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Fraude au détachement de travailleurs : application de la jurisprudence européenne

Lorsqu’il est saisi de poursuites pénales du chef de travail dissimulé, pour défaut de déclarations aux organismes de protection sociale et que la personne poursuivie produit des certificats E101 à l’égard des travailleurs concernés, le juge ne peut les écarter qu’aux conditions énoncées par la Cour de justice de l’Union européenne. 

par Sébastien Fucinile 3 octobre 2018

Si les règles relatives au travail détaché au sein de l’Union européenne sont régulièrement contestées, elles constituent une composante importante de la libre circulation des travailleurs. Le respect par les États membres du règlement modifié n° 1408/71 du Conseil du 14 juin 1971 relatif à l’application des régimes de sécurité sociale est essentiel pour assurer l’effectivité de cette liberté, ce qui pose des difficultés en cas de fraude au détachement. C’est ainsi que la chambre criminelle, par quatre arrêts du 18 septembre 2018, dont trois de cassation, a pour la première fois affirmé qu’une condamnation pour travail dissimulé de l’employeur à raison d’une fraude au détachement ne pouvait avoir lieu que si la validité du certificat d’affiliation au régime de sécurité sociale délivré par l’État d’envoi était remise en cause dans les formes prescrites par le droit de l’Union. Chacun des arrêts intervenait dans le contexte du transport aérien. Dans un premier arrêt, Cityjet, filiale irlandaise d’Air France, avait été condamnée par une cour d’appel pour travail dissimulé, pour avoir employé sous contrat irlandais des salariés basés à Roissy et à Orly. Le deuxième arrêt est relatif aux mêmes faits, et porte sur la condamnation, pour complicité, d’Air France et de son dirigeant. Le troisième arrêt porte sur la condamnation en appel de Ryanair, pour avoir employé sous contrat irlandais des salariés basés à l’aéroport de Marseille. La chambre criminelle a cassé et annulé ces trois arrêts. Le quatrième arrêt est quant à lui un arrêt de rejet : la chambre criminelle a approuvé la relaxe d’une compagnie de transport aérien anglaise qui employait en France des salariés par contrat de droit anglais. Pour bien comprendre cette décision, par laquelle la Cour de cassation se conforme au droit de l’Union européenne, plusieurs éléments doivent être précisés.

Conformément au règlement 1408/71 du Conseil du 14 juin 1971, dans sa version applicable avant le 1er mai 2010, le travail détaché est possible à un certain nombre de conditions énumérées par l’article 14. Cet article, repris par le règlement n° 883/2004 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004, permet à un travailleur d’un État membre d’être détaché dans un autre État membre tout en demeurant affilié au régime de sécurité sociale du premier. Pour ce faire, l’autorité compétente de l’État d’envoi du travailleur détaché doit délivrer un certificat E101, devenu A1, conformément à l’article 12 bis de l’ancien règlement n° 574/72 du Conseil du 21 mars 1972, remplacé ultérieurement aux faits par le règlement n° 987/2009 du Parlement européen et du Conseil du 16 septembre 2009. Le respect de la liberté de circulation des travailleurs suppose que les salariés détachés ne soient pas soumis simultanément aux régimes de sécurité sociale du pays d’envoi et du pays d’accueil. Cela implique, pour la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), une présomption de régularité du certificat E101, qui « s’impose à l’institution compétente de l’État membre dans lequel ce travailleur effectue un travail » (CJCE 10 févr. 2000, FTS, aff. C-202/97, point 53, D. 2000. 64 ; Dr. soc. 2003. 859, chron. S. Van Raepenbusch ; RTD eur. 2003. 529, chron. P. Rodière  ; 30 mars 2000, Banks e.a., aff. C-178/97, point 40, D. 2000. 120 ; Dr. soc. 2003. 859, chron. S. Van Raepenbusch ; RTD eur. 2003. 529, chron. P. Rodière ). Dès le début des années 2000, la CJUE a ainsi précisé que seule l’autorité compétente de l’État d’émission du certificat pouvait le retirer ou le déclarer invalide. En l’absence d’accord entre l’État d’émission du certificat et l’État d’accueil du travailleur détaché, il peut être fait appel à une commission administrative mise en place par le règlement du 14 juin 1971 et, en l’absence de conciliation, l’État d’accueil peut saisir la Cour de justice d’un recours en manquement (CJCE 10 févr. 2000, préc., points 57 s.).

Alors même que la position de la Cour de justice est claire depuis le début des années 2000, la chambre criminelle refusait jusqu’alors de s’y soumettre, souhaitant préserver l’autonomie du juge pénal dans la qualification du délit de travail dissimulé prévu à l’article L. 8224-1 du code du travail. C’est ainsi qu’elle avait condamné les compagnies Easyjet et Vueling Airlines pour travail dissimulé, en affirmant que ces dernières ne pouvaient se prévaloir des certificats E101 dès lors que les salariés en cause n’étaient pas détachés au sens du règlement du 14 juin 1971 (Crim. 11 mars 2014, n° 12-81.461, Bull. crim. n° 75 ; Dalloz actualité, 14 mars 2014, obs. J. François ; Dr. soc. 2014. 827, chron. R. Salomon ; RSC 2014. 355, obs. A. Cerf-Hollender ; RTD eur. 2015. 348-30, obs. B. Thellier de Poncheville ; 11 mars 2014, n° 11-88.420, Dalloz actualité, 14 mars 2014, obs. préc. ; D. 2014. 670 ; Dr. soc. 2014. 827, chron. R. Salomon ; RTD eur. 2015. 348-30, obs. B. Thellier de Poncheville ). En d’autres termes, la chambre criminelle considérait qu’en cas de fraude au détachement de travailleurs, l’employeur ne pouvait invoquer la présomption de validité du certificat E101. Il n’y avait donc selon elle pas lieu de saisir les autorités du pays d’émission du certificat pour qu’elles se prononcent sur sa validité, le juge pénal statuant souverainement sur la réunion des éléments constitutifs du délit. Cette application des dispositions relatives au travail dissimulé était facilitée par l’article L. 1262-3 du code du travail, interdisant à l’employeur de se prévaloir des dispositions relatives au travail détaché dans certains cas de fraude.

Cette position était cependant contraire au droit de l’Union européenne et à la jurisprudence constante de la Cour de justice de l’Union européenne, qui a précisé à plusieurs reprises la marche à suivre en cas de doute par les autorités de l’État d’accueil sur la validité du certificat. Malgré la clarté de cette jurisprudence, l’assemblée plénière avait saisi la CJUE d’une question préjudicielle sur ce point. La Cour de justice a ainsi réaffirmé, par un arrêt du 27 avril 2017, la marche à suivre : saisir les autorités compétentes de l’État d’émission du certificat pour qu’elles statuent sur sa validité ; saisir la commission administrative prévue par le règlement en cas de désaccord de l’État d’accueil ; saisir la CJUE d’un recours en manquement en cas de désaccord persistant (CJUE 27 avr. 2017, A-Rosa Flussschiff, aff. C-620/15, points 44 s., D. 2017. 984 ; ibid. 2018. 313, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert et K. Parrot ; ibid. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke ; Dr. soc. 2017. 579, obs. J.-P. Lhernould ; ibid. 866, étude M.-C. Amauger-Lattes ; RDT 2017. 462, étude N. Mihman ; RDSS 2017. 769, obs. M. Badel ). L’assemblée plénière de la Cour de cassation, statuant sur un contentieux de recouvrement des cotisations sociales, avait appliqué cette jurisprudence pour casser l’arrêt d’appel qui avait remis en cause la validité du certificat E101 émis par les autorités suisses (Cass., ass. plén., 22 déc. 2017, n° 13-25.467, D. 2018. 17 ; ibid. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke ; Dr. soc. 2018. 389, étude F. Kessler et Yan-Éric Logeais ; RTD eur. 2018. 335, obs. A. Jeauneau ).

Si un doute pouvait encore subsister sur l’application de ces règles à l’occasion de poursuites pénales faisant suite à une fraude au travail détaché, la Cour de justice l’a levé par un arrêt ultérieur, tout en assouplissant sa jurisprudence : lorsqu’il apparaît, à la suite d’une enquête judiciaire, que les certificats ont été obtenus ou invoqués de manière frauduleuse, l’État d’accueil doit saisir l’institution émettrice du certificat. Si cette dernière s’abstient de prendre en considération ces éléments, « le juge national peut, dans le cadre d’une procédure diligentée contre des personnes soupçonnées d’avoir eu recours à des travailleurs détachés sous le couvert de tels certificats, écarter ces derniers si, sur la base desdits éléments et dans le respect des garanties inhérentes au droit à un procès équitable qui doivent être accordées à ces personnes, il constate l’existence d’une telle fraude » (CJUE 6 févr. 2018, Ömer Altun, aff. C-359/16, point 61, AJDA 2018. 1026, chron. P. Bonneville, E. Broussy, H. Cassagnabère et C. Gänser ; D. 2018. 296 ; ibid. 966, obs. S. Clavel et F. Jault-Seseke ; RDT 2018. 219, obs. M. Castel ). La fraude y est définie par la réunion d’un élément objectif, résidant dans le fait que les conditions d’obtention du certificat ne sont pas remplies et d’un élément subjectif, consistant en l’intention de contourner ces conditions (même arrêt, points 50 s.). En somme, en cas de fraude, si l’État d’émission du certificat s’abstient de répondre à l’État d’accueil quant à la validité du certificat, il n’y a pas lieu de saisir la commission administrative ou la CJUE d’un recours en manquement ; les autorités de l’État d’accueil peuvent écarter le certificat. Si ces autorités déclarent le certificat invalide, les poursuites pour travail dissimulé ne posent aucune difficulté. Et si les autorités refusent de retirer le certificat, la voie classique de la saisine de la commission administrative puis de la Cour de justice d’un recours en manquement semble s’imposer.

La chambre criminelle a en l’espèce le plus clairement possible exprimé sa volonté de se conformer à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne : c’est ainsi qu’elle vise et qu’elle cite scrupuleusement les arrêts A-Rosa Flussschiff et Ömer Altun. Dans l’ensemble des affaires en cause, les autorités françaises n’avaient pas sollicité les autorités de l’État d’émission du certificat E101 afin de leur permettre de statuer sur sa validité. Or, si la CJUE a assoupli sa position en cas de fraude, l’État d’accueil du travailleur n’en reste pas moins soumis à l’obligation de saisir les autorités de l’État d’émission pour leur permettre de prendre en considération les éléments faisant état d’une fraude. Dès lors que les autorités d’émission des certificats en cause n’ont pas été saisies, la présomption de validité demeurait, ne permettant pas au juge français d’écarter le certificat. Si ces autorités avaient été saisies, encore aurait-il fallu, en l’absence de réponse de leur part, que les autres conditions pour qu’il y ait fraude soient remplies pour pouvoir écarter les certificats E101. Cet arrêt ne peut qu’être approuvé, puisque la chambre criminelle se conforme scrupuleusement au droit de l’Union européenne. L’impossibilité pour l’État d’accueil de remettre en cause unilatéralement un certificat E101, ou A1, repose par ailleurs sur la nécessaire confiance mutuelle entre États membres. Mais, sans permettre de remettre en cause unilatéralement ces certificats, le mécanisme pour les contester mériterait d’être simplifié, afin de rendre plus efficace la lutte contre la fraude au travail détaché.