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La faute inexcusable du transporteur existe : la Cour de cassation l’a consacrée

La Cour de cassation retient pour la première fois l’existence d’une faute inexcusable du transporteur : celui-ci avait stationné son camion de nuit, sur un site isolé en pleine campagne, même régulièrement occupé par les véhicules d’une entreprise de transport, donnant directement sur la voie publique, sans aucune surveillance effective, son chargement figurant dans une remorque non cadenassée.

par Xavier Delpechle 4 décembre 2018

La « faute inexcusable » du transporteur (ou du commissionnaire de transport) a remplacé, depuis une loi du 8 décembre 2009, à l’article L. 133-8 du code de commerce, la faute lourde comme motif d’exclusion des clauses limitatives de réparation, qu’elles soient contenues dans le contrat type applicable ou dans le contrat que les parties ont spécifiquement conclu : « est inexcusable la faute délibérée qui implique la conscience de la probabilité du dommage et son acceptation téméraire sans raison valable » (Com. 18 nov. 2014, n° 13-23.194 P, Dalloz actualité, 10 déc. 2014, obs. X. Delpech ; ibid. 2015. 1294, obs. H. Kenfack ; AJCA 2015. 123, note P. Delebecque ). La faute inexcusable s’assimile à la faute de témérité (c’est-à-dire la connaissance de la situation risquée par le transporteur) et requiert, pour pouvoir s’en prévaloir, que l’on établisse chez l’intéressé la prise délibérée d’un risque. Dans une affaire récemment jugée (Com. 13 déc. 2016, n° 15-16.027 P, Dalloz actualité, 20 janv. 2017, obs. X. Delpech ; ibid. 2017. 1075, chron. S. Tréard, F. Jollec, T. Gauthier, S. Barbot et A.-C. Le Bras ; ibid. 1441, obs. H. Kenfack ; AJ Contrat 2017. 78, obs. P. Delebecque ; RTD com. 2017. 166, obs. B. Bouloc ), un transporteur routier n’avait pas rangé son camion à sa place habituelle sur le parc de stationnement d’une gendarmerie. Cette place étant déjà occupée, il était allé se garer un peu plus loin que devant les gendarmes, mais toujours sur le même parc. Mal lui en avait pris, car, pendant la nuit, le chargement du camion (un stock de céréales) avait été volé. D’où un contentieux, la victime n’entendant pas se contenter de la seule indemnité prévue par le contrat type de transport. Pour la cour d’appel, le transporteur avait bel et bien commis une faute inexcusable en stationnant son véhicule à une autre place que sa place habituelle car, ce faisant, le transporteur avait sinon pris délibérément un risque, du moins perçu un risque, le risque de vol peut-on supposer. Mais l’arrêt d’appel est cassé pour défaut de base légale, la Cour de cassation estimant que la cour d’appel n’a pas caractérisé la conscience chez le transporteur qu’un dommage résulterait probablement de son comportement. Une chose est donc la perception d’un risque, autre chose est son acceptation téméraire avec la conscience de la probabilité d’un dommage. La nuance est plutôt subtile au demeurant.

La jurisprudence qui tend à se dégager semble bienveillante à l’égard du transporteur. La faute inexcusable a ainsi également été écartée dans une hypothèse que le vol du chargement a été perpétré de nuit pendant le sommeil du chauffeur, lequel a été contraint de s’arrêter pour respecter les temps de repos obligatoires en cours de transport et a garé son poids lourd sur une aire de stationnement le long d’une autoroute, particulièrement visible des véhicules passant sur la route fréquentée et que, de l’autre côté du poids lourd, il y avait un mur haut rendant peu concevable la venue de personnes ou de véhicules de cet endroit (Com. 13 sept. 2017, n° 16-10.596 P, Dalloz actualité, 22 sept. 2017, obs. X. Delpech , note N. Balat ; ibid. 2018. 1412, obs. H. Kenfack ; ibid. 1934, obs. L. d’Avout et S. Bollée ; AJ Contrat 2017. 500, obs. B. Fleuris ; RTD civ. 2018. 129, obs. P. Jourdain ; RTD com. 2017. 982, obs. B. Bouloc ; v. égal. Com. 9 mai 2018, n° 17-13.030 P, Dalloz actualité, 24 mai 2018, obs. X. Delpech ; AJ Contrat 2018. 341, obs. J. Arié Lévy , qui juge qu’il ne pouvait être déduit, ni du retard dans la livraison ni du défaut de demande d’instruction complémentaire en cours de livraison, la preuve d’une faute).

Dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 21 novembre 2018, la faute inexcusable du transporteur est cette fois retenue. En ce sens, l’arrêt est une nouveauté. Nul ne pourra plus qualifier la faute inexcusable du transporteur de « faute introuvable » (D. Ohl, note ss Com. 28 avr. 1998, JCP 1998. II. 10177, à propos de la faute détachable des fonctions du dirigeant social). Le contexte était similaire, celui du vol de marchandises alors que le poids lourd était garé dans une zone peu sûre. Il est question du transport de colis renfermant des téléviseurs à écran plat destinés à être livrés au distributeur Carrefour. Le chauffeur de la société de transport – en réalité un transporteur substitué – a pris la marchandise en charge et, la livraison devant intervenir le lendemain, a laissé l’ensemble routier en stationnement pour la nuit. Un certain nombre de colis ont été volés dans la nuit du 17 au 18 août 2011. Après avoir indemnisé l’expéditeur – le fabricant ou l’importateur des téléviseurs dérobés –, le transporteur et son assureur ont assigné le transporteur substitué.

La Cour de cassation énonce que l’arrêt d’appel relève que le fait d’avoir stationné pour la nuit une remorque chargée de marchandises sensibles, sans aucun dispositif de fermeture, sur un terrain non surveillé, constitue une faute du transporteur, garant des pertes, au sens de l’article L. 133-1 du code de commerce. Il retient que ce stationnement, de nuit, sur un site isolé en pleine campagne, même régulièrement occupé par les véhicules d’une entreprise de transport, donnant directement sur la voie publique, sans aucune surveillance effective, d’un chargement composé de nombreux colis, donc facilement enlevables, dans une remorque non cadenassée, tandis que le transporteur ne pouvait ignorer la valeur du chargement, et ce, en contradiction flagrante avec les instructions reçues, constitue une faute délibérée et dépasse le seuil de la simple négligence. Il ajoute qu’un transporteur professionnel ne pouvait pas ne pas avoir conscience de la probabilité d’un vol dans de telles conditions et que la société de transport ici mise en cause a pris, en toute connaissance de cause, le risque sérieux de voir ces marchandises dérobées, l’acceptant ainsi de façon téméraire et sans raison valable. En l’état de ces constatations et appréciations, la cour d’appel, qui a caractérisé l’existence d’une faute délibérée impliquant la conscience de la probabilité du dommage et son acceptation téméraire sans raison valable, a légalement justifié sa décision. En un mot, le transporteur a, en quelque sorte, tout fait pour que le vol se produise.

La solution paraît justifiée compte tenu de la gravité – à certains égards caricaturale – du manquement du transporteur. L’arrêt appelle deux séries d’observations. En premier lieu, la faute inexcusable du transporteur semble se situer sans se rattacher à l’obligation de garantie dont celui est tenu en application de l’article L. 133-1 du code des transports, et constitue un manquement à celle-ci, même si elle est d’un degré sans conteste supérieur. En second lieu, la faute inexcusable, s’il s’agit d’un manquement légal, constitue également un manquement contractuel, l’arrêt faisant référence au fait que le transporteur a agi en contradiction flagrante avec les instructions reçues. On peut toutefois se demander de quel contrat il s’agit. S’agit-il d’un manquement au contrat de transport ? Ou plus vraisemblablement d’un manquement au contrat d’assurance (assurance facultés ou de la marchandise transportée) ? Il est vrai qu’en pratique, la garantie en cas de vol est souvent subordonnée au respect de certaines mesures préventives imposées au transporteur dans des clauses d’exclusion ou de condition de garantie, connues sous le nom de « clauses syndicales vol » (Civ. 1re, 2 avr. 1997, JCP 1997. IV. 1118, le stationnement d’une durée supérieure à quatre-vingt-dix minutes sur un parking sans surveillance est constitutif du non-respect de la clause syndicale).