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Extension du préjudice d’anxiété à toutes les substances nocives et toxiques

Le salarié qui justifie d’une exposition à une substance nocive ou toxique générant un risque élevé de développer une pathologie grave et d’un préjudice d’anxiété personnellement subi résultant d’une telle exposition, peut agir contre son employeur pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité.

par Luc de Montvalonle 18 septembre 2019

Par une décision rendue le 11 septembre 2019, la chambre sociale de la Cour de cassation a étendu le champ d’application du préjudice d’anxiété à toutes les substances nocives ou toxiques. Pendant longtemps, ce préjudice était uniquement indemnisable pour certains travailleurs exposés à l’amiante.

Depuis 2010 les travailleurs éligibles à l’allocation de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante (ACAATA), qui se trouvent « par le fait de l’employeur dans une situation d’inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’amiante », peuvent prétendre à une indemnisation du préjudice d’anxiété qu’ils ont subi (Soc. 11 mai 2010, nos 09-42.241 à 09-42.257, Dalloz actualité, 4 juin 2010, obs. B. Ines , note C. Bernard ; ibid. 2011. 35, obs. P. Brun et O. Gout ; ibid. 2012. 901, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2010. 839, avis J. Duplat ; RTD civ. 2010. 564, obs. P. Jourdain ).

Cette construction jurisprudentielle permet à ces travailleurs de percevoir des dommages-intérêts sans avoir à démontrer la réalité de l’anxiété ressentie, celle-ci étant présumée en raison de l’exposition à l’amiante dans un établissement désigné par arrêté ministériel, pendant la période où y étaient fabriqués ou traités l’amiante ou des matériaux contenant de l’amiante (Soc. 2 avr. 2014, nos 12-29.825 et 12-28.616, Dalloz actualité, 2 mai 2014, obs. W. Fraisse , note C. Willmann  ; ibid. 1404, chron. S. Mariette, C. Sommé, F. Ducloz, E. Wurtz, A. Contamine et P. Flores ).

En contrepartie de cette preuve simplifiée, la réparation du préjudice d’anxiété était strictement réservée aux salariés éligibles à l’ACAATA. Les autres, même s’ils justifiaient d’une exposition à l’amiante, ne pouvait prétendre à une indemnisation similaire (Soc. 3 mars 2015, n° 13-26.175, Dalloz actualité, 26 mars 2015, obs. W. Fraisse ; ibid. 968, entretien J. Knetsch ; ibid. 1384, chron. E. Wurtz, F. Ducloz, C. Sommé, S. Mariette et N. Sabotier ; ibid. 2283, obs. M. Bacache, A. Guégan-Lécuyer et S. Porchy-Simon ; ibid. 2016. 35, obs. P. Brun et O. Gout ; Just. & cass. 2016. 258, rapp. E. Wurtz ; Dr. soc. 2015. 360, étude M. Keim-Bagot ; RTD civ. 2015. 393, obs. P. Jourdain ), y compris sur le fondement d’un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité (Soc. 21 sept. 2017, n° 16-15.130, Dalloz actualité, 17 oct. 2017, obs. W. Fraisse ).

C’est sur ce dernier point qu’est intervenu un premier revirement de jurisprudence le 5 avril 2019. Les juges de l’Assemblée plénière ont tenu compte du fait que de nombreux salariés qui ne remplissent pas les conditions pour bénéficier de l’ACAATA « ont pu être exposés à l’inhalation de poussières d’amiante dans des conditions de nature à compromettre gravement leur santé ». Partant de ce postulat, ils ont admis que le salarié qui justifiait d’une exposition à l’amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, puisse engager la responsabilité de l’employeur sur le fondement d’un manquement à son obligation de sécurité.

Dans ce cas, aucune présomption ne s’applique du seul fait de l’exposition à l’amiante : les juges doivent caractériser le préjudice personnellement subi par chaque salarié exposé à l’amiante, et constater que l’anxiété est imputable à un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité (Cass., ass. plén., 5 avr. 2019, n° 18-17.442, Dalloz actualité, 9 avr. 2019, obs. W. Fraisse , note P. Jourdain ; JA 2019, n° 598, p. 11, obs. D. Castel ; AJ Contrat 2019. 307, obs. C.-É. Bucher ; Dr. soc. 2019. 456, étude D. Asquinazi-Bailleux ; RDT 2019. 340, obs. G. Pignarre ; RDSS 2019. 539, note C. Willmann ).

L’arrêt commenté s’inscrit dans le prolongement de cette décision du 5 avril. Alors que le préjudice d’anxiété ne visait encore que l’inquiétude ressentie par les travailleurs exposés à l’amiante, la chambre sociale a considéré que ce préjudice pouvait exister en cas d’exposition à toute autre substance pathogène. Pour obtenir une indemnisation sur le fondement d’un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité, le travailleur doit justifier d’une exposition à une substance nocive ou toxique générant un risque élevé de développer une pathologie grave et d’un préjudice d’anxiété personnellement subi résultant de cette exposition. Conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation sur l’obligation de sécurité, l’employeur doit alors démontrer qu’il a pris toutes les mesures de prévention prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail (Soc. 25 nov. 2015, n° 14-24.444 P, D. 2015. 2507 ; ibid. 2016. 144, chron. P. Flores, S. Mariette, E. Wurtz et N. Sabotier ; ibid. 807, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Dr. soc. 2016. 457, étude P.-H. Antonmattei ; Cass., ass. plén., 5 avr. 2019, n° 18-17.442, préc.).

En l’espèce, des mineurs de charbon avaient saisi le conseil de prud’hommes aux fins d’obtenir le paiement de dommages-intérêts en réparation de leur préjudice d’anxiété et du manquement de l’employeur à son obligation de sécurité. Ces derniers considéraient que les mesures prises par l’employeur étaient insuffisantes pour prévenir les risques liés à l’inhalation de poussières dans la mine : le système d’arrosage destiné à capter ces poussières n’était pas assez performant, nécessitant le port de masques ; or le nombre de masques fournis par l’employeur était insuffisant et la plupart étaient défectueux et inadaptés à une activité physique intense.

La cour d’appel de Metz a, le 7 juillet 2017, rejeté ces demandes, en considérant, conformément à la jurisprudence alors en vigueur, que le préjudice d’anxiété ne pouvait être indemnisé que pour les travailleurs ayant été exposé à l’amiante et étant éligibles à l’ACAATA. Elle a retenu, en outre, que l’employeur n’avait pas manqué à son obligation de sécurité, retenant que les salariés étaient informés des risques et des mesures de sécurité, que les outils de sécurité étaient régulièrement contrôlés, que les travailleurs bénéficiaient d’un suivi médical renforcé, et que leurs recommandations en matière de sécurité étaient prises en compte.

Pour la Cour de cassation cependant, ces éléments étaient insuffisants pour « établir que l’employeur démontrait qu’il avait effectivement mis en œuvre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs, telles que prévues aux articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail ». Elle casse l’arrêt rendu par les juges du fond et renvoie l’affaire devant la cour d’appel de Douai, qui sera chargée d’apprécier l’existence d’un préjudice d’anxiété subi par les mineurs et du lien de causalité entre ce préjudice et un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité.

L’évolution jurisprudentielle observée en 2019 est cohérente au regard de la façon dont la Cour de cassation appréhende aujourd’hui le respect par l’employeur de son obligation de sécurité, conditionné à la mise en œuvre de l’ensemble des principes généraux de prévention énoncés par le Code du travail. Il semble en effet logique que des salariés qui se trouvent dans une situation d’inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’exposition à une substance dangereuse puissent engager la responsabilité de leur employeur, lorsque cette inquiétude est directement causée par une politique lacunaire de prévention des risques. À l’inverse, si l’employeur a mis en œuvre toutes les mesures de prévention nécessaires, alors l’inquiétude subie par ses salariés ne lui sera pas directement imputable et le préjudice d’anxiété ne sera pas indemnisable.