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Article
Film Grâce à Dieu : la chambre criminelle fait prévaloir la liberté d’expression
Film Grâce à Dieu : la chambre criminelle fait prévaloir la liberté d’expression
La cour d’appel de Paris ayant procédé à la mise en balance des intérêts en présence et apprécié l’impact du film et des avertissements donnés aux spectateurs au regard de la procédure pénale en cours, elle a déduit, à bon droit, que la suspension de la diffusion de l’œuvre jusqu’à ce qu’une décision définitive sur la culpabilité du demandeur soit rendue constituerait une mesure disproportionnée aux intérêts en jeu.
par Sabrina Lavricle 18 janvier 2021
Mis en cause pour des faits d’atteintes sexuelles et de viols sur mineurs commis entre 1986 et 1991 alors qu’il était prêtre dans le diocèse de Lyon, le demandeur assigna, par acte du 31 janvier 2019, les sociétés de production du film Grâce à Dieu pour voir ordonner sous astreinte la suspension de sa diffusion, prévue pour le 29 février 2019, et ce jusqu’à l’intervention d’une décision de justice définitive sur sa culpabilité. Le tribunal de grande instance de Paris, statuant en référé (TGI, ord. réf., 18 févr. 2019, n° 19/51499, Dalloz actualité, 18 févr. 2019, obs. J. Mucchielli ), puis la cour d’appel de Paris (Paris, pôle 1 - ch. 3, 26 juin 2019, n° 19/03880, Légipresse 2019. 397 et les obs. ), rejetèrent cette demande.
Par son arrêt du 6 janvier, la première chambre civile rejette le pourvoi formé par le prêtre qui invoquait, sur le fondement des articles 9-1 du code civil et 6, § 2, de la Convention européenne des droits de l’homme, une atteinte à sa présomption d’innocence et, plus largement, à son droit à un procès équitable, estimant notamment que le film, qui présentait sa culpabilité comme certaine, risquait d’influencer la juridiction appelée à juger et de porter atteinte au principe d’impartialité. Pour cela, la Haute juridiction commence par rappeler la portée des articles 6 (droit à un procès équitable) et 10 (droit à la liberté d’expression) de la Convention européenne et 9-1 du code civil (droit à la présomption d’innocence) dans un tel contexte. Elle précise alors, comme le ferait la Cour européenne elle-même, que face à deux droits ayant la même valeur normative, « il appartient au juge saisi de mettre ces droits en balance en fonction des intérêts en jeu et de privilégier la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime ». Citant expressément l’arrêt Bédat contre Suisse (CEDH 29 mars 2016, n° 56925/08, Légipresse 2016. 206 et les obs. ; RSC 2016. 592, obs. J.-P. Marguénaud , elle énonce les critères dégagés par la Cour de Strasbourg pour procéder à cette mise en balance entre présomption d’innocence et liberté d’expression (teneur de l’expression litigieuse, contribution de cette expression à un débat d’intérêt général, potentielle influence sur la procédure pénale, proportionnalité de la mesure demandée) et vérifie leur appréciation par la cour d’appel.
C’est ainsi qu’elle relève que la cour d’appel : a analysé le film comme une œuvre de fiction et non pas un documentaire, s’inscrivant dans une actualité portant sur la dénonciation d’actes de pédophilie au sein de l’église catholique et « dans un débat d’intérêt général qui justifi[ait] que la liberté d’expression [fu]t respectée et que l’atteinte susceptible de lui être portée pour assurer le droit à la présomption d’innocence [fu]t limitée » ; a constaté l’insertion d’un carton informatif au début et à la fin de l’œuvre appelant le public au respect de la présomption d’innocence ; a estimé que le report de la sortie du film à l’issue du procès pénal du demandeur porterait une atteinte grave et disproportionnée à la liberté de s’exprimer. Dans ces conditions, la cour d’appel a correctement mis en balance les intérêts en présence et « déduit à bon droit que la suspension de la diffusion de l’œuvre audiovisuelle “Grâce à Dieu” jusqu’à ce qu’une décision définitive sur la culpabilité d[u] [demandeur] soit rendue constituerait une mesure disproportionnée aux intérêts en jeu », ce qui justifie le rejet du pourvoi.
Confrontées à un conflit opposant deux droits concurrents, les juridictions nationales appliquent désormais les critères utilisés par la Cour européenne pour procéder à leur appréciation et se déterminer par des « motifs pertinents et suffisants » pour reprendre la formule utilisée par la Cour de Strasbourg. Les critères permettant de mettre en balance des droits protégés par l’article 10 (ici la liberté d’expression artistique) et d’autres intérêts, publics et privés (ici le droit à la présomption d’innocence et le droit à un procès équitable) sont inspirés de l’arrêt Bédat contre Suisse rendu en matière de violation du secret de l’enquête et de l’instruction (pour une autre illustration, en matière de publication d’actes de la procédure avant leur lecture en audience publique, V. CEDH 1er juin 2017, Giesbert c/ France, n° 68974/11, Dalloz actualité, 20 juin 2017, obs. N. Devouèze ; RSC 2017. 628, obs. J.-P. Marguénaud ).
Rapportés à l’expression sous la forme d’une œuvre artistique, ils conduisent à s’interroger sur la teneur de cette expression (contenu, ton employé), sa contribution à un débat d’intérêt général (lequel « suppose l’existence d’un sujet ou d’une question politique ou ayant un lien avec l’activité publique d’une personne physique ou morale et qui suscite la préoccupation légitime du public et/ou des médias », L. François, Légipresse 2014. 403 ), l’influence sur la procédure pénale en cours (l’idée étant que l’exercice de la liberté d’expression ne doit ni réduire les chances d’une personne de bénéficier d’un procès équitable ni saper la confiance du public dans le rôle tenu par les tribunaux dans l’administration de la justice, étant précisé qu’un simple risque d’influence peut suffire, V. en ce sens, l’arrêt Giesbert, préc., § 95) et la proportionnalité de la mesure demandée (ou infligée le cas échéant, qui ne doit pas emporter un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression).
Ainsi la nature de l’œuvre cinématographique (œuvre de l’esprit) qui s’inscrivait dans le cadre du débat actuel sur la pédophilie dans l’Église, son contenu (dont les précautions prises par son auteur pour informer les spectateurs du bénéfice pour le demandeur de la présomption d’innocence et n’exposer que des éléments d’ores et déjà connus du public, sans tenir la culpabilité du prêtre pour acquise), l’éloignement dans le temps (de plusieurs années) entre sa date de sortie et le procès de l’intéressé, ont conduit les juridictions nationales à faire pencher la balance en faveur de la liberté d’expression.
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