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Le fisc va-t-il collecter les données Facebook de tous les Français ?

L’article 57 du projet de loi de finances vise à autoriser les administrations fiscale et douanière à collecter les données personnelles publiées sur les réseaux sociaux afin de lancer ensuite des contrôles fiscaux ciblés. Une initiative qui inquiète la CNIL et la quasi-totalité des groupes parlementaires. Au point de susciter l’embarras de la majorité.

par Pierre Januelle 5 novembre 2019

Le projet du gouvernement vise à permettre, à titre expérimental pendant trois ans, le fisc et les douanes de collecter et d’exploiter par data mining, les contenus librement accessibles des utilisateurs des plateformes (Facebook, Instagram, etc.). Les données seraient conservées trente jours ou un an si elles « sont de nature à concourir à la constatation des infractions » fiscales ou douanières.
Dans son avis du 12 septembre 2019, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) soulignait qu’un dispositif de ce type était inédit et témoignait « d’un changement d’échelle significatif dans l’utilisation de données personnelles par ces administrations ». Chose rare, alors que les articles non rattachés des lois de finances qui portent sur la lutte contre la fraude fiscale (v. Dalloz actualité, 23 nov. 2018, art. P. Januel isset(node/193262) ? node/193262 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>193262) sont normalement le monopole de la commission des finances, la commission des lois a décidé de se saisir de l’article.

« Cet article est ce que la technocratie de Bercy peut nous imaginer de pire »

D’entrée, le rapporteur de l’article en commission, le député Modem Philippe Latombe, est virulent : « cet article entraînerait la collecte de millions de données sensibles dont une toute petite partie servirait à la lutte contre la fraude ». Il s’interroge sur la faiblesse de l’étude d’impact et les rapides extensions à d’autres administrations que devrait connaître cette expérimentation (fraude sociale, étrangers). « Jusqu’à ce matin, j’avais déposé un amendement de suppression. Il semble que le gouvernement a pris en compte mes observations et manifeste la volonté d’encadrer strictement le dispositif. Dans un souci d’ouverture et de coconstruction, je retire mon amendement de suppression, pour la commission, et je vous proposerai des amendements pour mieux circonscrire le dispositif. » Mais de prévenir que la coconstruction devra être conséquente pour éviter la suppression.

Lâchée par le Modem, la majorité est bien seule à défendre un dispositif nécessaire pour aller plus loin dans la lutte contre la fraude fiscale. Le député LR Guillaume Larrivé tape : « Cet article est ce que la technocratie de Bercy peut nous imaginer de pire. Une administration en roue libre, qui décide de proposer un dispositif qui n’est pas pensé politiquement, et je veux dire aux députés du groupe En Marche ! : Réveillez-vous ! Écoutez ce que vient de vous dire le Modem, le PS, les Insoumis et les Républicains. »

Il est rare que le rapporteur d’un dispositif gouvernemental soit un opposant à la disposition et que le Modem se joigne au tir de barrage général. Le whip du groupe LREM, Guillaume Vuilletet, marche sur les œufs : « Il est nécessaire qu’il y ait un meilleur encadrement du dispositif. Le gouvernement y est prêt, il a commencé à en discuter en la matière. Le groupe majoritaire est évidemment prêt à accompagner cette démarche. Il est d’ores et déjà important que la commission émette des signaux. »

Majorité silencieuse et signaux faibles

Pour émettre des signaux, Philippe Latombe a déposé plusieurs amendements. Les Marcheurs veulent bien en adopter quelques-uns, à condition de ne pas voir s’effondrer l’article initial. Depuis 2017, la majorité est tétanisée à l’idée de mettre en scène ses oppositions avec le gouvernement. Même quand il s’agit d’un dispositif secondaire d’une grosse loi et que Bercy n’est pas l’interlocuteur habituel de la commission des lois.

Le premier amendement Latombe est rejeté. Il en présente un second, qui limiterait l’expérimentation aux plateformes de vente/d’échanges de biens ou de services. Une rédaction qui exclut Facebook et Instagram et serait une remise en cause totale de l’expérimentation. Surprise, l’amendement est adopté à une courte majorité, de nombreux députés LREM faisant défaillance, mais de manière silencieuse.

Signal suivant que le Modem Philippe Latombe veut émettre : la sous-traitance. « Il nous a été dit par la Direction générale des finances publiques (DGFIP) en audition qu’ils n’avaient, en l’état, ni les compétences ni le personnel pour mettre en œuvre le dispositif et qu’ils envisageaient de recourir à des sous-traitants ». Il propose d’interdire ce recours. Vuilletet : « L’amendement précédent a fait l’objet d’une ouverture qui était peut-être moins programmée que ce que nous avions envisagé, mais cette fois nous approuvons ».

Autre point de friction : le délai de conservation des données. Le rapporteur attaque à nouveau : « Dans les données conservées, il y a des données qui ne devraient même pas être collectées par l’État : politiques, religieuses, syndicales, orientation sexuelle. […] Il ressort des discussions avec la DGFIP qu’ils ne savent pas comment ils vont faire et que ce délai de trente jours est un moyen de convenance pour eux. » Peine perdue. Mais la majorité promet de poursuivre la coconstruction d’ici l’étude de l’article en séance (le 14 novembre).

D’ici là, mercredi, c’est la commission des finances qui étudiera l’article. Le groupe LREM propose déjà plusieurs amendements. Il souhaite notamment préciser l’expérimentation, qui se déroulerait en deux phases de dix-huit mois (la première pour développer un algorithme autoapprenant, puis l’expérimentation réelle), limiter les délits concernés (activités occultes, contrebande de tabac, d’alcool, de stupéfiants, contrefaçons ou fausses domiciliations à l’étranger) et supprimer les données non utiles sous cinq jours. Mais ces reculs permettront-ils à Bercy de sauver son dispositif ?

 

Cet article 57 s’inscrit dans une volonté de multiplier le recours à la data dans le cadre du contrôle fiscal. En 2018, la DGFiP a renforcé significativement les moyens de la Mission requête et valorisation (MRV), chargée de développer le data mining : en 2018, cette mission a proposé 6 917 propositions de contrôle fiscal externe (contre 345 en 2016) et 34 200 contrôles du bureau. En 2020, l’objectif de la mission est d’être à l’origine de 35 % des contrôles fiscaux externes.

Dans ce but, la DGFiP a fait, depuis fin 2017, des investissements importants dans le projet « ciblage de la fraude et valorisation des requêtes ». Ces investissements se sont notamment traduits par l’acquisition de matériels informatiques puissants et de bases de données auprès d’entreprises privées. L’équipe fait également appel à un prestataire spécialisé dans le domaine de la data science « afin d’intégrer rapidement les dernières évolutions technologiques ».