a été révoqué. Après avoir relevé que la révocation du statut de réfugié n’a aucun effet sur la conservation de la qualité de réfugié, elle a affirmé que la conservation de la qualité de réfugié doit être spécifiquement prise en compte lorsque le juge interne examine la réalité et l’actualité du risque allégué, du point de vue de l’interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants, en cas de mise à exécution de la mesure. Sans une telle analyse dans l’autorisation de mise en œuvre de la mesure, il y aurait violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention en cas de mise à exécution de la mesure.

Cette affaire s’inscrit dans le cadre de l’expulsion d’un Tchétchène qui avait obtenu en France le statut de réfugié en 2013 en raison de ses liens de parenté avec des personnes ayant pris part à la guérilla tchétchène ainsi qu’en raison de son refus de collaborer avec les autorités. À la suite d’un séjour en Syrie en 2013, il est condamné à son retour pour association de malfaiteurs terroriste en 2015. Son statut de réfugié est révoqué en raison de cette condamnation pour terrorisme et de la menace grave que constitue sa présence pour la société française (CESEDA, art. L. 711-6, 2°). Cette dernière décision a été confirmée par la Cour nationale du droit d’asile et le Conseil d’État a rejeté le pourvoi contre cette décision. Dans le même temps, un arrêté d’expulsion avait été pris, fixant ultérieurement la Russie comme pays de destination, lequel a été contesté par le requérant, qui a avancé les risques actuels auxquels il serait exposé en cas de retour vers son pays. Le juge administratif a rejeté ce recours, considérant que le risque de mauvais traitements n’était pas établi.

La Cour européenne des droits de l’homme a développé depuis longtemps déjà une jurisprudence abondante concernant le constat d’une éventuelle violation de la Convention en cas de mise à exécution d’une mesure d’éloignement. En effet, lorsque l’expulsion d’un individu le soumet à un risque réel d’être soumis à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants, l’article 3 de la Convention implique l’interdiction de procéder à l’expulsion (CEDH 7 juill. 1989, Soering c. Royaume-Uni, n° 14038/88). L’article 3 ne connaît aucune exception : ainsi, une condamnation pour terrorisme ne peut justifier d’écarter l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants (CEDH 15 nov. 1996, Saadi c. Italie, n° 37201/06 ; 24 avr. 2008, Ismoïlov c. Russie, n° 2947/06, AJDA 2008. 1929, chron. J.-F. Flauss ). Mais la décision de la Cour ne s’est pas fondée sur le volet substantiel de ce principe, mais sur son volet procédural : l’interdiction d’expulser un individu vers un pays où il pourrait subir des traitements inhumains ou dégradants implique l’obligation procédurale pour le juge interne d’examiner ce risque lorsqu’il est invoqué (v. not. CEDH 23 févr. 2012, Hirsi Jamaa et autres c. Italie, n° 27765/09, § 198, AJDA 2012. 1726, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2013. 324, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert et K. Parrot ; RFDA 2013. 576, chron. H. Labayle, F. Sudre, X. Dupré de Boulois et L. Milano , sur le fondement de l’article 3 combiné avec l’article 13 garantissant le droit à un recours effectif ; 23 mars 2016, F.G. c. Suède, n° 43611/11, § 119 s., Dalloz actualité, 7 avr. 2016, obs. C. Fleuriot ;  sur le fondement du volet procédural de l’article 3).

Le risque pour le requérant d’être exposé à des traitements inhumains ou dégradants avait bien été examiné par le juge administratif, mais ce contrôle était insuffisant pour le Cour européenne des droits de l’homme. En effet, la qualité de réfugié de l’intéressé doit être spécifiquement prise en compte dans l’appréciation du risque qu’il soit soumis à des traitements inhumains ou dégradants (CEDH 10 déc. 2020, Shiksaitov c. Slovaquie, n° 56751/16, § 70). Le requérant avait cependant perdu son statut de réfugié en raison de sa condamnation pour terrorisme et en tenant du risque causé par sa présence sur le territoire national. Or la Cour de justice de l’Union européenne a affirmé que la révocation du statut de réfugié était sans incidence sur la qualité de réfugié, le statut ayant un caractère déclaratif et non pas constitutif de la qualité de réfugié (CJUE 14 mai 2019, aff. C-391/16, pt 85, Dalloz actualité, 16 mai 2019, obs. E. Maupin ; AJDA 2019. 1021 ; ibid. 1641, chron. H. Cassagnabère, P. Bonneville, C. Gänser et S. Markarian ; ibid. 1788, étude Julian Fernandez, T. Fleury Graff et A. Marie ; D. 2019. 1047 ; ibid. 2020. 298, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert et K. Parrot ; Rev. crit. DIP 2019. 749, note T. Fleury Graff ; RTD eur. 2020. 136, obs. S. Barbou des Places ; ibid. 326, obs. F. Benoît-Rohmer ). La Cour de Strasbourg en tire pour la première fois une conséquence : le risque d’être exposé à des traitements inhumains ou dégradants en cas d’éloignement vers la Russie doit être analysé à l’aune de la qualité de réfugié. En effet, l’intéressé s’est vu accorder le statut de réfugié en considération de ses liens de parenté avec des individus ayant pris position en faveur de la guérilla tchétchène. La révocation du statut en raison de la menace grave constituée par sa présence sur le territoire ne remet pas en cause la réalité des raisons pour lesquelles le statut de réfugié avait été accordé. Le juge interne doit alors vérifier si l’intéressé dispose toujours de la qualité de réfugié et, le cas échéant, doit prendre en compte cette qualité dans l’appréciation du risque que le requérant soit exposé à des traitements inhumains ou dégradants. Cette position de la Cour européenne des droits de l’homme, qui prend en compte pour la première fois la distinction entre le statut et la qualité de réfugié et qui impose des obligations procédurales particulières en dépit de la révocation du statut de réfugié, permet de renforcer l’effectivité de l’article 3 de la Convention et son caractère absolu. Le fait que l’intéressé ait été condamné pour terrorisme et qu’il ait vu en conséquence son statut de réfugié révoqué ne saurait justifier une analyse du risque d’être exposé à des traitements inhumains ou dégradants faisant abstraction des raisons pour lesquelles sa qualité de réfugié lui avait été reconnue.