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Fixation du loyer de base d’un loyer binaire : recours possible au juge des loyers commerciaux

En présence d’un loyer binaire, le bail commercial peut prévoir de recourir au juge des loyers commerciaux afin de fixer, lors du renouvellement du bail, la valeur locative du local déterminant le minimum du loyer.

par Maxime Ghiglinole 19 décembre 2018

Le présent arrêt est, semble-t-il, le dernier acte de la « pièce de théâtre à rebondissements » qui se tient depuis cinquante ans sur le thème des loyers dits « binaires » (selon l’expression de J.-P. Dumur, in Loyer binaire : nouveau coup de théâtre à la cour d’appel de Versailles, AJDI 2017. 713 ). Cette pièce a débuté lors de l’apparition de ce type de loyers à la faveur de la création des premiers centres commerciaux dans les années 1960. La pratique a alors conçu un modèle de loyer à deux composantes, construit sur la base d’un montant fixe qui constitue un « minimum garanti » pour le bailleur, auquel s’ajoute un loyer complémentaire si le chiffre d’affaires réalisé par le preneur dans les locaux dépasse le seuil de déclenchement. En effet, la part variable du loyer correspond à un pourcentage de ce chiffre d’affaires. Si son montant dépasse celui du loyer minimum garanti, le surplus sera dû au bailleur au titre de la part variable du loyer. L’objectif principal de ce type de loyer est de garantir un intéressement du bailleur à la performance commerciale de son preneur tout en le prémunissant des risques inhérents à l’exploitation.

Toutefois, en pratique, la part fixe des loyers binaires est généralement si élevée que le seuil de déclenchement du loyer complémentaire n’est que rarement atteint. Confrontés à cette difficulté, les bailleurs se sont adaptés. Ils ont conçu une méthode afin de revaloriser le loyer de base, lors du renouvellement du bail. Pour ce faire, une clause attribue au juge le pouvoir de fixer le montant du loyer de base renouvelé à la valeur locative du local. Il s’opère donc une revalorisation du loyer minimum sur les mêmes bases que le loyer statutaire, alors que les loyers statutaires ne contiennent pas, eux, de part variable.

Cette technique a soulevé des difficultés. Un intarissable contentieux a émergé. Parmi les arrêts les plus marquants de l’histoire des loyers binaires figure l’arrêt du 10 mars 1993, dit « du Théâtre Saint-Georges ». Par cette décision de principe, la Cour de cassation a exprimé avec force la prévalence du contrat sur les dispositions statutaires. La fixation du loyer renouvelé d’un bail à loyer variable doit échapper aux dispositions du décret du 30 septembre 1953 pour n’être régie que par la convention des parties (Civ. 3e, 10 mars 1993, n° 91-13.418, D. 1994. 47 , obs. L. Rozès ; AJDI 1993. 710 , obs. B. Boussageon ; RDI 1993. 276, obs. G. Brière de l’Isle et J. Derruppé ; ibid. 1994. 511, obs. G. Brière de l’Isle et J. Derruppé ; RTD com. 1993. 638, obs. M. Pédamon ). Pour contourner cette jurisprudence, les bailleurs ont fait évoluer leurs clauses. Ils attribuaient compétence au juge des loyers commerciaux pour fixer le loyer de base lors des renouvellements successifs. Malgré leur précision grandissante, ces clauses ont eu un succès variable jusqu’à ce que des cours d’appel refusent catégoriquement leur application au motif que l’article L. 145-33 du code de commerce ne peut s’appliquer seulement à une partie du loyer (Limoges, 4 sept. 2014, n° 13/00095, AJDI 2015. 514 , obs. P. Chatellard ; ibid. 2016. 403, étude F. Planckeel  ; Loyers et copr. 2014, n° 300, obs. P.-H. Brault ; suivi de Aix-en-Provence, 19 févr. 2015, n° 13/11349, AJDI 2015. 514 , obs. P. Chatellard ; ibid. 2016. 403, étude F. Planckeel ; RTD com. 2015. 235, obs. J. Monéger ).

Finalement, la Cour de cassation est intervenue et a opéré une « évolution » majeure (v. spéc. J. Monéger, À propos de la fixation du loyer de base d’un loyer binaire : évolution ou révolution de velours ?, RTD com. 2018. 616 ). Le 3 novembre 2016, la troisième chambre civile a précisé que le recours au loyer binaire n’interdit pas, lorsque le contrat le prévoit, de recourir au juge des loyers commerciaux pour fixer, lors du renouvellement, le minimum garanti à la valeur locative. Dans cette hypothèse, le juge statue selon les critères de l’article L. 145-33 du code de commerce, sans omettre cependant de prendre en considération l’obligation contractuelle du preneur de verser, en sus du minimum garanti, une part variable, dont il découle nécessairement un abattement sur le montant du loyer (v. Civ. 3e, 3 nov. 2016, nos 15-16.826 et 15-16.827, Dalloz actualité, 9 nov. 2016, obs. Y. Rouquet ; ibid. 2017. 1572, obs. M.-P. Dumont-Lefrand ; AJDI 2017. 36 , obs. F. Planckeel ; ibid. 817, étude B.-H. Dumortier ; RTD civ. 2017. 204, obs. P. Théry  ; Loyers et copr. 2016, n° 253, obs. Brault ; Administrer nov. 2016. 36, note Barbier ; Gaz. Pal. 14 mars 2017. 53, obs. Barbier ; ibid. 60, obs. Jacquin ; ibid. 68, obs. C.-E. Brault ; JCP 2016. 1415, note Monége ; JCP E 2016. 1655, note Brignon ; Defrénois 14 déc. 2017. 40, spéc. 41, obs. Andrich, Auque et Corbel). Précisons d’ailleurs que depuis cette décision, le tribunal de grande instance de Créteil a appliqué au titre de cet abattement 5 % de la valeur locative du bien (TGI Créteil, 27 juin 2018, n° 15/00009, RTD com. 2018. 616, obs. J. Monéger ).

Le dernier acte de cette pièce semblait donc s’être tenu, mais c’était sans compter sur la cour d’appel de Versailles qui s’est résolument opposée à ce mécanisme. Selon ces magistrats, en présence d’un loyer binaire, la clause qui prévoit que les parties se soumettent volontairement au décret du 30 septembre 1953 pour fixer la valeur locative du local et attribuent compétence au juge des loyers à cette fin, tente de réintroduire les modalités de fixation du loyer telles que prévues au statut des baux commerciaux pour une partie seulement du loyer. Or une telle clause est illicite et doit être déclarée nulle et de nul effet (Versailles, 19 sept. 2017, n° 16/03805 ; AJDI 2017. 777 ; ibid. 817, étude B.-H. Dumortier  ; Gaz. Pal. 21 nov. 2017. 57, obs. Barbier ; Loyers et copr. 2018, n° 17, obs. Brault ; JCP E 2018. 1041, n° 30, obs. Monéger). Cet arrêt, en totale contradiction non seulement avec le courant jurisprudentiel suivi par la Cour de cassation mais avec la propre jurisprudence de la cour de céans (Versailles, 13 sept. 2016, n° 15/02232), a fait renaître les anciennes guerres de clocher (v. spéc. J. Monéger, Loyer binaire. Loyer minimum garanti. Compétence du juge des loyers. Constitutionnalité de l’article L. 145-33 interprété par la Cour de cassation, RTD com. 2015. 235 ). Le présent arrêt, rendu sur le pourvoi formé contre cette décision, entend mettre un terme à ces errements.

En l’espèce, le 3 mars 1999, un bail commercial a été conclu entre deux sociétés. Aux termes de ce contrat, le loyer est binaire. Il correspond à un pourcentage du chiffre d’affaires réalisé par le preneur dans les lieux loués sans pouvoir être inférieur à une certaine somme dont le montant, à chaque renouvellement du bail, est fixé à la valeur locative du local. La clause de loyer prévoit que les parties soumettent volontairement la procédure et les modalités de fixation de cette valeur locative aux dispositions du décret du 30 septembre 1953 et attribuent, à cette fin, compétence au juge des loyers commerciaux. Par la suite, le bailleur a délivré un congé avec offre de renouvellement au 1er avril 2012, il a notifié un mémoire visant le loyer annuel de base renouvelé et a saisi le juge des loyers commerciaux afin de fixer la valeur locative du local au jour de renouvellement du bail.

Les juges du fond ont rejeté cette demande et annulé la clause permettant un recours au juge des loyers commerciaux afin de fixer le loyer minimum garanti. Selon les magistrats, la clause litigieuse tente de réintroduire la procédure et les modalités de fixation prévues par le statut des baux commerciaux pour une partie du loyer seulement. De plus, les parties ne peuvent pas attribuer une compétence au juge qu’il ne tire que de la loi et lui imposer d’appliquer les textes dans les conditions qu’elles définissent. En outre, la valeur locative doit s’apprécier comme un plafond de loyer et non comme un plancher. Dès lors, donner au juge la mission de fixer ce plancher s’oppose à l’application même des textes, ce que la liberté contractuelle ne saurait autoriser.

La Cour de cassation censure cette interprétation. Selon elle, le recours au loyer binaire n’interdit pas, lorsque le contrat le prévoit, de recourir au juge des loyers commerciaux pour évaluer, lors du renouvellement, la valeur locative déterminant le minimum de loyer garanti.

En somme, la haute juridiction confirme sa position. Elle entérine le rapprochement du juge et des parties dans cette délicate mission qu’est la détermination de la valeur locative en présence d’un loyer binaire. Reste cependant à savoir si tous les intéressés y agréent. Il n’est pas à exclure que des magistrats veuillent une nouvelle fois écarter l’obligation contractuelle à laquelle les parties entendent les soumettre. Cette situation serait, à n’en pas douter, le terrain propice à l’apparition du nouvel acte de cette pièce si particulière.