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Les femmes restent discriminées dans la haute magistrature

Une équipe de recherche s’est penchée sur le parcours des magistrats. Malgré une féminisation ancienne, l’accès aux plus hauts postes (chefs de juridiction, grade hors hiérarchie) reste inégalitaire, au détriment des femmes. La faute à un corps qui valorise la mobilité permanente.

par Pierre Januelle 29 novembre 2019

Cette recherche, soutenue par la mission de recherche Droit & Justice, a été dirigée par Yoann Demoli et Laurent Willemez. Elle s’est appuyée sur le fichier des magistrats en poste au 1er janvier 2018. Ils ont également reçu 1 200 réponses à un questionnaire adressé aux magistrats sur leurs parcours et leurs conditions de travail et ont mené des entretiens individuels. Des données qui permettent d’étudier les carrières et les discours.

Un corps élitiste mais qui s’ouvre timidement

Les magistrats viennent très majoritairement des groupes sociaux les plus favorisés. 63 % avaient un père chef d’entreprise, cadre ou d’une profession intellectuelle supérieure. Mais, si on compare à l’étude menée par Jean-Luc Bodiguel dans les années 1980, le corps évolue. Alors qu’il y a trente ans, 10 % des magistrats avaient un père magistrat, ils ne sont plus que 3,8 %. Par ailleurs, les magistrats sont plus souvent enfant de cadres supérieurs du privé (25 %), « marquant une forme d’ouverture à d’autres groupes sociaux favorisés ».

Ces dernières années, le nombre d’enfant d’ouvrier et employé a légèrement augmenté, même s’il reste limité (14 % des magistrats entrés dans le corps depuis 2006 contre 9 % pour la génération 1975-1990). L’ouverture sociale est particulièrement marquée dans les magistrats issus du deuxième concours, d’autant que ce concours permet à des fonctionnaires de catégorie B d’évoluer.

Pour l’origine géographique, Paris et l’ouest de l’Île-de-France restent fortement surrepresentés et la France méridionale sous-représentée. Autre élément notable, l’endogamie : sur cent magistrats en couple, 21 % sont avec un autre magistrat (un taux qui monte à 30 % pour les hommes magistrats).

Siège ou parquet ?

37 % des magistrat·es ont occupé des fonctions au siège et au parquet (17 % uniquement au parquet et 45 % uniquement au siège). Le parquet apparaît comme une fonction bien plus souvent choisie par les hommes que par les femmes. Selon l’étude, les magistrats ayant fait le choix de la spécialisation parquet valorisent des éléments particuliers liés notamment à la fonction de maintien de l’ordre social, au travail d’enquête et à une préoccupation répressive, ce « qui les rapproche des métiers d’ordre sans pour autant s’y identifier ». Le parquet est un travail collectif : 68 % des parquetiers estiment travailler de manière collégiale, quand la moitié des juges des enfants et des juges placés pensent le contraire.

Deux tiers des magistrats affirment travailler en partie chez eux. Des chiffres élevés montrant un rapport particulier au travail. Par ailleurs, 40 % des magistrats disent travailler en soirée plusieurs fois par semaine et 80 % affirment travailler au moins une fois par mois le week-end (13 % tous les week-ends). Ce sont les juges d’instruction et les juges des enfants qui travaillent le plus en soirée.

Un corps féminisé, mais où les femmes ont de moins bonnes carrières

Quelque 66 % des magistrats sont des femmes et elles sont majoritaires dans presque toutes les tranches d’âge : seuls les plus de 65 ans sont majoritairement des hommes. Mais cette féminisation masque de profondes inégalités : les hommes deviennent chefs de juridiction plus jeunes et bien plus fréquemment. Après 40 ans, les hommes sont deux fois plus souvent chefs de cour que les femmes. Après dix-sept années dans le corps, 42 % des hommes âgés de 56 à 60 ans et seulement 29 % des femmes ont accédé au grade hors hiérarchie.

Pour comprendre ces inégalités, les chercheurs ont étudié les déroulés de carrière. Les personnes entrées par le concours externe occupent plus facilement des hauts postes que celles issues des concours internes. Le passage par la Chancellerie accroît fortement l’accès à la hors-hiérarchie, tout comme un détachement : « pour réussir dans la magistrature, il faut en sortir, au moins provisoirement ». Par ailleurs, une forte mobilité fonctionnelle est corrélée négativement à l’accès aux positions les plus prestigieuses : pour accéder à la hors-hiérarchie, mieux vaut se spécialiser.

Au contraire, la mobilité géographique accroît significativement la chance d’accéder aux hautes fonctions. Les magistrats bougent beaucoup : en moyenne, cinq années de carrière s’accompagnent d’un poste supplémentaire. Pour les chercheurs, la « mobilité est une propriété centrale de l’identité magistrate ». Le passage par de multiples fonctions est souvent valorisé dans les discours. Parce que la mobilité permet de rompre avec les routines. Et parce que la propriété principale du droit que portent la plupart des magistrats c’« est de s’adapter de manière omnibus à toutes les situations, d’être un langage à visée universaliste et de régulation globale de l’ensemble de la société ». D’où une « vision très favorable et optimiste de cette polyvalence ». La mobilité est à ce point ancrée qu’elle est défendue par ceux-là même qui semblent en souffrir le plus, en l’occurrence, les chefs de cour, le turn-over désorganisant les juridictions.

La mobilité géographique est au cœur des stratégies d’ascension, avec pour moment central les « transparences » et les « vœux utiles ». Pour monter, il faut bouger, ce qui est parfois difficilement compatible avec la vie familiale (14 % des magistrats se déclarent « célibataires géographiques »). Et ce sont surtout les femmes qui renoncent à cette mobilité géographique. Les femmes ont parcouru en médiane 788 kilomètres depuis leur entrée en fonction, contre 1 060 kilomètres pour les hommes. Les choses sont néanmoins différentes quand les deux conjoints sont magistrats et peuvent mener de concert des stratégies professionnelles parallèles.