Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Article

Fraude fiscale : le droit national soumis au contrôle de la CJUE

La CJUE est invitée à se prononcer sur la conformité au droit de l’Union de la législation nationale en matière de fraude fiscale, s’agissant de la clarté et de la prévisibilité des circonstances dans lesquelles les dissimulations déclaratives de TVA peuvent faire l’objet d’un cumul de poursuites, ainsi que de la nécessité et de la proportionnalité des peines alors encourues.

par Hugues Diazle 4 novembre 2020

Après avoir été visé par un contrôle de l’administration fiscale, un expert comptable a été suspecté d’avoir présenté une comptabilité irrégulière, d’avoir souscrit des déclarations de TVA minorées, d’avoir souscrit des déclarations de BNC minorées, ainsi que d’avoir souscrit des déclarations d’ensemble des revenus minorées. À l’issue de l’enquête préliminaire, l’intéressé a été convoqué devant le tribunal correctionnel pour y être jugé des chefs de fraude fiscale par dissimulation de sommes sujettes à l’impôt et omission d’écritures dans un document comptable, puis condamné à une peine de douze mois d’emprisonnement, ainsi qu’à la publication de la décision à ses frais. Suivant appels interjetés par le prévenu, le procureur de la République et l’administration fiscale, la cour d’appel a confirmé la décision de culpabilité, puis réformé la peine, en la portant à dix-huit mois d’emprisonnement, dont six mois assortis d’un sursis et mise à l’épreuve, avec publication de la décision. En seconde instance, le prévenu avait sollicité la relaxe, après avoir invoqué le principe ne bis in idem, à raison d’une procédure de redressement fiscal ayant – pour les mêmes faits – donné lieu à l’application de pénalités fiscales définitives de 40 % des droits éludés. Ce faisant, la défense critiquait la sévérité globale du système répressif.

Saisie du pourvoi de l’intéressé, la chambre criminelle a décidé, par arrêt du 21 octobre 2020, de renvoyer à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) les deux questions suivantes :

« 1. L’exigence de clarté et de prévisibilité des circonstances dans lesquelles les dissimulations déclaratives en matière de TVA due peuvent faire l’objet d’un cumul de poursuites et de sanctions de nature pénale est-elle remplie par des règles nationales telles que celles précédemment décrites ?

2. L’exigence de nécessité et de proportionnalité du cumul de telles sanctions est-elle remplie par des règles nationales telles que celles précédemment décrites ? »

Adoptant une approche particulièrement didactique qui retiendra l’attention des praticiens, la Cour de cassation rappelle que « les insuffisances volontaires de déclaration d’éléments servant à la détermination de l’assiette de l’impôt et à sa liquidation sont réprimées par les articles 1741 et 1729 du code général des impôts ».

Pour ce qui concerne le versant pénal des poursuites, la chambre criminelle récapitule que l’article 1741 du code général des impôts (dans sa version applicable à la cause, issue de la loi n° 2010-1658 du 29 décembre 2010, comme dans sa version actuelle, après plusieurs modifications ayant aggravé la répression pénale et ajouté certaines circonstances aggravantes) incrimine le délit de fraude fiscale ; par application de l’article L. 228 du livre des procédures fiscales, dans sa version applicable aux faits, l’administration fiscale ne pouvait déposer plainte pour de tels faits, sous peine d’irrecevabilité, que sur avis conforme de la commission des infractions fiscales – les poursuites ne pouvant être engagées que sur plainte préalable de l’administration, tel mécanisme ayant été déclaré conforme aux principes d’indépendance de l’autorité judiciaire et de séparation des pouvoirs (Cons. const. 22 juill. 2016, n° 2016-555 QPC, § 12, AJDA 2016. 1925 ; D. 2016. 1569 ; ibid. 2017. 1328, obs. N. Jacquinot et R. Vaillant ; Constitutions 2016. 532, chron. ; ibid. 651, chron. L. Alice Bouvier ; RSC 2016. 529, obs. S. Detraz ) ; postérieurement à la procédure en cause, les modifications successives de l’article L. 228 ont instauré des hypothèses spécifiques pour lesquelles l’administration fiscale peut être tenue de dénoncer au procureur de la République les faits l’ayant conduite à appliquer, sur des droits d’un certain montant, une pénalité fiscale – tel mécanisme ayant été déclaré conforme au principe d’égalité devant la loi (Cons. const. 27 sept. 2019, n° 2019-804 QPC, § 6, Dalloz actualité, 9 oct. 2019, obs. D. Goetz).

Pour ce qui concerne le versant fiscal des poursuites, la chambre criminelle rappelle que « l’article 1729 du code général des impôts, dans sa version actuellement en vigueur, issu de la loi n° 2008-1443 du 30 décembre 2008, applicable à la cause, détermine quant à lui les pénalités fiscales, lesquelles doivent être considérées comme étant de nature pénale au sens de la Charte, encourues par le contribuable en cas de minorations déclaratives volontaires ».

En droit interne, le cumul des poursuites et sanctions pénales et fiscales – qui s’explique par la complémentarité de ces procédures – a été jugé conforme à la Constitution, sous une triple réserve d’interprétation (Cons. const. 24 juin 2016, nos 2016-545 QPC et 2016-546 QPC, Dalloz actualité, 27 juin 2016, obs. J. Galois ; D. 2016. 2442 , note O. Décima ; ibid. 1836, obs. C. Mascala ; ibid. 2017. 1328, obs. N. Jacquinot et R. Vaillant ; AJ pénal 2016. 430, obs. J. Lasserre Capdeville ; Constitutions 2016. 361, Décision ; ibid. 436, chron. C. Mandon ; RSC 2016. 524, obs. S. Detraz  ; 22 juill. 2016, n° 2016-556 QPC, D. 2016. 1569  ; 23 nov. 2018, n° 2018-745 QPC, Dalloz actualité, 4 déc. 2018, obs. P. Dufourq ; ibid. 7 déc. 2018, J. Gallois ; AJDA 2019. 1803, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2018. 2237, et les obs. ; ibid. 2019. 439, point de vue J. Roux ; ibid. 2320, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et E. Tricoire ; Constitutions 2018. 465, Décision ) :

« • un contribuable qui a été déchargé de l’impôt par une décision juridictionnelle devenue définitive pour un motif de fond ne peut pas être condamné pénalement pour fraude fiscale (première réserve) ;

• l’article 1741 du code général des impôts qui sanctionne la fraude fiscale ne s’applique qu’aux cas les plus graves de dissimulation frauduleuse de sommes soumises à l’impôt, ou d’omissions déclaratives, cette gravité pouvant résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention (deuxième réserve) ;

• si l’éventualité que deux procédures soient engagées peut conduire à un cumul de sanctions, le principe de proportionnalité implique qu’en tout état de cause le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues (troisième réserve) ».

Ainsi, le principe de nécessité des délits et des peines impose que les dispositions pénales ne s’appliquent qu’aux comportements les plus graves, ce que la jurisprudence de la chambre criminelle a pu traduire dans les termes suivants : « Lorsque le prévenu de fraude fiscale justifie avoir fait l’objet, à titre personnel, d’une sanction fiscale pour les mêmes faits, il appartient au juge pénal, après avoir caractérisé les éléments constitutifs de cette infraction au regard de l’article 1741 du code général des impôts, et préalablement au prononcé de sanctions pénales, de vérifier que les faits retenus présentent le degré de gravité de nature à justifier la répression pénale complémentaire. Le juge est tenu de motiver sa décision, la gravité pouvant résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention, dont celles notamment constitutives de circonstances aggravantes. À défaut d’une telle gravité, le juge ne peut entrer en voie de condamnation » (Crim. 11 sept. 2019, n° 18-81.067, Dalloz actualité, 19 sept. 2019, obs. S. Fucini ; AJ pénal 2019. 564 ; Rev. sociétés 2020. 251, note J.-H. Robert  ; n° 18-81.040, Dalloz actualité, 7 oct. 2019, obs. J. Gallois ; D. 2019. 1712, et les obs. ; ibid. 2020. 567, chron. A.-L. Méano, L. Ascensi, A.-S. de Lamarzelle, M. Fouquet et C. Carbonaro ; AJ pénal 2019. 564 ; ibid. 498, étude J. Lasserre Capdeville ; RTD com. 2019. 1021, obs. B. Bouloc ; ibid. 2020. 506, obs. L. Saenko  ; n° 18-84.144, Dalloz actualité, 20 sept. 2019, obs. S. Fucini ; D. 2019. 2320, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et E. Tricoire ; AJ pénal 2019. 564 ).

S’agissant de la réserve relative à la proportionnalité des sanctions, la Cour de cassation a précisé que : « Lorsque le prévenu justifie avoir fait l’objet, à titre personnel, d’une sanction fiscale définitivement prononcée pour les mêmes faits, le juge pénal n’est tenu de veiller au respect de l’exigence de proportionnalité que s’il prononce une peine de même nature » (Crim. 11 sept. 2019, n° 18-82.430, Dalloz actualité, 19 sept. 2019, obs. S. Fucini ; AJ pénal 2019. 564 ; Rev. sociétés 2020. 251, note J.-H. Robert ) – étant observé que la mise en œuvre du principe de proportionnalité « s’applique devant le juge qui se prononce en dernier, qu’il soit le juge pénal ou le juge de l’impôt » et « n’implique aucune mesure de sursis à statuer devant le juge répressif » (Crim. 29 janv. 2020, n° 17-83.577, Dalloz actualité, 12 févr. 2020, obs. O. Claude ; D. 2020. 338 ; AJ pénal 2020. 302, obs. C. Litaudon ; RTD com. 2020. 497, obs. L. Saenko ).

Du point de vue du droit de l’Union, l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne garantit le « droit à ne pas être jugé ou puni pénalement deux fois pour une même infraction », également appelé principe ne bis in idem. Cette règle ne s’oppose pas « à une réglementation nationale en vertu de laquelle des poursuites pénales peuvent être engagées contre une personne pour omission de verser la taxe sur la valeur ajoutée due dans les délais légaux, alors que cette personne s’est déjà vu infliger, pour les mêmes faits, une sanction administrative définitive de nature pénale au sens de cet article 50 » – à condition toutefois que le cumul de poursuites et de sanctions poursuive des objectifs complémentaires, contienne des règles assurant une coordination limitant au strict nécessaire la charge supplémentaire résultant de cette double poursuite et prévoie des règles restreignant la sévérité de l’ensemble des sanctions au strict nécessaire eu égard à la gravité de l’infraction (CJUE 20 mars 2018, aff. C-524/15, Dalloz actualité, 22 mars 2018, obs. E. Maupin ; AJDA 2018. 602 ; ibid. 1026, chron. P. Bonneville, E. Broussy, H. Cassagnabère et C. Gänser ; D. 2018. 616 ; ibid. 2259, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, C. Ginestet, S. Mirabail et E. Tricoire ; Rev. sociétés 2018. 731, note H. Matsopoulou ; RTD eur. 2019. 405, obs. F. Benoît-Rohmer ; ibid. 419, obs. A. Maitrot de la Motte ). Selon la Cour de Luxembourg, la réglementation nationale doit prévoir des règles claires et précises permettant au justiciable de connaître les actes et omissions susceptibles de faire l’objet de poursuites mixtes – les juridictions nationales devant elles s’assurer que ce cumul n’est pas excessif par rapport à la gravité du comportement poursuivi.

Au cas de l’espèce, la Cour de cassation se rallie à l’argumentation du demandeur au pourvoi, en s’interrogeant sur la clarté et la prévisibilité de la législation française, dans la mesure où « la gravité des faits de fraude fiscale ne résulte pas uniquement du montant des droits fraudés éludés mais peut également prendre en considération d’autres circonstances tenant à la nature et au contexte des agissements de l’intéressé ». Du reste, la Cour de cassation convient de ce que le dispositif interne n’autorise qu’un contrôle de proportionnalité des sanctions de même nature (c’est-à-dire celles pécuniaires), sans que les juridictions nationales aient à s’assurer de la pertinence globale de l’ensemble des sanctions prononcées (v. égal. CJUE 20 mars 2018, aff. C-537/16, § 60, Dalloz actualité, 22 mars 2018, préc. ; jur. préc.).

Pour être complet, il faut enfin signaler que des contentieux analogues ont déjà été portés devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), au visa notamment de l’article 4 du Protocole n° 7, pour lequel la France a émis une réserve limitant l’application aux seules infractions, aux procédures et aux décisions qualifiées de pénales par la loi nationale. La CEDH a alors pu considérer que la conduite de procédures mixtes pouvant aboutir à un cumul de peines ne méconnaît pas le droit à ne pas être puni deux fois pour la même infraction, lorsque ces procédures se combinent « de manière à être intégrées dans un tout cohérent. Cela signifie non seulement que les buts poursuivis et les moyens utilisés pour y parvenir doivent être en substance complémentaires et présenter un lien temporel, mais aussi que les éventuelles conséquences découlant d’une telle organisation du traitement juridique du comportement en question doivent être proportionnées et prévisibles pour le justiciable » (CEDH, gr. ch., 15 nov. 2016, req. n° 24130/11, Dalloz actualité, 21 nov. 2016, obs. J.-M. Pastor ; AJDA 2016. 2190 ; D. 2017. 128, obs. J.-F. Renucci et A. Renucci ; AJ pénal 2017. 45, obs. M. Robert ; RSC 2017. 134, obs. D. Roets ) – ce qui semble, somme toute, relativement comparable au cadre juridique relevant du droit de l’Union.

La CJUE considérera-t-elle que la conduite de procédures mixtes forme un ensemble juridique cohérent et prévisible, propre à garantir une peine strictement proportionnée à la gravité des comportements sanctionnés ?

Étant observé que les questions formulées par la Cour de cassation ne visent, sauf erreur, que les obligations déclaratives en matière de TVA (ce qui s’explique par la compétence de la CJUE, à raison de l’interprétation du droit de l’Union, ici la directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée), les enseignements de la décision à venir se limiteront-ils à cette seule fraude fiscale, à l’exclusion de toute autre fraude à l’impôt ? L’article 1741 du code général des impôts, à portée générale, est pourtant susceptible de s’appliquer tant en ce qui concerne les impôts directs que les taxes sur le chiffre d’affaires, les impôts indirects, les droits d’enregistrement et taxes assimilées, et autre impôt sur la fortune immobilière (v. not. Rép. pén., Fraude fiscale : délit général, par B. Thevenet, n° 80).

Le dialogue des juges – qui permet ici à la chambre criminelle de soumettre au contrôle de la CJUE un dispositif juridique national découlant d’une réserve constitutionnelle, elle-même probablement influencée par la jurisprudence de la CEDH – semble devoir se prolonger. Affaire à suivre.