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La fraude sociale ciblée par les députés et la Cour des comptes

Mardi 8 septembre, une commission d’enquête de l’Assemblée nationale a rendu ses conclusions sur la fraude sociale. Dans l’après-midi, Pierre Moscovici présentait au Sénat le rapport de la Cour des comptes sur le même sujet. Deux rapports qui vont dans le même sens. Malgré des progrès, les organismes de sécurité sociale ne sont pas assez performants dans la lutte contre la fraude, celle des particuliers comme des professionnels. L’assurance maladie a même un trou noir de 3 millions d’assurés fantômes.

par Pierre Januelle 8 septembre 2020

En 2019, les principaux organismes sociaux ont détecté un milliard d’euros de préjudice de fraudes aux prestations. Un montant en constante augmentation ces dernières années, auquel il faut ajouter 700 millions de fraudes aux cotisations. Au-delà des constats, la fraude aux prestations sociales est mal évaluée, la CAF seule se livrant à des estimations (2,3 milliards sur la branche famille). La fraude aux cotisations a fait l’objet d’une évaluation, estimée entre 7 et 25 milliards d’euros.

Les 3 millions d’assurés fantômes de l’assurance maladie

Les deux rapports, celui de la Cour des comptes et celui de la commission d’enquête de l’Assemblée (présidée par le député LR Patrick Hetzel et rapportée par le député UDI Pascal Brideau), font suite à la polémique lancée par le magistrat Charles Prats qui mettait en avant le problème des cartes Vitale surnuméraires. Sur ce sujet, la Cour souligne que la multipossession de cartes est en diminution, même si des risques de fraude demeurent. La Cour recommande d’individualiser et de dématérialiser la carte Vitale. Sur les usagers indus, notamment des personnes nées à l’étranger, les députés consacrent de longs développements. Ils formulent une dizaine de propositions pour fiabiliser les identités.

Les deux rapports insistent surtout sur le nombre de droits ouverts à l’assurance maladie : pour 67 millions d’habitants en 2018, les régimes d’assurance maladie totalisaient, selon la Cour des comptes, plus de 75 millions de bénéficiaires, ayant consommé ou non des soins. Un écart qui concerne des assurés nés à l’étranger comme en France. Devant les députés, le directeur de la sécurité sociale évoquait quant à lui 72,4 millions d’assurés (et non 75), dont 66,8 millions auraient consommé des soins. Selon la Cour, le surnombre d’assurés paraît dépasser de 3 millions le chiffre attendu. Parmi eux, des assurés qui ne résident plus en France de manière stable et n’ont pas vu leurs droits clôturés.

La fraude des professionnels de santé

Selon le rapport de l’Assemblée, les assurés représentent seulement 20 % des montants fraudés à l’assurance maladie, l’essentiel provenant des professionnels de santé. Pour la Cour des comptes, « un nombre significatif de professionnels libéraux de santé ont une activité anormalement élevée facturée à l’assurance maladie » et les contrôles sont trop rares. Ainsi, dans les Bouches-du-Rhône (3 % de la population mais 7 % des honoraires facturés par les infirmiers), moins de 1 % des infirmiers sont contrôlés chaque année. De même, l’assurance maladie contrôle au plus 0,7 % des séjours qui lui sont facturés par les établissements de santé. Les facturations ne sont que rarement rapprochées des prescriptions. Députés et Cour des comptes appellent à une dématérialisation totale.

La Cour des comptes souligne la bienveillance dont font l’objet certains professionnels. Un infirmier, déjà plusieurs fois sanctionné depuis vingt ans, a pu à nouveau déclarer 351 actes et 220 déplacements sur une seule journée.

L’assurance maladie dépose de moins en moins de plaintes devant les ordres (157 en 2019 contre 346 en 2011) et, pour le rappel des droits, la prescription appliquée n’est souvent que de deux ans (au lieu de cinq). Attendu depuis 2010, le décret qui permettrait d’extrapoler la fraude d’un professionnel n’a toujours pas été publié.

Enfin, les déconventionnements sont trop rares : hors transporteurs sanitaires, l’assurance maladie ne procède qu’à une vingtaine de déconventionnement par an.

La fraude aux prestations des particuliers

C’est la CAF qui met en place les contrôles les plus poussés, en allant jusqu’à des visites de contrôleurs au domicile des allocataires du RSA. Les députés souhaitent un décret encadrant l’étendue des pouvoirs de contrôle des agents, comme le souhaitait le Défenseur des droits. A contrario, dans la branche vieillesse, les contrôles a posteriori sont très rares (1 sur 1 900).

Pour lutter contre la fraude, l’échange des données a été progressivement étendu. La Cour des comptes critique à ce titre l’important retard pris par le référentiel national commun de la protection sociale (RNCPS), qui permet de mutualiser les informations entre organismes.

Elle note aussi plusieurs manques dans ce partage des données : les organismes sociaux n’exploitent pas certaines données administratives pour contrôler la stabilité de la résidence en France (registre des Français établis à l’étranger, bases élèves) ou le caractère irrégulier du séjour (visas). Pôle emploi n’a pas de droit de communication qu’ont les autres organismes et ne peut obtenir certaines informations comme les relevés bancaires. La branche famille et la DGFiP ne croisent pas leurs informations, ce qui permettrait de repérer d’éventuels logements inexistants ou des sous-déclarations de revenus par des bailleurs privés. L’assurance vieillesse aurait besoin d’accéder au Ficoba pour vérifier que la pension est bien versée au retraité.

Mieux lutter contre la fraude organisée

Les députés comme la Cour des comptes soulignent également les faiblesses concernant la lutte contre la fraude organisée. Ainsi, dans la branche famille, les contrôles mis en œuvre ciblent surtout des individus isolés ou des couples et délaissent les bandes organisées.

Deux pistes pour y remédier : la première est le data-mining, qui permet d’agréger toutes les données récupérées par les organismes. Certains sont engagés dans cette piste, comme Pôle emploi qui a développé un outil de contrôle (Ocapi) qui permet de visualiser des relations entre des demandeurs d’emploi et des entreprises, afin de détecter d’éventuelles fraudes en réseau.

L’autre piste est avancée par les députés : face à l’essoufflement de la Mission interministérielle dédiée (ex-DNLF), les députés souhaitent la création d’une agence de lutte antifraude dotée de pouvoirs d’audit et d’injonction. Plus globalement, ils souhaitent aussi doter les organismes de prérogatives police judiciaire, pour procéder à des auditions libres.

 

 

Récapitulatif des recommandations

Mesurer l’ampleur de la fraude aux prestations

2. Procéder régulièrement à une estimation chiffrée de la fraude aux prestations couvrant le champ le plus étendu, mettant en œuvre une organisation rigoureuse et reposant sur des méthodes statistiques robustes (ministères chargés de la sécurité sociale et du travail et de l’emploi, CNAM, CNAV, Pôle emploi).

Tarir les possibilités systémiques de fraude

3. Prévenir les détournements de versement de prestations en mettant en œuvre un rapprochement automatisé des coordonnées bancaires communiquées par les assurés, allocataires, professionnels de santé et autres tiers (bailleurs) avec le fichier Ficoba des comptes bancaires ouverts en France, y compris sur le stock d’identités bancaires antérieures à la mise en œuvre de ce rapprochement (ministères chargés de la sécurité sociale, du travail et de l’emploi et de l’économie, ensemble des organismes nationaux de protection sociale).

4. Réduire les fraudes et les autres irrégularités liées aux actes et prestations facturés à l’assurance maladie :
 • en rendant obligatoire la dématérialisation de l’ensemble des prescriptions médicales, y compris en établissement de santé ;
 • en individualisant chaque acte et prestation dans les nomenclatures tarifaires ;
 • en mettant en place des contrôles automatisés de l’application des règles de compatibilité et de cumul des actes et prestations facturés, ainsi que de conformité aux décisions du service médical ;
 • en prévoyant une obligation d’intégration de ces contrôles aux logiciels de facturation des professionnels et établissements de santé ;
 • en maintenant une facturation individualisée par professionnel de ville, même salarié ;
 • en permettant aux caisses d’assurance maladie de consulter les données d’horodatage dans les logiciels de facturation des professionnels de santé ;
 • en assurant l’information des caisses sur les remplaçants des professionnels de santé via leurs ordres professionnels ;
 • en autorisant les caisses d’assurance maladie à déroger à la garantie de paiement sous sept jours pour les professionnels sanctionnés pour fraude ou pour faute (ministère chargé de la sécurité sociale, CNAM).

5. Réduire les fraudes et les autres irrégularités liées à l’activité préalable et aux salaires pour les allocations chômage et les indemnités journalières, à la carrière pour les retraites, ainsi qu’aux prélèvements sociaux en mettant en œuvre un rapprochement automatisé permanent entre les assiettes de prélèvements sociaux déclarées de manière globale par les employeurs de salariés aux URSSAF, d’une part, et les salaires, quotités horaires et périodes travaillées déclarés de manière individualisée par salarié par ces mêmes employeurs, d’autre part (ministères chargés de la sécurité sociale et du travail et de l’emploi, ACOSS, CNAV, CNAM, Pôle emploi).

6. Exploiter en masse les données du dispositif ressources mutualisé afin de réduire les fraudes et les autres irrégularités portant sur l’attribution et le versement des prestations familiales, des minima sociaux, de la complémentaire santé solidaire, des indemnités journalières, des pensions d’invalidité et des allocations chômage imputables à l’absence ou à la sous-déclaration de ressources, de revenus professionnels et de reprises du travail faisant suite à un arrêt de travail ou à une inactivité forcée (ministères chargés de la sécurité sociale et du travail et de l’emploi, ensemble des organismes nationaux de protection sociale).

7. Déterminer dans un calendrier rapproché l’ampleur exacte du surnombre de droits ouverts à une prise en charge des frais de santé par l’assurance maladie dans le cadre de la protection universelle maladie (PUMa), la nature et l’importance relative des facteurs explicatifs de ce surnombre et les évolutions à apporter au périmètre et aux modalités des contrôles de la PUMa afin de le résorber (ministère chargé de la sécurité sociale, CNAM).

8. Réduire les fraudes sociales et fiscales aux aides au logement :
 • en introduisant les références des logements concernés parmi les données devant être déclarées par les bailleurs privés en tiers payant et les locataires qui perçoivent les aides (sur communication de leurs bailleurs) et en rapprochant ces mêmes données des données sur les logements détenus par la DGFiP (nouveau répertoire national des locaux et, ultérieurement, fichier des propriétaires de locaux affectés à l’habitation) ;
 • en assurant l’information de l’administration fiscale sur les aides versées afin de lui permettre de fiabiliser les revenus fonciers déclarés (ministères chargés de la sécurité sociale, du logement et du budget, CNAF, DGFiP).

9. En ce qui concerne les cartes Vitale :
 • mettre en place une carte dématérialisée et individualisée par assuré, y compris au titre des enfants, permettant aux professionnels et aux établissements de santé de facturer à l’assurance maladie à partir de la situation à jour des droits des assurés sociaux dans le système d’information de cette dernière ;
 • dans l’immédiat, éteindre le stock de cartes Vitale excédentaires par rapport aux assurés habilités à en détenir et rappeler aux assurés le caractère strictement personnel de la détention de la carte, exclusif de toute remise à un tiers, quel qu’il soit (ministère chargé de la sécurité sociale, CNAM, autres régimes d’assurance maladie que le régime général).

10. Continuer à améliorer les procédures d’immatriculation des assurés nés à l’étranger, en généralisant les numéros identifiants d’attente (NIA), en mutualisant l’information sur les tentatives déjouées de fraude et en développant les convocations physiques des demandeurs en cas de doute sur les justificatifs produits (ministère chargé de la sécurité sociale, CNAV, autres organismes sociaux).

Mieux prévenir, intensifier et faciliter la recherche de fraudes

11. Prévoir dans la prochaine génération de conventions d’objectifs et de gestion avec l’État une hausse significative des effectifs affectés à la lutte contre les fraudes, afin de développer les contrôles sur place et les investigations qui leur sont liées (ministères chargés de la sécurité sociale et de l’économie, CNAF, CNAM et CNAV).

12. Créer une unité spécialisée transversale à l’ensemble des organismes sociaux, de lutte contre les fraudes externes et internes en bande organisée, faisant intervenir des schémas sophistiqués ou opérant sur internet, composée d’agents spécialisés dans la répression des agissements criminels et la cybercriminalité (ministères chargés de la sécurité sociale, de l’économie et du travail et de l’emploi, ensemble des organismes nationaux de protection sociale).

1. Pour l’exercice de leurs missions de lutte contre les fraudes, accorder aux organismes sociaux la possibilité de consulter et d’analyser les données pertinentes du Registre national des Français établis à l’étranger, celles des bases élèves et, dans le respect du secret médical, celles de l’assurance maladie portant sur les soins réalisés à l’étranger et sur les prises en charge de dépenses de santé d’assurés dépassant un certain âge ; s’agissant spécifiquement de Pôle emploi, lui permettre de consulter la base des travailleurs détachés en France et, comme les organismes de sécurité sociale, d’exercer le droit de communication auprès de tiers et de consulter le fichier Ficovie (ministères chargés de la sécurité sociale, du travail et de l’emploi, du budget, de l’économie, de l’éducation nationale et des affaires étrangères).

Sanctionner plus efficacement les fraudes sur le plan financier

13. Constater les indus liés à des fraudes sur la totalité de la période de cinq années précédant leur prescription d’ordre public, et non plus uniquement sur une partie de celle-ci (ministère chargé de la sécurité sociale, CNAF et CNAM).

14. Prendre les textes réglementaires d’application de l’article L. 162-15-1 du code de la sécurité sociale (déconventionnement en urgence d’un professionnel de santé) et de l’article L. 162-1-14-2 du code de la sécurité sociale (extrapolation des indus mis en recouvrement en cas de fraude à partir des résultats de contrôles opérés sur des échantillons) et étendre le champ d’application de ce dernier aux actes médicaux et paramédicaux et aux séjours tarifés par les établissements de santé (ministère chargé de la sécurité sociale).

15. Instaurer un déconventionnement d’office, d’une durée variable en fonction de la gravité des faits, des professionnels de santé sanctionnés à deux reprises par la voie pénale ou administrative au titre de fraudes qualifiées et ayant épuisé leurs voies de recours (ministère chargé de la sécurité sociale).