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Expulsion de France d’un terroriste : le droit d’avoir des droits ?

L’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme n’est pas méconnu lorsque l’État renvoie un individu vers un pays ayant pris des mesures générales pour prévenir les risques de mauvais traitements prohibés par cette disposition, et que le requérant ne présente aucun élément de preuve établissant que ses conditions de détention auraient dépassé le seuil de gravité nécessaire pour constituer une telle violation. 

par Warren Azoulayle 11 mai 2018

Si la déchéance de nationalité trouve ses origines dans un décret du 27 avril 1848 relatif à l’abolition de l’esclavage dans les colonies et possessions françaises, son régime contemporain, encadré par les articles 25 et 25-1 du code civil, prévoit qu’un individu binational ayant acquis la qualité de Français par naturalisation peut être déchu de sa nationalité lorsqu’il a été condamné définitivement, notamment, pour un délit ou un crime constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation, ou, depuis 1996 (Loi no 96-647 du 22 juill. 1996), pour un délit ou un crime constituant un acte de terrorisme. Alors devenu étranger, l’individu pourra être expulsé des frontières si sa présence en France constitue une menace grave pour l’ordre public (CESEDA, art. L. 521-1). Rompant avec le droit pénal hérité des Lumières qui érigeait en principe implicite l’idée selon laquelle le sujet de la répression pénale était un homme libre de ses actes, et donc aussi libre de s’amender après avoir purgé sa peine qu’il l’avait été de commettre son crime (V., F. Sureau, La déchéance de nationalité : deux catégories de Français ?, Études 2011. 477), le législateur adopte aujourd’hui une approche quantitative de la dangerosité dont le critère métrique demeure inconnu. Une telle philosophie conduit alors à « l’application automatique d’un “tarif” par catégories d’infractions » (ibid.), et pour une catégorie de personnes. Pour autant, la méthode obscure ne saurait faire l’économie des garanties fondamentales offertes par les sources supranationales du droit, et plus largement par le droit processuel.

En l’espèce, Ahmed S., ressortissant marocain, acquérait la nationalité française en 2002. À partir de cette date, selon un arrêté ministériel du 14 août 2015, il effectuait de nombreux voyages en Syrie, Jordanie, Arabie saoudite ou encore au Maroc, et était en relation avec « des islamistes notoires dans ce pays » (§ 8). À partir de 2004, il procédait à des transferts de fonds vers certains de ces pays, et consultait de nombreux sites à caractère terroriste jusqu’en 2008. Du mois de mai à juin 2009, il partait pour l’Afghanistan afin de mener le djihad armé et rejoignait un camp associé à un groupe taliban. À son retour en France en septembre 2009, il recrutait des ressortissants marocains afin qu’ils combattent en Afghanistan ou en Somalie et récoltait des fonds au profit d’associations terroristes afghanes. Le tribunal correctionnel le condamnait le 22 mars 2013 à sept années d’emprisonnement pour avoir, entre autres, de 2007 à 2010, participé à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme sur le territoire national, au Maroc, en Iran et en Afghanistan. Le 28 mai 2014, il faisait l’objet d’un décret de déchéance de nationalité fondé sur cette décision de première instance. Son recours en annulation devant le Conseil d’État, rejeté, était accompagné d’une question prioritaire de constitutionnalité portant sur les dispositions du code civil prévoyant la déchéance de nationalité (C. civ., art. 25, 1o et 25-1) que le Conseil constitutionnel déclarait conforme à la Constitution (Cons. const. 23 janv. 2015, no 2014-439 QPC, Dalloz actualité, 26 janv. 2015, obs. C. Fleuriot ; AJDA 2015. 134 ; ibid. 1000 , note B. Pauvert ; D. 2015. 208 ; ibid. 2465, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi et S. Mirabail ; ibid. 2016. 336, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert et K. Parrot ; ibid. 1461, obs. N. Jacquinot et A. Mangiavillano ; AJ pénal 2015. 201, obs. C. Chassang ; Constitutions 2015. 253, chron. O. Le Bot ; Rev. crit. DIP 2015. 115, note P. Lagarde ). Dans le cadre du contrôle a priori de la loi de 1996 qui avait étendu la déchéance de nationalité aux auteurs d’actes de terrorisme, les sages de la rue de Montpensier avaient déjà eu l’occasion d’énoncer que les dispositions contestées ne violaient pas le principe d’égalité (Cons. const. 16 juill. 1996, no 96-377 DC, AJDA 1997. 86 , note C. Teitgen-Colly et F. Julien-Laferrière ; ibid. 1996. 693, note O. Schrameck ; D. 1997. 69 , note B. Mercuzot ; ibid. 1998. 147, obs. T. S. Renoux ; RFDA 1997. 538, note P.-E. Spitz ; RTD civ. 1997. 787, obs. N. Molfessis ) et énonçaient en l’occurrence que la déchéance de nationalité prononcée à la suite d’un acte de terrorisme est « une sanction […] qui n’est pas manifestement disproportionnée ».

A. S. déposera une demande d’asile en détention le 13 juillet 2015 invoquant ses craintes relatives à un éventuel renvoi vers le Maroc, et la Commission départementale d’expulsion de Seine-et-Marne (COMEX) donnera un avis favorable à son expulsion le 22 juillet 2015. À la suite d’un entretien avec un officier de protection de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), il expliquait qu’il craignait « d’être enlevé à l’aéroport comme c’est arrivé à une trentaine de personnes avant [lui et d’être] torturé » (§ 16). Le 14 août 2015, il fera l’objet d’un arrêté d’expulsion mentionnant « son ancrage dans la mouvance islamiste radicale, son expérience militaire acquise en zone pakistano-afghane, l’ampleur de ses relations avec les mouvements djihadistes à l’étranger », lequel concluait qu’il représentait « une menace particulièrement grave pour l’ordre et la sécurité publics », celui-ci étant « à l’origine de la radicalisation de plusieurs codétenus, désormais prêts à se rendre en Syrie pour y mener le djihad armé et qu’à sa sortie de prison, il serait susceptible de constituer un groupe à vocation djihadiste en vue de commettre ou fomenter une action terroriste sur le territoire national, voire à l’étranger » (§ 18).

Sa demande d’asile sera rejetée par l’OFPRA le 25 août 2015 au motif que, s’il est exact que les autorités marocaines puissent exercer à son encontre « des mesures de contrôle et de surveillance à son retour au Maroc », ces dernières ne sauraient en revanche « être qualifiées de persécutions au sens de l’article 1A2 de la Convention de Genève et l’article L. 711-1 du CESEDA ». Le demandeur n’apportait par ailleurs aucun élément de preuve établissant que les personnes, présentées comme étant ses complices et par ailleurs poursuivies au Maroc, aient été victimes d’agissements assimilables à des traitements inhumains ou dégradants lors du déroulement de l’enquête et de la procédure judiciaire. Le 21 septembre 2015, le ministre de l’Intérieur fixait par arrêté le Maroc comme pays de destination. Le 22 septembre 2015 à 7h55 lui sera notifié l’arrêté du 14 août 2015, et il saisira au même moment la Cour européenne des droits de l’homme d’une demande de mesure provisoire sur le fondement de l’article 39, le greffe de la juridiction informant le gouvernement à 12h05 que le juge de permanence décidait de ne pas renvoyer le requérant vers le Maroc jusqu’au 25 septembre inclus. A. S. sera néanmoins réacheminé vers Casablanca par le vol de 12h35 et y sera arrêté, placé en garde à vue, ses proches n’étant informés de cette situation que le 30 septembre 2015. Placé en détention provisoire, et de nouveau jugé par la chambre criminelle de Rabat pour une partie des faits non jugés en France, il sera condamné à cinq années d’emprisonnement ferme (§ 34). Il saisira la Cour européenne des droits de l’homme dont le mémoire en date du 23 janvier 2017 alléguait que deux dispositions de la Convention avaient été méconnues par les autorités françaises.

En premier lieu, il dénonçait ses conditions de détention à la prison de Salé (§ 57), notamment en raison du manque d’hygiène, de cellules surpeuplées, infestées de rats et de sanitaires insalubres. Pour les mêmes raisons, il contractait la gale à la prison de Tiflet 1, et était placé à l’isolement à Tiflet 2, dans une cellule de six mètres carrés dont il ne pouvait sortir plus de quinze minutes par jour. Par son renvoi, le gouvernement l’avait alors exposé à un risque de traitements prohibés par l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme. Selon le gouvernement, le requérant ne démontrait pas avoir subi ces traitements, l’OFPRA lui-même ayant considéré qu’il n’existait pas d’éléments pertinents et individualisés donnant crédit à ses allégations (§ 58). La juridiction strasbourgeoise rappelait une nouvelle fois que devant la menace terroriste, « il est légitime que les États contractants fassent preuve d’une grande fermeté à l’égard de ceux qui contribuent à des actes de terrorisme, qu’elle ne saurait en aucun cas cautionner » (CEDH 28 févr. 2008, Saadi c/ Italie, req. n° 37201/06, § 137, AJDA 2008. 978, chron. J.-F. Flauss ; ibid. 1929, chron. J.-F. Flauss ; RSC 2008. 692, chron. J.-P. Marguénaud et D. Roets ; 24 avr. 2008, Ismoïlov et autres c/ Russie, req. n° 2947/06, § 126, AJDA 2008. 1929, chron. J.-F. Flauss ; 19 févr. 2009, A. et autres c/ Royaume-Uni, req. n° 3455/05, § 126, AJDA 2009. 872, chron. J.-F. Flauss ; RSC 2009. 672, obs. J.-P. Marguénaud ; 3 déc. 2009, Daoudi c/ France, req. n° 19576/08, § 65, AJDA 2010. 997, chron. J.-F. Flauss ).

À titre d’illustration, la Cour a déjà eu l’occasion de constater une violation de l’article 3 de son règlement lors du renvoi d’un individu vers les États-Unis où il encourait la peine de mort (CEDH 7 juill. 1989, Soering c/ Royaume-Uni, req. n° 14038/88) ou encore de l’expulsion d’un opposant politique au Zanzibar, pays où il avait déjà fait l’objet d’actes de torture (CEDH 6 mars 2001, Hilal c/ Royaume-Uni, req. n° 45276/99). Par ailleurs, s’il est vrai que notre occurrence présente de nombreuses similitudes avec l’affaire M.A c. France dans laquelle l’État français avait été sanctionné (CEDH 1er févr. 2018, M. A. c/ France, req. n° 9373/15, Dalloz actualité, 13 févr. 2018, obs. H. Diaz ; AJDA 2018. 250 ), elle diverge cependant en raison du fait que A. S. était pour sa part renvoyé dans un pays ayant pris des mesures afin de prévenir les risques de torture et de traitements inhumains et dégradants comme le démontrait le rapport établi par Amnesty International (V. Amnesty International, « Shadow of impunity : Torture in Morocco and Western Sahara », mai 2015) contrairement à M.A qui était renvoyé vers l’Algérie, un pays n’ayant entrepris aucune action concrète afin de prévenir le risque de torture en détention. De la même façon, le cas de A.S ne saurait non plus être une analogie parfaite de l’affaire X. c/ Suisse (CEDH 26 janv. 2017, req. no 16744/14, § 63) puisque le requérant de cette dernière, renvoyé vers le Sri Lanka, se prévalait de la situation d’un tiers ayant effectivement subi des traitements prohibés par l’article 3 lors de son retour dans ce pays et avait été en mesure de l’établir. Or, la Cour européenne des droits de l’homme reprenait le raisonnement de l’OFPRA selon lequel le requérant n’apportait aucun élément de nature à prouver qu’au moment de son expulsion il se trouvait exposé à ces risques (§ 62), et ses conditions de détention ne dépassaient pas le seuil de gravité nécessaire pour constituer une violation de l’article 3.

En second lieu, A. S. soutenait que sa remise aux autorités marocaines par l’État, nonobstant la mesure provisoire ordonnée par la Cour, méconnaissait son droit de requête individuelle garanti par l’article 34 de la Convention. Le 22 septembre 2015 à 12h05, le gouvernement était informé par le juge de permanence de la Cour d’une mesure provisoire l’empêchant de procéder au renvoi du requérant vers le Maroc, et son avion décollait à 12h45 le jour même alors qu’il était encore possible d’annuler cette expulsion. L’occasion est donnée aux juges de Strasbourg de rappeler l’importance cruciale et le rôle vital des mesures provisoires dans le système de la convention (CEDH 25 avr. 2013, Savriddin Dzhurayev c/ Russie, req. n° 71386/10, §§ 211 à 213 ; 4 sept. 2014, Trabelsi c/ Belgique, req. n° 140/10, § 144, AJDA 2014. 1688 ; 23 oct. 2014, Mamazhonov c/ Russie, req. n° 17239/13, § 214) alors que l’État français n’a en l’espèce pas respecté une telle mesure, et qu’il se trouvait dans l’impossibilité de démontrer qu’un obstacle objectif l’empêchait de s’y conformer, ou encore qu’il entreprenait toutes les démarches raisonnablement envisageables pour supprimer cet obstacle et pour tenir informée la Cour de la situation (CEDH 10 mars 2009, Paladi c/ Moldova, req. n° 39806/05, § 92). Elle retenait que le ministère de l’Intérieur décidait d’expulser le requérant le 14 août 2015, décision notifiée le 22 septembre 2015, soit plus d’un mois et demi plus tard, une durée pouvant être qualifiée d’« anormalement longue » (§ 76). Dans le droit fil de sa jurisprudence, elle énonçait in fine que les autorités françaises avaient « délibérément et de manière irréversible, amoindrie le niveau de protection des droits énoncés dans l’article 3 de la Convention » (§ 77).

Enfin, la juge irlandaise Síofra O’Leary joignait le texte de son opinion séparée à l’arrêt (Conv. EDH, art. 74). Elle faisait savoir sa désapprobation quant à la violation de l’article 34 eu égard au fait, entre autres, que le requérant savait dès sa condamnation par le tribunal correctionnel que son séjour sur le territoire pouvait s’achever, celui-ci étant devenu irrégulier par le décret de déchéance de nationalité en date du 28 mai 2014. Sa demande d’asile du 13 juillet 2015 était par ailleurs rejetée, et la COMEX avait rendu, une semaine plus tard, un avis favorable à son expulsion. Dans un second temps, la Cour n’examinait pas les obstacles objectifs qui, exceptionnellement, pouvaient selon elle empêcher le gouvernement défendeur de se conformer à la mesure provisoire dont il venait seulement d’avoir connaissance, alors que l’intervalle de temps entre la notification de cette mesure et le départ de l’avion était de trente minutes. Il n’était pas non plus établi que, à la suite de la notification de la décision à 12h05, les autorités françaises avaient omis d’agir délibérément, la Cour n’ayant pas recherché l’heure à laquelle la mesure provisoire était demandée par le requérant, ni si son avocat en avait informé le gouvernement, et le cas échéant à quelle heure. Compte tenu de toutes les séquences d’évènements, le bénéfice du doute aurait dû, selon elle, être accordé à l’État défendeur. Enfin, la juge se demande de façon pragmatique quelle aurait été l’issue de l’application de la mesure provisoire par l’État français. Dans une telle éventualité, le requérant n’aurait pu être incarcéré, puisqu’il incitait en prison d’autres détenus à la radicalisation, pas plus qu’être assigné à résidence dans un hôtel ou un logement similaire où il aurait été soumis à des mesures et des contrôles stricts et journaliers. En outre, l’examen de sa demande par la juridiction aurait pris entre deux et quatre ans. Par ailleurs, à l’affirmation selon laquelle la Cour européenne considère que tout laxisme sur la question des mesures provisoires affaiblirait de manière inacceptable la protection des droits fondamentaux garantis par la Convention, elle oppose pour sa part que cela ne doit pas la faire pencher vers « une approche absolutiste, loin de la réalité de l’affaire portée devant elle ».

Outre la fiction prédictive contestable mobilisée dans ce raisonnement, tout se passant « comme si » le respect de la mesure provisoire par le gouvernement français pouvait hypothétiquement avoir un effet paralysant sur les institutions, il est possible de rétorquer que la raison d’être de ces mesures et du droit de requête individuelle est précisément de pouvoir contrecarrer les risques imminents de dommage irréparable, si nécessaire en suspendant temporairement les mesures coercitives engagées par un État. Ainsi, le mécanisme des mesures provisoires permet non seulement au juge européen de paralyser temporairement une décision nationale portant atteinte aux droits et libertés, mais également de garantir l’effectivité du recours exercé devant la Cour européenne des droits de l’homme dans l’intérêt des parties. La prudence est alors de rigueur en matière de nationalité et de bannissement d’individus jugés « indignes ou déloyaux » (V., J. Lepoutre, La déchéance de nationalité, un outil pertinent ?, Esprit 2015, p. 120), la nationalité garantissant, selon la vision arendtienne, « le droit d’avoir des droits » (V., I. Breyer et S. Dumitru, Les sans-papiers et leur droit d’avoir des droits, Raisons politiques, n° 26, 2007, p.126).