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Le juge « doit […], se garder d’une double tentation […]. D’une part, la tentation jupitérienne, selon laquelle le juge devrait rester totalement hermétique aux conséquences de ses décisions et se borner, à la manière d’automate, à faire une application littérale, abstraite et désincarnée de la loi. D’autre part, la tentative herculéenne, qui ferait du juge une sorte d’“ingénieur du social” et de l’effectivité de ses décisions, la condition nécessaire et suffisante de leur validité. Il s’agit là naturellement de deux cas limites et, entre ceux-ci, “Jupiter s’humanise” et “Hercule [sait] s’arracher à son humaine condition”. Bien plus, un nouveau modèle s’est progressivement imposé : celui d’un droit en réseau et d’un juge “Hermès”, assurant la coexistence et la complémentarité d’ordres juridiques distincts mais imbriqués. Au cours de l’affaire Lambert, le Conseil d’État s’est efforcé d’être à la hauteur des promesses dont il est le “gardien”, faisant preuve de retenue judiciaire, tout en assumant pleinement son rôle d’interprète de la loi.
Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, le juge face aux questions éthiques
par Valérie-Odile Dervieuxle 28 mai 2019
Placé au centre d’une querelle familiale paroxystique, monsieur Vincent Lambert rythme, « à son corps défendant », depuis son accident du 29 septembre 2008, notre vie juridique1, sociale, légale, médiatique et politique.
Articles, discours, colloques, manifestations, vidéos, documentaires, lois, la vie de M. Vincent Lambert serait-elle devenue un peu la nôtre, au détriment de la sienne ?
Outre l’apparente incapacité de notre droit positif issu de la loi Léonetti du 22 avril 2005 modifiée par la loi Leonetti-Claeys du 2 février 2016, notre difficulté à théoriser in abstracto et à juger in concreto de cette situation individuelle, qui relève d’une problématique sociale, économique (enjeu souvent « non exprimé mais prégnant »), scientifique et philosophique, interpelle.
Si cette procédure fait écho à d’autres instances qui, toutes, ont trait à la complexité de l’humain et de la nécessaire prise en compte de sa volonté au regard des évolutions de la science (filiation, intelligence artificielle), elle pose finalement la question : celle de la conception occidentale de la vie « qui vaut la peine d’être vécue ».
C’est dans ce contexte que la cour d’appel de Paris, dans son arrêt infirmatif du 20 mai dernier, en se portant sur le terrain de la « voie de fait », a « suspendu la suspension » des « soins » prodigués à M. Vincent Lambert et… ouvert une nouvelle polémique et un nouveau contentieux qui pourrait échoir in fine au tribunal des conflits2.
Le tableau, au pied de ce commentaire, synthétise, sans prétendre à l’exhaustivité, l’ampleur et la diversité des procédures initiées (civiles, pénales, administratives, internes, européennes et internationales) et illustre, à sa manière, les questions dont sont saisis les juges :
• Comment et sur quels critères s’articulent décisions et responsabilités individuelles (médecin, épouse, patient, proche) et collectives (équipe de soignants, CHU, ARS, État) ?
• Comment définir et mettre en œuvre des notions et principes polysémiques et dont le caractère évolutif est lié non seulement aux changements du droit positif mais aussi à la progression des données de la science : fin de vie, handicap, manifestation et recueil de volonté, obstination déraisonnable, acharnement thérapeutique, soins et souffrances, etc. ?
• Que recouvre le « dialogue des juges », parfois tendu, mais qui s’impose comme l’a rappelé le président de la République le 15 janvier 2018 devant la Cour de cassation ?
• La loi induite par ce contentieux : loi Leonetti-Claeys n° 2016-87 du 2 février 2016, parue au Journal officiel n° 0028 du 3 février 2016, est-elle adaptée et efficace ?
• Quelle est la force juridique – et est-elle légitime – des avis et demandes des comités onusiens, issus de conventions ratifiées par la France ?
Les procédures ayant abouti à la saisine de la cour d’appel de Paris reflètent une complexité peu adaptée.
Le Conseil d’État, par arrêt confirmatif du 24 avril 2019, rejette la requête en référé liberté déposée par les parents de M. Lambert, aux fins de voir déclarer illégale la décision du docteur B…, prise le 9 avril 2018, d’arrêter son alimentation/hydratation et de lui associer une sédation profonde et continue jusqu’au décès.
Par arrêt du 29 avril 2019, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) rejette leur demande de mesures provisoires.
Le 3 mai 2019, le Comité des droits des personnes handicapées de l’ONU (CDPH) demande à l’État français, en application de la Convention internationale des droits des personnes handicapées (CIDPH), de présenter ses observations sur la recevabilité et sur le fond dans un délai de six mois de la requête des parents de M. Lambert et de prendre les mesures nécessaires pour veiller à ce que l’alimentation et l’hydratation ne soient pas suspendues pendant le traitement de son dossier.
Le 10 mai 2019, le ministère des affaires étrangères indique au CDPH ne pas être en mesure de mettre en œuvre cette mesure conservatoire.
Suivant courriel du même jour, le docteur B… notifie à la famille l’arrêt des traitements à compter de la semaine du 20 mai 2019.
Le 12 mai 2019, les requérants saisissent le Défenseur des droits, « mécanisme indépendant de suivi de la mise en œuvre de la CIDPH » en charge de « veiller à ce qu’en toutes circonstances, l’État examine avec attention et célérité toute demande du Comité ». Le défenseur répond, dans son avis du 17 mai 2019, qu’il ne lui appartient pas de résoudre un « éventuel conflit de normes ».
Par ordonnance du 15 mai 2019, le juge des référés administratif rejette la demande des parents de Vincent Lambert tendant à faire constater que le refus du gouvernement français de faire respecter les mesures provisoires demandées par le CDPH constitue une atteinte manifestement illégale au droit à la vie et aux soins et au droit au recours effectif.
Par exploit du 15 mai 2019, les requérants contestent cette décision devant l’ordre judiciaire au visa de l’article 809, alinéa 1, du code de procédure civile.
« Le président peut toujours, même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite. »
Par jugement en état de référé du 17 mai 2019, le tribunal de grande instance de Paris se déclare incompétent, estimant que la « voie de fait de l’administration » susceptible de fonder l’exception au principe de la séparation des autorités administratives et judiciaires, tel que posé par la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an II, n’est pas constituée en ce que, au visa de deux jurisprudences du Tribunal des conflits (T. confl., 17 juin 2013, n° 3911, Lebon ; AJDA 2013. 1245 ; ibid. 1568 , chron. X. Domino et A. Bretonneau ; D. 2014. 1844, obs. B. Mallet-Bricout et N. Reboul-Maupin ; AJDI 2014. 124, étude S. Gilbert ; RFDA 2013. 1041, note P. Delvolvé ) et du Conseil constitutionnel (Cons. const. 16 juin 1999, n° 99-411 DC, AJDA 1999. 736 ; ibid. 694, note J.-E. Schoettl ; D. 1999. 589 , note Y. Mayaud ; ibid. 2000. 113, obs. G. Roujou de Boubée ; ibid. 197, obs. S. Sciortino-Bayart ) le tribunal juge que « le droit à la vie, s’il constitue un attribut inaliénable de la personne humaine, n’entre pas dans le champ de la liberté individuelle au sens de l’article 66 de la Constitution » et en déduit que « la décision de ne pas maintenir le traitement dont bénéfice actuellement M. Vincent Lambert ne constitue pas une voie de fait relevant de la compétence du juge judiciaire ».
Les requérants interjettent appel.
C’est dans ces conditions que la cour adopte une vision nouvelle de la notion de « voie de fait » qui fonde la compétence de l’ordre judiciaire3.
La cour estime, pour l’essentiel que le juge judiciaire conserve, en l’espèce, compétence exclusive pour en connaître en raison de la voie de fait constituée par la décision de l’État de ne pas prendre en compte la demande de mesure provisoire formulée par la CDPH, décision qui porte atteinte à la liberté individuelle insusceptible d’être rattachée à un pouvoir appartenant à l’autorité administrative.
La cour construit ainsi son raisonnement :
• La France a ratifié la CIDPH et son protocole facultatif qui dispose en son article 4 :
« Après réception d’une communication et avant de prendre une décision sur le fond, le Comité peut à tout moment soumettre à l’urgente attention de l’État partie intéressé une demande tendant à ce qu’il prenne les mesures conservatoires nécessaires pour éviter qu’un dommage irréparable ne soit causé aux victimes de la violation présumée. Le Comité ne préjuge pas de sa décision sur la recevabilité ou le fond de la communication du simple fait qu’il exerce la faculté que lui donne le paragraphe 1 du présent article. »
• La France a reçu, le 3 mai, une demande de la CDPH aux fins de prendre des les mesures provisoires tendant au maintien de l’alimentation et l’hydratation entérales de E…, jusqu’à la décision à intervenir.
• La France a répondu qu’elle était seulement tenue d’examiner avec diligence et célérité cette demande, que ces mesures sont dépourvues de caractère contraignant et, au visa des décisions juridictionnelles déjà rendues, que la remise en cause de la décision d’arrêt des traitements par une nouvelle suspension « n’était pas envisageable ».
• L’État français n’a pas usé de la faculté, au terme de son mémoire adressé le 7 mai, rappelé le 17 mai 2019 par le CDPH, de prendre les mesures nécessaires à ce que l’alimentation et l’hydratation entérales du patient ne soient pas suspendues pendant le traitement de son dossier, en l’état de l’article 64 du règlement intérieur du Comité.
La cour en déduit qu’en se dispensant d’exécuter les mesures provisoires demandées par le Comité, l’État français a pris une décision insusceptible de se rattacher à ses prérogatives puisqu’elle porte atteinte à l’exercice d’un droit dont la privation a des conséquences irréversibles en ce qu’elle attrait au droit à la vie, consacré par l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui constitue un attribut inaliénable de la personne humaine et forme la valeur suprême dans l’échelle des droits de l’homme et donc dans celle des libertés individuelles.
En l’état de cette violation d’une liberté individuelle, le juge des référés a le pouvoir de contraindre l’État français à exécuter les mesures provisoires préconisées par le Comité le 3 mai 2019.
La cour ordonne donc à l’État français de « prendre toutes mesures aux fins de faire respecter les mesures provisoires demandées par le Comité international des droits des personnes handicapées le 3 mai 2019 tendant au maintien de l’alimentation et l’hydratation entérales [du patient] jusqu’à la décision à intervenir ».
Sans vouloir préjuger de l’avenir judiciaire de cette décision – aucune information n’a filtré sur un éventuel pourvoi en cassation – ni porter une appréciation sur sa portée et ses « innovations » portant notamment sur la notion de voie de fait et de handicap, quelques points appellent l’attention.
Quelle est la valeur des engagements internationaux pris par la France auprès des comités de l’ONU ?
Récemment et à plusieurs reprises, l’État français s’est vu adresser des avis et des demandes de comités onusiens, en application de conventions et protocoles auxquels il a adhéré. Or il a réagi, via ses représentants, en se montrant agacé, voire rétif.
Nous avons tous en mémoire l’avis Baby Loup, la demande relative à la gestion des manifestations de gilets jaunes et maintenant, la demande formulée dans le cadre de la procédure Lambert.
Comment interpréter cette position ? Remet-elle en cause la pertinence et de la finalité de ses adhésions ? Est-elle légitime en regard du caractère « non obligatoire » des avis et demandes émis ?
Le défenseur des droits rappelle, dans son avis susvisé que, selon la « jurisprudence » des comités des Nations unies, les mesures provisoires demandées par les comités doivent être respectées par l’État au risque d’entraver l’exercice effectif du droit de plainte prévu par le Protocole facultatif se rapportant à la CIDPH, que l’État ne pourrait donc y déroger qu’en justifiant de circonstances exceptionnelles, qu’il soumet au Comité.
En tout état de cause, comme le souligne Thomas Onillon, à propos de l’avis Baby Loup de l’ONU4, « il n’est pas nécessaire de trancher la question de la nature juridictionnelle du Comité et de ses actes pour les besoins de la détermination de leur valeur juridique. Il suffit de constater que cette procédure qui présente des garanties d’indépendance et d’impartialité, ainsi qu’un fort caractère contradictoire, renforce l’autorité des constatations. Le principe du contradictoire est respecté puisque l’État mis en cause présente ses explications dans un délai de six mois ».
Dans ces conditions, il nous apparaît donc, avec ce publiciste, que ce n’est pas le prisme du caractère obligatoire des constatations du comité onusien qui permet d’en saisir la valeur juridique mais leur rôle déterminant dans l’interprétation des engagements internationaux des États et donc leur éventuelle influence sur la jurisprudence française.
Le premier président de la Cour de cassation, Bertrand Louvel, n’a pas dit pas autre chose lorsqu’il déclarait, le 3 septembre dernier, à propos de l’avis Baby Loup, que le Comité est porteur d’une « mission de gardien des droits fondamentaux qui lui permet de constater une divergence avec [sa] cour » et qu’à ce titre, si les constatations rendues dans le cadre de l’affaire Baby Loup n’ont pas, « en droit, de force contraignante, l’autorité qui s’y attache de fait constitue un facteur nouveau de déstabilisation de la jurisprudence ».
Le rôle des juridictions et la mission du juge : bien plus que « la bouche de la loi »
Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, a rappelé, le mardi 24 février 20155, que le droit applicable doit évoluer, s’adapter constamment et intégrer des exigences parfois concurrentes de liberté, de dignité et de protection de la vie :
« Le droit de la fin de vie est, d’abord, celui des patients, de tous les patients, de ceux qui sont conscients et lucides, comme de ceux qui ne sont plus en état d’exprimer leur volonté. Ce droit est aussi celui des professionnels de santé : il sécurise les procédures médicales ; il précise les obligations d’abstention ou d’intervention ; il délimite les responsabilités de chacun. Le droit de la fin de vie intègre ainsi les exigences parfois concurrentes de liberté, de dignité et de protection de la vie. L’évolution des techniques médicales impose à intervalles réguliers de réexaminer la pertinence des dispositifs en vigueur et de veiller continûment à l’effectivité des garanties offertes aux patients. »
Jean-Marc Sauvé, devant les hauts magistrats de l’ordre judiciaire, dans des développements consacrés à l’affaire Lambert, a précisé quelle devait être l’attitude du juge, confronté à des questions éthiques délicates, « face au législateur, aux experts, à la communauté des juges et des juristes et, d’une manière plus large, à la société civile ».
M. Sauvé a estimé qu’au regard des circonstances exceptionnelles de l’affaire Lambert, le Conseil d’État, saisi en appel dans le cadre d’une procédure de référé-liberté, n’a pas hésité à procéder à un ajustement de son office « lorsque l’exécution d’une décision administrative est susceptible de porter atteinte d’une manière irréversible à la vie […] en approfondissant le degré du contrôle du juge du référé-liberté et en élargissant le champ de ses normes de référence ».
Et le vice-président du Conseil d’État de s’interroger en ces termes :
« Comment imaginer que le juge puisse retenir son contrôle et se tenir à distance des conditions concrètes d’application de la loi, lorsque, d’une décision médicale, peut découler la fin d’une vie humaine ? Comment imaginer que, dans ces conditions, le degré de son contrôle puisse dépendre mécaniquement et formellement de la procédure choisie par les requérants ? »
Ainsi, si certains éminents spécialistes estiment que la cour d’appel de Paris est allée « contre le droit »6, nous pouvons également estimer que le juge judiciaire, comme le juge administratif, a pu, en l’espèce, dans son rôle de « juge Hermès », faire une application de la loi particulièrement adaptée aux enjeux posés.
Notes :
1. L. Bedja, Affaire « Lambert » : la cour d’appel de Paris ordonne l’exécution des mesures provisoires de maintien de l’alimentation et hydratation, Actualités du droit, 22 mai 2019 ; J. Martin, L’affaire Vincent Lambert et la force obligatoire du droit international des droits de l’homme, Village de la justice, 24 mai 2019 ; T. Onillon, La valeur des constatations du Comité des droits de l’homme de l’ONU, AJDA 2019. 1040.
2. « C’est une affaire très complexe. On peut aller jusqu’à la Cour de cassation et, si cette dernière confirme [la cour d’appel], on aurait une opposition entre Cour de cassation et Conseil d’État » et un « conflit entre les deux ordres juridictionnels […], ce qui pourrait emmener assez loin », A.-T. Norodom, professeure de droit public à l’université Paris-Descartes.
3. La notion de « voie de fait » est interprétée, encore récemment et sous son autre aspect – celui du droit de propriété –, de manière restrictive par la Cour de cassation, v. Civ. 3e, 18 janv. 2018, n° 16-21.993, Dalloz actualité, 26 janv. 2018, obs. G. Hamel ; D. 2018. 172 ; AJDI 2018. 545 , obs. N. Le Rudulier
4. Protocole facultatif se rapportant au PIDCP, art. 4, § 2. Les constatations rendues par le Comité des droits de l’homme de l’ONU dans l’affaire Baby Loup.
5. En introduction du colloque organisé par l’Université Lille 2 La fin de vie saisie par le droit : le droit de la fin de vie, à Lille.
6. Liberté, Libertés chéries, 24 mai 2019, professeure R. Letteron.
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