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France Télécom : « La mort de mon père, c’est la réussite de leur objectif »

Le tribunal correctionnel a examiné, jeudi 27 juin, le cas de Rémy Louvradoux, qui s’est immolé par le feu devant son travail, le 26 avril 2011, conséquence directe, selon le dossier, de la politique managériale mise en place par la direction, dont sept membres sont prévenus de harcèlement moral au travail.

par Julien Mucchiellile 28 juin 2019

Marc Hoffa est entré lors d’un moment de relâchement, alors que la salle, plongée dans un léger chahut, se remettait un peu bruyamment du témoignage tragique de la fille de Rémy Louvradoux. Petit homme râblé en veste marine, il a salué toute la salle, puis il a témoigné : cadre à France Télécom, manager à qui il a été demandé de supprimer 421 postes, « j’ai dit que je ne comprenais pas cette vision, c’est là que mes ennuis ont commencé ». Le témoignage de M. Hoffa n’est pas celui d’une partie civile, seulement d’un témoin cité par Me Topaloff, l’avocate du syndicat Sud. Lui-même s’estime heureux d’être encore vivant – il s’en est fallu de peu qu’il se pende à un pylône électrique, avec une corde, il se rappelle encore le nom du chemin. C’était la conséquence du désœuvrement : un an, seul au bureau, sans travail. L’ennui forcé qui le mine, la dépression qui le corrode, le cynisme de ses supérieurs (« Je buvais du whisky seul dans mon bureau, on m’a dit “te plains pas, ton salaire te permet de te le payer” »), qui contraste avec l’espoir qu’il plaçait en eux (« ma maison ne pouvait pas me laisser tomber »). Puis, il raconte la retraite anticipée : « Quelqu’un se rend-il compte que je suis parti ? ». En fin de témoignage, il a osé une comparaison entre ce procès et celui de Nuremberg, alors Me Jean Veil, qui passait par là, a cru bon de commenter : « Je veux dire simplement à Monsieur que France Télécom, c’était pas Auschwitz ». M. Hoffa en a convenu, puis il est reparti avec sa petite histoire.

Monsieur Hoffa n’est pas un gros dossier : c’est le petit témoignage qui passe par là, sans trémolo ni vertige, mais qui agrémente un peu plus le tableau. Une petite touche, un clou de plus pour planter « le contexte ». Tout le contraire de Rémy Louvradoux, qui incarne l’affaire. « La situation de Monsieur Louvradoux semble concentrer l’ensemble des problématiques évoqués à l’audience », prévient la présidente. Les enjeux sont énormes : « On veut empêcher la banalisation du mal, on ne veut pas qu’il soit possible, réitérable, on veut un message dissuasif. Ces pratiques sont inhumaines, illégales et mortifères », témoigne Noémie, la fille cadette du défunt, puis, aux prévenus : « Leur compassion est factice, obscène, laide. “On partage votre douleur, nos pensées vont vers les victimes.” La mort de mon père, c’est la réussite de leur objectif, c’est la prime de celui qui a supprimé son poste. Cette violence continue au procès. On est face à un système froid, face à leur attitude indécente : des rires, des blagues, faire la sieste, tout ça pour quoi ? Parce qu’ils savent qu’ils resteront impunis. » L’ambiance est dramatique.

« La consigne était “il faut vite sortir Rémy des effectifs”»

Son père s’est immolé par le feu, le 26 avril 2011 au petit matin, devant le siège de l’Agence Entreprise Sud-ouest de France Télécom. Il avait 56 ans, 32 ans de boîte, il était fonctionnaire. Après avoir été préventeur régional pour l’Aquitaine de 2002 et 2006, Rémy Louvradoux est redéployé en avril 2008 sur un poste précaire, puis une nouvelle fois un an plus tard, toujours précaire, avant d’être affecté en octobre 2010 à un poste de préventeur à l’agence devant laquelle il mettra feu à son corps. Suivant les témoignages recueillis à l’instruction, M. Louvradoux est une victime directe des politiques managériales. «

La directive était de créer de l’inconfort pour que les gens comme Rémy partent le plus tôt possible. À titre d’exemple, c’était de ne rien donner à faire ou faire remplir des bordereaux de lettres recommandées. Le but était tout simplement de dégoûter les personnels que l’on voulait voir partir », dit le manager de Rémy Louvradoux. « Rémy a été mis en mobilité avec une dead line en juillet 2008. J’aurais pu l’occuper plus longtemps, prendre le temps de construire avec lui. On disait à l’époque : “il ne faut pas les laisser dans le confort (…) La consigne était “il faut vite sortir Rémy des effectifs” », dit-il également. Ce même cadre évoque des objectifs de suppression de poste, présentés comme des objectifs commerciaux – en plus prioritaires. Il existait un document intitulé « Doper la fluidité interne » dans lequel il est explicitement mentionné qu’il convient de « réduire le confort des postes non prioritaires. »

En attendant son départ, les missions qui lui sont attribuées sont en deçà de son grade, loin de ses compétences : ce sont des missions occupationnelles. « Comment pouvait-on donner un tel genre de mission pour un cadre de l’entreprise comme Rémy ? » s’interroge sa famille dans la plainte.

Sa fille cadette, Noémie, témoigne, au nom des quatre enfants et de la veuve de Rémy Louvradoux, qu’il ne fait aucun doute que le suicide est lié à France Télécom. Elle raconte la détérioration physique, le délabrement : il fait une embolie pulmonaire, prend du poids, développe des problèmes musculo-squelettiques, arrête le sport qu’il pratiquait intensivement. « On était face à quelqu’un d’inerte, d’inactif. Ma sœur a dit : “on avait un père, mais c’est tout” ».

Dans son travail. Rémy Louvradoux tente de s’en sortir. Dans un courrier adressé le 3 mars 2009 au directeur des ressources humaines, il présente une candidature spontanée pour un poste en lui rappelant qu’il est en mission depuis le 1er juillet 2008. Il égrène la détérioration de ses conditions de travail : plus d’entretien individuel, des candidatures spontanées en interne et sur des postes de la Fonction publique sans suite, une perte de rémunération de 2 000 € par an, des trajets passés de 10’ à 50’. Il remarque : « la gestion des compétences est une illusion politique d’affichage et démagogique : car je suis excellent pour la Fonction publique territoriale et poubellisable en interne ».

La détérioration de ses conditions de travail est ainsi exposée avec clarté dans le courrier qu’il adresse en mars 2009 à sa hiérarchie directe. Sa souffrance et sa détresse aussi. Il n’aura pas de réponse. Dans une lettre adressée à la direction de France Télécom en septembre 2009, intitulée « Lettre ouverte à mon employeur et à son actionnaire principal », Rémy Louvradoux dénonce la gestion des candidatures internes et externes, et notamment la diffusion de postes suivie de leur disparition sans explication. Il n’aura pas de réponse.

L’avocate de la famille Louvradoux demande à Didier Lombard : « Pourquoi est-ce qu’il n’y a eu aucune réponse au courrier de RL, et pourquoi aucune réponse au courrier de septembre 2009 ? – La réponse est simple, j’ai jamais eu ce courrier. Les courriers pour lesquels je n’ai pas de compétence, ne me parviennent pas, ce courrier est probablement allé à la DRH. » Il se rassoit, Brigitte Dumont, DRH, à la barre : « J’ai reçu le courrier par l’intermédiaire de Laurent Zylberberg (directeur des affaires sociales, NDLR), à qui était adressée la lettre. J’ai lu, et fait suite à ce courrier en le diffusant à Jacques Moulin, qui a fait traiter et rencontrer au niveau local Rémy Louvradoux.

– Comment expliquez-vous, dans le contexte de l’époque, qu’on n’ait pas l’idée de le transmettre à la famille ?

– C’est une diffusion en interne, il n’y a pas à contacter sa famille.

– C’est une lettre qui s’achève par “est-ce que le suicide est la solution ?”, en caractère gras.

– C’est pour ça qu’il y a une diffusion immédiate avec demande de prise en charge. »

L’indécente mollesse de la réaction est d’autant plus surprenante que, l’été précédent, l’affaire avait éclaté dans les médias, et la direction, abasourdie, découvrait l’ampleur de la catastrophe. Tout était mis en oeuvre pour y remédier, aider les vivants, empêcher les suicides. Le suicide de Rémy Louvradoux, dernier en date dans la prévention, intervient 14 mois après la démission de Didier Lombard, plus de deux ans après la fin des plans Next et Act. Mais la chute de Rémy Louvradoux fut lente et jonchée d’étapes ; Ainsi le résume le rapport du cabinet Secafi, spécialisé en risques psycho-sociaux : « La conquête, la panne, l’espoir d’un nouveau départ, l’humiliation, la survie, puis l’espoir de trop. »

 

 

 

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