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Face à l’isolement partiel de l’économie russe bridée par les sanctions occidentales, les firmes juridiques moscovites s’évertuent à trouver des solutions viables pour leurs clients dans un contexte hautement instable. L’exode des grands cabinets anglo-saxons les a poussés à se restructurer, à se développer à l’international et à rebâtir entièrement leurs alliances avec les conseils des autres pays.
par Ekaterina Dvinina, journalistele 7 novembre 2023
Depuis le début de l’invasion russe de l’Ukraine, le 24 février 2022, le marché juridique moscovite a subi de profondes transformations. Le premier séisme a été le départ spectaculaire, en l’espace de quelques jours, des cabinets internationaux, alors que l’Union européenne, le Royaume-Uni et les États-Unis mettaient en place de nouvelles sanctions d’une ampleur inédite contre la Russie. Présente dans le pays depuis 1992, la firme britannique Linklaters a été la première à annoncer, le 4 mars 2022, la fermeture de son antenne russe. Beaucoup d’autres enseignes lui ont emboîté le pas. Avec ses 260 employés, dont 130 avocats, à Moscou et Saint-Pétersbourg, Baker McKenzie a été la dernière à acter son départ, le 15 mars. « Une décision difficile », précisait le communiqué, car la firme globale avait aussi été la première à implanter son bureau sur le sol russe en 1989, lorsque le pays faisait encore partie de l’URSS.
Exodes
L’exode des cabinets d’avocats d’affaires internationaux a produit un choc. « Ces enseignes – une quarantaine au total – ont joué un rôle majeur en tant que modèles sur lesquels les cabinets locaux s’alignaient. Ce sont elles qui dictaient les grandes tendances du marché juridique », explique Yuliy Tay, fondateur du cabinet d’avocats moscovite Bartolius. Il poursuit : « Mais le revers le plus cuisant a été le retrait immédiat de quasiment tous les leaders de l’économie mondiale. Nous avons eu l’impression que l’économie russe allait s’effondrer et que les trente années d’intégration dans les échanges internationaux allaient nous porter un coup fatal. La Russie devenait un paria, avec qui plus personne ne voulait travailler. »
Les avocats et les juristes russes eux-mêmes ont été nombreux à quitter le pays, en deux vagues successives : au lendemain de l’attaque contre l’Ukraine et après l’annonce de la mobilisation le 21 septembre 2022 – cette dernière concernait majoritairement les hommes en âge d’être appelés dans l’armée. Certains sont partis à titre individuel, d’autres ont pu bénéficier de transferts organisés par leur cabinet. Par exemple, la firme globale Debevoise & Plimpton a offert aux juristes russes qui le souhaitaient la possibilité de rejoindre d’autres bureaux du réseau. Près de la moitié des vingt-cinq juristes (en Russie, nombre des juristes qui travaillaient pour les cabinets internationaux n’ont pas le titre d’avocat. Le statut de juriste suffit pour être admis à la pratique du droit) qui constituaient l’équipe moscovite ont saisi l’opportunité d’intégrer le bureau de Londres, dont quelques-uns les bureaux de New-York et de Hong-Kong, témoigne Evgeny Samoylov, qui a exercé chez Debevoise & Plimpton en qualité d’international counsel de 2014 à 2022. Néanmoins, « la grande majorité des juristes sont restés en Russie », estime Yuliy Tay.
Une mutation rapide et protéiforme
La mutation des antennes russes des cabinets internationaux s’est déroulée selon quatre grands scénarios : fermeture pure et simple (Squire Patton Boggs) ; poursuite de l’activité avec la même équipe sous une nouvelle enseigne indépendante ; création d’une nouvelle structure multi-services réunissant des spécialistes venus de plusieurs firmes, ou encore, création de cabinets de niche. Un terme spécifique a même fait son apparition dans la langue russe pour désigner ce phénomène : les « newlf » (new law firm ), pour les différencier des « ilf » (international law firm) et des « rulf » (russian law firm).
Bryan Cave Leighton Paisner (BCLP), l’un des plus grands cabinets internationaux implantés en Russie, illustre cette vague de transformations à marche forcée. Depuis le 6 avril 2022, le bureau russe de BCLP est un cabinet indépendant, dénommé ALUMNI Partners. Selon Ekaterina Dedova, associée corporate/M&A et responsable de la pratique TMT, « ALUMNI n’a plus aucun lien formel avec BCLP, mais nous entretenons de bonnes relations et poursuivons notre coopération sur certains dossiers ». La décision de poursuivre l’activité avec la même équipe composée de 150 personnes « a fait l’unanimité de l’ensemble des associés », soutient-elle. « Il n’était pas question de mettre la clef sous la porte. Notre objectif principal a été de soutenir les personnes avec qui nous travaillions côte à côte depuis tant d’années – aussi bien nos effectifs que nos clients. Nous devions rester un pilier pour eux en cette période compliquée », souligne l’associée. Et d’ajouter : « Plus d’un an après le lancement, nous pouvons affirmer en toute confiance que le bureau a réussi à s’imposer sur le marché et que cette décision a été la bonne ».
Le rebranding des « newlf » s’est fait, là encore, dans la plus grande précipitation. De nombreuses équipes ont opté pour un nom anglophone afin de mettre en avant leur background international, voire pour un nom qui ressemble à l’ancien pour faciliter l’identification par les clients. C’est le cas de la firme nouvellement créée Better Chance qui a réuni en son sein des juristes venus de six différentes structures : Clifford Chance, Allen & Overy, Herbert Smith Freehills, Linklaters, Morgan, Lewis & Bockius et Squire Patton Boggs. L’ex-équipe d’Hogan Lovells s’appelle désormais Level Legal Services. Le bureau russe de DLA Piper a été renommé Denuo (« de nouveau », du latin). Nikolskaya Consulting, issu du bureau d’Herbert Smith Freehills, porte le nom de la rue où il est situé, Nikolskaya, 10.
Une réorganisation définitive ?
Selon les observations d’Alexey Malakhovskiy, journaliste du site d’informations juridiques de référence Pravo.ru, la majeure partie des cabinets internationaux ont opté pour la transmission de leurs actifs au top management russe : « Auparavant, les responsables des bureaux russes des cabinets internationaux dépendaient, à des degrés divers, de la politique unifiée émanant du siège. Aujourd’hui, ils sont devenus propriétaires de leur propre structure et déterminent de manière indépendante son vecteur de développement. Ils sont contraints de rechercher encore plus activement de nouveaux clients pour être rentables ». Par ailleurs, certains « newlf » ont signé des accords de recommandation (Referral Agreements) avec les firmes internationales. C’est le cas de Level Legal Services, créé en juin 2022, qui met en avant sur son nouveau site web l’existence d’un tel accord avec Hogan Lovells. « Ces documents prévoient un ensemble de services que les firmes internationales sont prêtes à offrir aux clients des firmes juridiques russes », note Alexey Malakhovskiy.
Pour se relancer, les équipes restantes ont bénéficié d’un coup de pouce financier conséquent de la part des firmes juridiques internationales, relève pour sa part Evgeny Samoylov : « Ce soutien matériel a permis aux structures "héritières" de conserver leurs locaux et l’infrastructure, ainsi que de continuer à payer les salaires. Par ailleurs, cette solution permettait d’assurer une continuité de service auprès des clients ». Malgré ces conditions très favorables, lui-même a préféré se consacrer à la création, à ses frais, de son propre cabinet, Voskhod, en s’associant avec des confrères des antennes moscovites de White & Case et Baker Botts. « Notre structure a conservé les meilleures pratiques et l’expertise des cabinets internationaux en matière de résolution des conflits et de M&A, auxquelles nos clients étaient habitués », explique-t-il.
Les maisons-mères ont-elles prévu une réintégration des filiales russes dans l’éventualité de la levée des sanctions ? À cette question les interlocuteurs expriment des réserves. « Cette perspective paraît peu probable dans un futur proche », pense Ekaterina Dedova. « De tels arrangements ne pourraient concerner que les quelques rares structures qui ont conservé leurs équipes. Si les cabinets internationaux reviennent un jour sur le marché, ils vont devoir recomposer leurs troupes », affirme Alexey Malakhovskiy.
Relocalisations
L’autre conséquence de la guerre en Ukraine est l’exode massif des capitaux russes, auquel les firmes juridiques ont dû s’adapter à la hâte. Dans le sillage de leurs clients, elles se sont mises à développer leur présence à l’international. Les unes après les autres, elles ont implanté des bureaux au Kazakhstan, en Arménie, en Ouzbékistan, en Géorgie, en Serbie, en Israël, en Turquie, à Chypre et dans les Émirats arabes unis – des juridictions considérées par les autorités russes comme « amicales » ou « neutres ». À titre d’exemple, ALUMNI Partners a ouvert une nouvelle filiale au Kazakhstan en 2023, « un développement logique du cabinet, lié à une augmentation significative de l’activité de nos clients en Asie Centrale », commente Ekaterina Dedova.
« Il y a un véritable boom d’ouvertures d’antennes par les firmes russes, en particulier à Dubaï », confirme le journaliste Alexey Malakhovskyi. « Nous n’avons pas échappé à cette tendance, puisque nous nous sommes redomiciliés aux Émirats arabes unis », réagit Jean-François Marquaire, associé gérant de Seamless Legal, cabinet créé en juin 2022 avec les équipes du bureau « de feu CMS » en Russie. Une procédure qui a été par ailleurs « très pénible et très longue », note-t-il.
« Les Émirats arabes unis est un pays stable, avec un marché développé, des banques solides, qui ne présente pas de risques caractéristiques aux pays post-soviétiques. Lorsqu’une société russe ne fait pas l’objet de sanctions, elle peut poursuivre ses relations commerciales avec des partenaires européens et américains depuis Dubaï », renchérit l’avocat Yuliy Tay. Sur place, les juristes russes jouent un rôle d’intermédiaires avec les conseils locaux. Ils facilitent les démarches d’obtention de cartes d’identité pour leurs clients (la naturalisation y est impossible), d’enregistrement des sociétés, d’ouverture de comptes bancaires. « Une entreprise industrielle ne peut pas transférer sa production à Dubaï mais elle peut y déplacer son activité de négoce afin d’écouler sa production – du contreplaqué, du métal, des produits chimiques… –, ou bien se procurer des équipements pour son entreprise située en Russie. Cette société sert à faire le pont avec le monde extérieur, parce qu’en Russie, tout est bloqué. »
Nouvelles alliances
L’économie russe étant coupée d’une partie des marchés internationaux, la pratique du droit des affaires s’en trouve fortement affectée. « Les sanctions européennes, britanniques et américaines restreignent considérablement le champ d’intervention des cabinets juridiques », admet Jean-François Marquaire. L’une des plus grandes gageures est de trouver des conseils à l’étranger prêts travailler avec des clients russes. « Nous rencontrons des difficultés non seulement avec des cabinets d’avocats européens ou nord-américains, mais également avec ceux situés dans les régions d’Orient ou d’Asie et qui travaillent en coopération avec les grands cabinets internationaux. Néanmoins, il est toujours possible de trouver des conseils à l’étranger, mais cela prend beaucoup plus de temps qu’auparavant », relève Ekaterina Dedova.
« Les demandes émanant de nos clients en matière de transactions internationales et de litiges transfrontaliers existent toujours. Or, les cabinets juridiques internationaux ne peuvent plus fournir ces conseils, même à distance, depuis Londres, New-York ou Paris. Nous avons donc dû repenser entièrement notre architecture d’alliances avec les conseils des autres pays, ce qui nous a demandé un temps considérable », raconte Evgeny Samoylov. Il a fallu étudier à la loupe les marchés juridiques de plusieurs pays, contacter des centaines de cabinets pour dénicher ceux, très rares, qui accepteraient un mandat pour les clients russes.
« Cela a été le plus grand défi : trouver des solutions et inventer des approches à la fois ciblées, rapides, effectives et légales au regard de la législation russe et des sanctions internationales. Grâce à ces efforts, notre bureau travaille actuellement sur des projets internationaux, impliquant aussi bien des clients russes qu’étrangers », résume-t-il. Pour autant, « à ce jour, il n’existe pas de solution universelle qui répondrait aux difficultés existantes. L’horizon de planification et de prévision est très réduit ». La question du traitement des opérations financières à venir reste entière, notamment en ce qui concerne le choix du droit applicable, poursuit-il : « Dans les nouveaux contrats avec des sociétés d’Asie, du Proche-Orient, d’Inde ou d’Amérique Latine, c’est le droit d’un pays tiers, considéré comme neutre, qui est généralement privilégié. Le droit anglais a perdu de son attractivité en raison de trop nombreux risques pour les clients russes. À cause des restrictions imposées en Angleterre, ces derniers ne peuvent plus bénéficier d’assistance juridique complète de la part de solicitors et de barristers britanniques pour la conclusion de contrats, leur exécution et la résolution de litiges ».
Un marché bouleversé mais encore actif
En 2023, les sociétés étrangères ont poursuivi leur retrait du marché russe. « Après des années d’investissement en Russie, quitter ce pays a été un traumatisme pour beaucoup de grands groupes et a généré des pertes colossales », regrette Jean-François Marquaire.
Cette vague de départs a généré de nouvelles demandes des clients en matière de compliance, de stratégie de sortie, de financement et de contre-sanctions russes, selon l’associé gérant de Seamless Legal. La nécessité de revendre rapidement les actifs a redynamisé les opérations en fusions et acquisitions, dont le nombre est en nette augmentation par rapport à 2022. Grâce aux transactions en M&A, les firmes juridiques ont pu maintenir leur niveau d’activité, voire augmenter le volume de dossiers. Mais les juristes ont conscience du caractère temporaire de ce « boom ». « Nous qualifions ce travail de "funéraire", il n’a rien de plaisant. Tout le monde comprend que c’est le dernier service qu’on rend au client », relativise Yuliy Tay.
« Le marché des services juridiques en Russie est encore en pleine transformation », avance Ekaterina Dedova. « Néanmoins, les principaux acteurs et la répartition des affaires entre eux sont déjà suffisamment clairs. Pour l’heure, nous ne constatons pas de contraction du marché, bien que celle-ci n’est pas à exclure ». Jean-François Marquaire observe, lui, « une offre pléthorique sur le marché russe qui génère une vive concurrence et un affaiblissement des marges ». Enfin, Yuliy Tay fait remarquer que le secteur du conseil juridique est directement corrélé à l’état de l’économie : « Si la croissance économique ralentit, le marché juridique se contractera lui aussi. »
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