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Expulsion d’un ressortissant algérien : la CEDH condamne la France

Condamnation de la France pour violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme et entrave à l’exercice effectif du droit à demander à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) l’octroi de mesures provisoires.

par Hugues Diazle 13 février 2018

Membre de la mouvance islamiste ayant combattu les autorités algériennes durant la guerre civile, le requérant, activement recherché, a quitté l’Algérie en 1999 pour se réfugier en Espagne, puis en France. Impliqué dans le réseau terroriste dit de la « filière tchétchène », il était condamné en juin 2006 à une peine de sept ans d’emprisonnement, ainsi qu’à une interdiction définitive du territoire français (ITF). Extrait de prison en février 2010, il était conduit dans un centre de rétention administrative pour exécution de la mesure d’ITF : cette procédure avortait en raison du silence tenu par l’intéressé et de son refus de communiquer des informations personnelles le concernant.

Poursuivi de fait pour avoir entravé la mesure d’expulsion, il était condamné en mars 2010 à deux mois d’emprisonnement. Son conseil a saisi la CEDH d’une demande de mesure provisoire : le gouvernement français se voyait enjoindre de ne pas procéder à l’expulsion pour la durée de la procédure devant la Cour européenne. Le requérant était ultérieurement libéré, puis assigné à résidence. Le 1er juillet 2014, la CEDH déclarait finalement sa requête irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes et, en conséquence, la mesure provisoire prenait fin (CEDH 1er juill. 2014, M. X. c. France, n° 21580/10).

Le 4 novembre 2014, les services de l’administration faisaient savoir au requérant que son expulsion était donc à nouveau envisagée : l’intéressé déposait sur ces entrefaites une demande d’asile. L’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) rejetait cette demande, suivant une procédure d’examen prioritaire, le 17 février 2015 : à cette date, plus rien ne s’opposait à la mesure d’éloignement. Dès le 18 février 2015, et dans le contexte sécuritaire ayant suivi les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, le ministère de l’intérieur communiquait à la préfecture concernée les modalités retenues pour l’expulsion du territoire français.

Le 20 février 2015 au matin, alors qu’il se rendait au commissariat dans le cadre des obligations de son assignation à résidence, le requérant se voyait notifier la décision de l’OFPRA : deux autres arrêtés, l’un abrogeant l’assignation à résidence et l’autre fixant l’Algérie comme pays de destination, étaient concomitamment portés à sa connaissance. Les autorités françaises exécutaient sans délai la mesure d’éloignement en conduisant l’intéressé vers l’aéroport de Roissy. Son avocate saisissait sur-le-champ la CEDH d’une nouvelle demande de mesure provisoire : la Cour intimait au gouvernement français de ne pas procéder à l’expulsion avant le 25 février suivant. Selon le gouvernement français, lorsque les services de la police aux frontières reçurent leurs nouvelles instructions, le vol vers Alger avait déjà décollé : treize minutes avaient séparé la publication de la mesure provisoire sur le site de la CEDH et le décollage effectif de l’avion. À son arrivée, le requérant était remis aux services de renseignement algériens, mis en examen, puis placé en détention provisoire : il serait à ce jour toujours incarcéré en Algérie.

Le requérant soutenait que son expulsion l’exposait à un risque sérieux de traitements contraires à l’article 3 de la Convention car le gouvernement algérien était informé de sa condamnation en France pour des faits liés au terrorisme islamiste. Il protestait également contre le comportement des autorités françaises qui l’avaient remis aux autorités algériennes en violation de la mesure provisoire ordonnée par la CEDH. Surabondamment, le requérant, marié religieusement avec une ressortissante française avec laquelle il avait eu trois enfants, invoquait son droit au respect de la vie privée et critiquait les répercussions indirectes de cette situation pour sa famille.

Aux termes d’une jurisprudence constante et élaborée au visa de l’article 3 de la Convention, le renvoi d’un individu vers un pays où il risque d’être soumis à des actes de torture ou à des traitements inhumains ou dégradants engage la responsabilité de l’État qui procède à l’expulsion. Ce principe a conduit la CEDH à condamner l’expulsion vers les États-Unis d’une personne qui y risquait la peine de mort (CEDH 7 juill. 1989, Soering c. Royaume-Uni, série A n° 61), l’expulsion vers l’Inde d’un ressortissant indien membre d’un mouvement séparatiste sikh au Pendjab (CEDH 15 nov. 1996, Chahal c. Royaume-Uni, n° 22414/93, AJDA 1997. 977, chron. J.-F. Flauss ; ibid. 1998. 37, chron. J.-F. Flauss ; RSC 1997. 452, obs. R. Koering-Joulin ; ibid. 458, obs. R. Koering-Joulin ; ibid. 462, obs. R. Koering-Joulin ; ibid. 485, obs. R. Koering-Joulin ; ibid. 687, obs. L.-E. Pettiti ), l’expulsion d’une ressortissante iranienne vers l’Iran où elle risquait d’être condamnée à mort pour adultère (CEDH 11 juill. 2001, Jabari c. Turquie, n° 40035/98, AJDA 2000. 1006, chron. J.-F. Flauss ; RFDA 2001. 1250, chron. H. Labayle et F. Sudre ), ou encore l’expulsion vers le Zanzibar d’un opposant politique qui avait déjà fait l’objet d’actes de torture (CEDH 6 mars 2001, Hilal c. Royaume-Uni, n° 45276/99). Au cas de l’espèce, la CEDH s’appuie de manière déterminante sur l’arrêt Daoudi au terme duquel elle avait déjà pu juger inconventionnelle l’expulsion vers l’Algérie d’un terroriste islamiste (CEDH 3 déc. 2009, Daoudi c. France, n° 19576/08, AJDA 2010. 997, chron. J.-F. Flauss ). Dans cet arrêt, la CEDH avait constaté la situation préoccupante des personnes ainsi renvoyées en Algérie après avoir été soupçonnées ou condamnées pour leur lien avec des mouvances terroristes : de nombreux rapports décrivaient en effet des détentions effectuées sans base légale clairement établie, non pas dans une perspective de judiciarisation, mais essentiellement pour permettre des interrogatoires par les services de renseignements, dont les méthodes semblaient parfois plus que critiquables. Selon la Cour, il n’existait a fortiori aucun système de contrôle permettant de garantir que les détenus n’y étaient pas torturés, mais également aucun recours pour faire sanctionner les éventuels abus commis par les autorités nationales (v. dans le même sens CEDH 14 sept. 2009, Ben Salah c. Italie, n° 38128/06 ; 24 mars 2009, Soltana c. Italie, n° 37336/06 ; 24 mars 2009, C.B.Z. c. Italie, n° 44006/06). Dans l’affaire commentée, la CEDH, qui estime n’avoir eu connaissance depuis lors d’aucun élément relatif à une évolution favorable de la situation en Algérie, considère donc que l’expulsion du requérant s’avère contraire à la Convention, en ce qu’elle lui fait encourir un risque réel et sérieux de torture ou de traitement inhumain ou dégradant.

Au visa de l’article 34 de la Convention, la CEDH constate également que la mesure provisoire qu’elle avait ordonnée n’a pas été respectée par le gouvernement français. Outre l’expulsion immédiate du requérant, elle observe de surcroît que la décision de l’OFPRA n’a été notifiée à l’intéressé qu’au jour de son expulsion (c’est-à-dire le 20 février 2015, soit trois jours après qu’elle ait été rendue), et ce alors même que les modalités d’expulsion avaient déjà été intégralement programmées. Pour la Cour, les autorités françaises ont créé des conditions dans lesquelles le requérant ne pouvait que très difficilement la saisir d’une demande de mesure provisoire amoindrissant ipso facto le niveau de protection des droits énoncés par la Convention. Il ne s’agit pas là de la première fois que la Cour condamne un Etat membre pour avoir ainsi expulsé des personnes soupçonnées de terrorisme malgré l’octroi de mesures provisoires (v. not., mutatis mutandis, CEDH 4 févr. 2005, Mamatkulov et Askarov c. Turquie, nos 46827/99 et 46951/99, AJDA 2003. 603, chron. J.-F. Flauss ; D. 2003. 2277 , obs. C. Bîrsan ; RTD civ. 2003. 381, obs. J.-P. Marguénaud ; 24 févr. 2009, Ben Khemais c. Italie, n° 246/07 ; 13 avr. 2010, Trabelsi c. Italie, n° 50163/08, Dalloz actualité, 3 mai 2010, obs. S. Lavric isset(node/135734) ? node/135734 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>135734 ; 5 avr. 2011, Toumi c. Italie, n° 25716/09 ; 27 mars 2012, Mannai c. Italie, n° 9961/10).

Il est à noter que la juge irlandaise Síofra O’Leary, membre de la composition de jugement, a fait valoir, comme le lui permet l’article 74 du règlement de la Cour, une opinion dissidente particulièrement critique et exhaustive. Selon elle, l’arrêt commenté se réfère essentiellement à la situation générale en Algérie, sans jamais faire l’examen approfondi de la situation individuelle du requérant, ou même établir suffisamment le risque pesant sur lui : une telle analyse provoquerait une protection générale et quasi automatique pour une catégorie de personnes contre un renvoi vers l’Algérie, sans qu’il soit même besoin d’examiner leur situation individuelle. En outre, la magistrate discrédite la demande d’asile du requérant – qui avait été introduite quinze ans après son départ d’Algérie, dix ans après son mariage avec une ressortissante française, huit ans après sa condamnation à une mesure d’ITF (dont il n’avait d’ailleurs pas même fait appel), quatre ans après la première tentative d’exécution de l’ITF – dont elle affirme qu’elle pourrait être vue comme « frauduleuse » dans la mesure où elle avait pour principal objet de faire obstacle à la mesure d’éloignement. La juge constate surabondamment qu’aucun appel contre la décision de l’OFPRA n’a été introduit au niveau interne devant la Cour nationale du droit d’asile et qu’aucun recours n’a été engagé contre la décision administrative fixant le pays de destination. Pour toutes ces raisons, Mme O’Leary désapprouve l’arrêt rendu par ses pairs et en appelle à plus de rigueur et de pragmatisme dans l’appréciation de la situation spécifique de chaque requérant, sans pour autant renoncer à l’effectivité des droits garantis par la Convention.

En dernière analyse, cet arrêt pourrait paraître, par certains aspects, équivoque : en effet, la sanction de la violation des droits conventionnels du requérant et du non-respect des mesures provisoires semble devoir se limiter à une portée symbolique. Nonobstant l’invitation faite au gouvernement français « d’entreprendre toutes les démarches possibles pour obtenir des autorités algériennes l’assurance concrète et précise que le requérant n’a pas été et ne sera pas soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention », la situation de l’intéressé est, à ce stade, irrémédiablement compromise – la Cour ne lui accordant par ailleurs aucune satisfaction équitable au titre du préjudice enduré.