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Force majeure : conditions d’exonération du transporteur ferroviaire gardien

Constitue un événement imprévisible et irrésistible pour un transporteur ferroviaire, gardien de la chose instrument du dommage, le fait du tiers, qui, au regard des circonstances, n’aurait pu être prévenu ni empêché par aucune mesure de surveillance ni aucune installation pouvant être exigée de la part de ce gardien à ce jour. Encore faut-il cependant que les juges s’expliquent sur les circonstances particulières dans lesquelles le dommage est survenu.

par Anaïs Hacenele 5 mars 2018

La deuxième chambre civile a rendu le 8 février 2018 deux arrêts ayant trait aux conditions d’exonération du transporteur, gardien d’une chose en partie instrument du dommage. Plus précisément, elle éclaire sur la façon dont le fait du tiers peut être une cause d’exonération totale, pour le gardien, s’il présente les caractères de la force majeure. Les arrêts méritent d’être traités ensemble tant les faits d’espèce sont proches.

Dans la première affaire, après avoir été agressé dans le métro, un homme poursuivit son agresseur sur le quai, lequel le poussa sur la voie au moment où le métro redémarrait. Le heurt contre le wagon le tua sur le coup. Dans la seconde, un homme schizophrène ceintura un autre homme sur un quai et se jeta avec lui sur les rails. Tous deux furent percutés et tués par le RER qui passait. Pour se faire rembourser des sommes versées, le fonds de garanties des assurances obligatoires de dommages (FGTI) indemnisa chacune des familles des victimes et se retourna, par le biais d’une action en contribution, contre la RATP dans la première affaire, contre la SNCF dans la seconde, toutes deux gardiennes de la chose instrument, au moins pour partie, du dommage.

Pour le premier cas, la cour d’appel avait reconnu la responsabilité de la RATP en tant que gardienne du métro, pour partie, instrument du dommage, refusant de considérer que le fait du tiers présentait, pour elle, un cas de force majeure.

Sur pourvoi de la RATP, la Cour de cassation casse la décision au visa de l’article 455 du code de procédure civile. En excluant le caractère imprévisible du heurt et de la chute pour la RATP sans expliquer en quoi ils ne l’étaient pas et en excluant leur caractère irrésistible en affirmant qu’elle avait les moyens de les empêcher sans plus de précision, les juges du fond ont méconnu les exigences de cette disposition.

Pour le second cas, le FGTI, débouté de sa demande par la cour d’appel qui avait admis l’exonération de la SNCF pour force majeure, lui reprocha d’avoir violé les articles 1384 et 1315 du code civil en retenant l’irrésistibilité du fait du tiers alors que l’installation de portes adaptées aurait permis de l’éviter et d’inverser la charge de la preuve en lui faisant supporter la démonstration de la faisabilité technique de cette installation.

La Cour de cassation rejette le pourvoi, considérant qu’au regard des faits et des circonstances selon lesquelles l’agresseur était malade et que les deux hommes ne se connaissaient pas, qu’aucune altercation n’avait eu lieu entre eux, qu’un laps de temps très court s’était écoulé entre les divers événements, que l’enquête pénale avait conclu à un homicide volontaire et à un suicide et qu’aucune mesure de surveillance ni aucune installation n’aurait permis de prévenir ou d’empêcher une telle agression, sauf à installer des façades de quai dans toutes les stations, ce qui, compte tenu de l’ampleur des travaux et du fait que la SNCF n’était pas propriétaire des quais, ne pouvait être exigé de celle-ci à ce jour. Elle considère que c’est sans inverser la charge de la preuve que la cour d’appel a décidé que le fait du tiers avait présenté pour la SNCF un caractère irrésistible et imprévisible et retenu l’existence d’un cas de force majeure.

Dans ces deux décisions, le fait d’un tiers est présent, toute la question étant de savoir si celui-ci constitue, pour le gardien de la chose, un événement de force majeure. L’enjeu est important quand on sait qu’en droit privé, le fait du tiers n’est pas une cause d’exonération (le coresponsable assigné par la victime est tenu d’une obligation au tout qualifiée, de lege lata, d’obligation in solidum) sauf s’il présente les caractéristiques de la force majeure. 

En droit de la responsabilité civile, la force majeure s’entend de tout événement (naturel ou humain) qui est, pour le défendeur, extérieur, irrésistible et imprévisible dans sa venue comme dans ses conséquences. Hormis l’exigence du cumul de ces trois conditions (Cass., ass. plén., 14 avr. 2006, n° 04-18.902, D. 2006. 1577, obs. I. Gallmeister , note P. Jourdain ; ibid. 1566, chron. D. Noguéro ; ibid. 1929, obs. P. Brun et P. Jourdain ; RTD civ. 2006. 775, obs. P. Jourdain ; JCP 2006. II. 10087, note P. Grosser ; Defrénois 2006. 1212, note É. Savaux ; LPA, 6 juill. 2006, p. 14, note Y. Le Magueresse), le juge ne donne pas de définition globale de la force majeure et l’apprécie au cas par cas. Cette démarche casuistique explique que, finalement, la force majeure soit indéfinissable de manière abstraire. 

Les arrêts du 8 février ne dérogent pas à la règle. Sans en donner de définition précise, ils rappellent la nécessité du cumul de l’imprévisibilité et de l’irrésistibilité de l’événement à l’égard du défendeur pour qu’il soit totalement exonéré de sa responsabilité (certains ont soutenu qu’au contraire, l’imprévisibilté n’était pas une condition autonome mais une composante de la condition d’irresistibilité, v. P.-H. Antonmattei, Contribution à l’étude de la force majeure, préf. B. Teyssier, LGDJ, 1992, nos 64 s.). 

Dans les deux espèces, deux causes sont à l’origine d’un même dommage : la faute d’un tiers (qui pousse ou qui entraîne dans sa chute la victime) et le fait d’une chose (le train ou le métro qui heurte la victime). Il y a donc deux coresponsables potentiels d’un même dommage : le fautif et le gardien de la chose. Le gardien de la chose, défendeur au recours, dispose de deux possibilités pour se libérer de sa responsabilité. Soit il démontre que le dommage résulte d’un événement de force majeure et non du fait de la chose, soit il démontre que le fait de la chose constitue pour lui un événement de force majeure.

Dit autrement, il doit prouver l’absence de lien de causalité entre la chose et le dommage – ce qui n’est pas une cause d’exonération à proprement parler mais l’absence d’une des conditions nécessaires à la responsabilité du fait des choses (l’intervention matérielle de la chose ne signifie pas toujours que celle-ci a joué un rôle actif dans la survenance du dommage, en attestent les hypothèses de choses inertes entrées en contact avec le siège du dommage) – ou que lui-même n’est pas à l’origine de la survenance du fait de la chose instrument du dommage en n’ayant pu l’empêcher, donc l’absence de lien de causalité entre son comportement et l’intervention de la chose dans le processus dommageable.

La chose étant, dans chacune des espèces, en mouvement et entrée en contact avec les victimes, son rôle actif est, de facto, présumé de façon irréfragable (Civ. 2e, 28 nov. 1984, n° 83-14.718, JCP 1985. II. 20477, note N. Dejean de la Bâtie). Le gardien – qu’il s’agisse de la RATP ou de la SNCF – n’était pas en mesure de prouver son rôle passif (que la chose était simplement intervenue matériellement dans le dommage mais qu’elle n’avait pas joué dedans de rôle actif). Il ne pouvait s’exonérer qu’en démontrant qu’il n’était pas à l’origine du fait de cette chose mais que celui-ci trouvait sa source dans un événement de force majeure.

La question portait alors précisément sur le point de savoir si le fait du tiers présentait les caractéristiques de la force majeure pour le gardien de la chose de manière à pouvoir l’exonérer de sa responsabilité. Le fait du tiers ayant rendu possible l’intervention de la chose était-il, pour le gardien, imprévisible et irrésistible ?

Dans la première affaire, sans dire que la force majeure n’est pas caractérisée, la Cour de cassation reproche à la cour d’appel de ne pas avoir suffisamment motivé son refus de la retenir. L’absence ou la présence des caractères imprévisible ou irrésistible doit être explicitée au regard des faits de l’espèce et des circonstances précises dans lesquelles s’est réalisé le dommage. Ce faisant, la Cour de cassation confirme et adopte une démarche casuistique.

Dans le second cas, justement au regard des circonstances dans lesquelles le dommage est survenu, le fait du tiers était bien imprévisible et irrésistible pour la SNCF, qui n’était pas en mesure d’empêcher l’accident ni de le prévoir. La survenance du fait de la chose se trouve seulement dans le fait du tiers et non dans le comportement du gardien. Le FGTI ne peut pas obtenir de remboursement de la part de la SNCF qui n’est finalement pas responsable du dommage qu’il a indemnisé.

Il est souvent avancé que l’exonération du gardien d’une chose, en partie instrument du dommage, n’est possible qu’en théorie, en raison de la rigueur dont fait preuve la jurisprudence à l’égard du gardien (v. en ce sens P. Brun, Responsabilité civile extracontractuelle, 4e éd, Lexisnexis, 2016, n° 397, p. 268 ; RCA 2003. Chron. 12, n° 1, obs. S. Hocquet-Berg ; Dalloz actualité, 5 mai 2006, obs. I. Gallmeister ; RTD civ. 2001. 598, obs. P. Jourdain ; 23 oct. 2003, n° 02-16.155, D. 2003. 2670 ; 18 mars 2004, n° 02-19.454, D. 2005. 125 , note I. Corpart ; RCA 2004, n° 172 ; 23 sept. 2004, n° 03-13.160, RDI 2005. 259, obs. F. G. Trébulle ; 16 déc. 2004, n° 03-18.860, inédit ; Rennes, 17 nov. 2004, n° 2004-264293 ; Civ. 2e, 2 avr. 2009, n° 07-22.005, RCA 2009, n° 127 ; 13 sept. 2012, n° 11-19.941, RCA 2012, n° 331).

Il est vrai que les décisions excluant la force majeure en cas de bousculades, de chutes et d’agressions sur un quai à l’égard de la RATP (Paris, 15 juin 1943, Gaz. Pal. 1943. 206 ; Civ. 1re, 22 mars 1960, Bull. civ. I, n° 170 ; D. 1961. 701, note J. Radouant) ou de la SNCF (agression : Civ. 1re, 12 déc. 2000, n° 98-20.635, D. 2001. 1650, et les obs. , note C. Paulin ; ibid. 2230, obs. P. Jourdain ; RTD com. 2001. 505, obs. B. Bouloc ; CCC 2001, n° 53, note L. Leveneur ; RCA 2001, n° 72 ; ibid. chron. 6 par H. Groutel ; 3 juill. 2002, n° 99-20.217, D. 2002. 2631, et les obs. , note J.-P. Gridel ; RTD civ. 2002. 821, obs. P. Jourdain ; Gaz. Pal. 2002. 1756, concl. J. Sainte-Rose ; RCA 2002, n° 323, note H. Groutel ; bousculade : Paris, 20 févr. 1948, D. 1948. 207 ; Civ. 1re, 25 oct. 1975, n° 74-11.540 P ; JCP 1976. 18306, note R.R. ; Paris, 4 mars 1997, Gaz. Pal. 1998, somm. 397) ne manquent pas.

Il arrive toutefois à la Cour de cassation d’admettre que le rôle actif de la chose est dû à un événement de force majeure lorsque celui-ci trouve sa source dans un événement naturel (Civ. 2e, 12 juill. 2006, n° 05-17.199, RDI 2006. 443, obs. F. G. Trébulle ; 2 juill. 2015, n° 14-21.914, Dalloz jurisprudence), dans le fait d’un tiers (Civ. 1re, 23 juin 2011, n° 10-15.811, Dalloz actualité, 8 juill. 2011, obs. S. Bigot de la Touanne ; ibid. 1745, édito. F. Rome ; ibid. 2891, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Gelbard-Le Dauphin ; ibid. 2012. 47, obs. P. Brun et O. Gout ; ibid. 1439, obs. H. Kenfack ; RTD civ. 2011. 772, obs. P. Jourdain ; JCP 2011. 1277, note C. Paulin) ou au sein de la faute de la victime (Civ. 2e, 9 juill. 1997, n° 96-11.205, Dalloz jurisprudence ; Cass., ass. plén., 14 avr. 2006, n° 04-18.902, D. 2006. 1577, obs. I. Gallmeister , note P. Jourdain ; ibid. 1566, chron. D. Noguéro ; ibid. 1929, obs. P. Brun et P. Jourdain ; RTD civ. 2006. 775, obs. P. Jourdain ).

Si elle est rapportée, la preuve de la force majeure démontre que le gardien ne pouvait ni prévoir ni empêcher l’intervention de la chose dans la réalisation du dommage et qu’il n’a joué aucun rôle causal dans la survenance du fait de la chose. Elle ne vient pas altérer le lien de causalité entre la chose et le dommage mais le lien d’imputation entre le comportement du gardien et le fait de la chose. « Si la force majeure ne détruit pas le rôle causal entre le fait de la chose et le dommage, c’est forcément qu’elle agit un cran au-dessus, sur l’imputation du fait de la chose au gardien » et qu’elle « constitue une cause de non-imputation du fait dommageable au défendeur » (F. Leduc, « Causalité civile et imputation », in Les distorsions du lien de causalité, RLDC 2007, suppl. p. 40, n° 9 ; adde J.-S. Borghetti, « Peut-on se passer de la causalité en droit de la responsabilité », in Y. Lequette, N. Molfessis [dir.], Quel avenir pour la responsabilité civile ?, Dalloz, coll. « Thèmes et commentaires », 2015).

Les arrêts du 8 février 2018 le confirment de la même façon qu’ils rappellent que l’exonération totale du gardien d’une chose instrument du dommage est, en définitive, tout autant admise en théorie qu’en pratique dès lors que ses conditions cumulatives sont toutes réunies et démontrées. L’année 2011 avait particulièrement « été marquée par quelques décisions favorables au transporteur ferroviaire » (P. Le Tourneau [dir.], Droit de la responsabilité et des contrats, Dalloz Action, 11e éd., 2018-2019, n° 2142.184 ; Civ. 1re, 23 juin 2011, préc.). Peut-être en ira-t-il de même en 2018.