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Grève des avocats : « notre épuisement renforce notre motivation »

Alors que le Conseil national des barreaux est reçu jeudi 23 janvier, à 19 heures, par le premier ministre, le mouvement de grève des avocats ne faiblit pas. Mais pour combien de temps ?

par Marine Babonneaule 22 janvier 2020

Les avocats sont inventifs. Depuis trois semaines que la grève contre la réforme des retraites a débuté et a gagné la totalité des barreaux français, les professionnels du droit ont jeté leurs robes, les ont pendues, ont dansé – le haka, notamment –, ont tourné des clips, ont applaudi leurs rassemblements, ont interrompu des rentrées solennelles, ont distribué des tracts ou encore des fraises Tagada car « quitte à se faire sucrer, autant manger des fraises ». Voilà pour l’aspect joyeux et visuel d’un mouvement sans précédent.

De l’autre côté, il y a la grève, la vraie, avec le quasi-arrêt de l’activité judiciaire. Plus de défense en audience aussi bien au pénal – dans certains barreaux, le contentieux de la liberté n’est plus assuré – qu’au civil. Pour les avocats qui se sont engagés dans cette lutte, la fatigue pointe tandis que les dossiers s’accumulent et les comptes bancaires commencent à grimacer.

À Rouen (520 avocats), par exemple, outre les assemblées générales extraordinaires, les conseils de l’ordre, un groupe de travail spécialement constitué, les avocats grévistes ont créé un groupe Facebook pour organiser les permanences « de renvois ». L’activité est à l’arrêt, les rendez-vous sont reportés. « C’est compliqué, avoue Sophie Challan Belval, on ne facture plus et nous avons eu en plus un problème de logiciel CARPA : il n’y a eu aucune distribution d’honoraires sur les dernières semaines ». Le bâtonnier Guillaume Bestaux, qui se félicite d’une « mobilisation très forte », sait aussi que la suppression des désignations d’avocats et le groupe de permanence dédié à la grève « impactent fortement » les confrères. « Je ne sais pas s’ils vont pouvoir tenir longtemps, sans parler des conséquences sur la juridiction. Les magistrats font des remontées au ministère, ça va leur poser des problèmes aussi », reconnaît le bâtonnier. « Impossible de tout arrêter, on ne peut pas se permettre, sinon ce serait mortel pour nos cabinets », tranche l’ancien bâtonnier de Lyon, Farid Hamel.

La jeune avocate Yaël Godefroy est pénaliste et exerce seule par choix. « Je défends beaucoup de personnes à l’aide juridictionnelle (AJ) alors oui, la grève a un impact important sur mon activité. Il n’y a plus de permanences, je ne suis plus désignée, je fais renvoyer tous mes dossiers même devant la cour criminelle départementale. Une seule exception : ce qui touche à l’assistance éducative. J’ai touché 400 € pour mon dernier dossier et j’ai en moyenne 3 000 € de charges par mois. On entre dans la troisième semaine de grève dure, je décale tous mes rendez-vous, j’explique aux clients. […] Je ne vis pas uniquement de l’AJ mais beaucoup de cabinets, oui, ceux-là ne s’en sortiront peut-être pas ». Sileyman Sow, associé d’un cabinet généraliste de six personnes, raconte. Le cabinet est fermé à clé, un panneau à l’entrée du rez-de-chaussée explique la raison de leur mouvement, les répondeurs avisent les clients. « Les journées se déroulent en audience, pour demander les renvois, ou en réunion pour organiser la grève et pour prêter main-forte à ceux qui ont du mal à faire renvoyer une affaire. […] Le mur financier, il est très proche. Je ne vais pas tenir longtemps. Oui, on tire la langue. Certains confrères sont allés voir les organismes sociaux ou ont eu recours à des prêts d’honneur », raconte-t-il.

À Lyon, où le barreau compte 200 grévistes « actifs » pour 3 500 avocats, une pénaliste décrit ses journées. « Nous avons créé un groupe WhatsApp, en plus du travail que fait la commission pénale, le bâtonnier fait la liste des audiences du jour et des volontaires “délégués” qui interviendront en audience pour les demandes de renvoi, pour gérer les incidents et donner la lecture des arguments de la grève. Nous y allons à 9 heures du matin et à 14 heures, à raison de deux heures environ à chaque tranche horaire. Et s’il y a un problème, nous avertissons le groupe WhatsApp pour que les confrères rejoignent en groupe l’audience. […] Pour les comparutions immédiates, par exemple, on descend dans les geôles voir les détenus et leur expliquer. Nous restons dans les salles d’audience pour montrer que nous ne sommes pas partis boire des canons. On court toute la journée et le rapport de force est épuisant. Et je n’ai pas le temps de traiter mes mails et mes dossiers ». Dans le même barreau, Élodie Soubeyran a établi la première facture du mois la semaine dernière. « J’en ai des sueurs froides. C’est plus compliqué cette semaine, on commence à fatiguer, on est motivés mais on est fatigués ». Alice Cohen-Sabban, membre du conseil de l’ordre de Lille (1 200 avocats), avoue la « complication » des dernières semaines entre gestion « ordinale » du mouvement et gestion du cabinet. « Depuis la rentrée, je n’ai plus le temps de suivre mes clients, je ne gère plus rien, je commence à peine à traiter le courrier d’il y a quinze jours, nous sommes sollicités sans cesse et c’est normal ». Pour l’avocat en charge de la commission pénale du barreau lyonnais, Jean-François Barre, « nous sommes nombreux, nous pouvons nous relayer, mais oui, nous sommes fatigués, nous attendons beaucoup de la réunion avec premier ministre ». Une avocate, à Rouen : « Je ne peux pas fermer mon cabinet, nous avons des salariés, je ne veux pas les licencier ».

Les cas de conscience mais « ça en vaut la chandelle »

« Mais la colère est plus grande », selon Me Challan Belval. « Avant Noël, nous étions motivés mais, depuis, la présence des avocats est encore plus massive, j’ai rarement vu ça. Il y a beaucoup de confrères volontaires. Nous sommes fatigués mais cet épuisement renforce notre motivation. Cette solidarité nous donne de la force ». À Lyon, « on ne peut pas reculer ». Me Godefroy évoque aussi la solidarité inédite entre barreaux, « cette énergie commune, ce désespoir de survie ». Le maintien de la grève est « fondamental » pour maintenir le régime autonome, rappelle Sileymane Sow : « Je ne peux pas consacrer 30 % de mes revenus au paiement de mon régime de retraite. […] Nous sommes fatigués mais ce qui nous fait tenir, c’est la justesse de notre combat. Le renouvellement de la grève ne fait aucun débat, je n’ai jamais vu ça ». « Tout cela demande de l’organisation, nous changerons les modes d’organisation s’il le faut mais il n’y a pas d’affaiblissement de notre mouvement », assure également Me Bar. « Nous restons mobilisés tout simplement parce que si la réforme passe, mon cabinet risque de ne pas survivre », prévient Me Cohen-Sabban.

Et puis, les clients « comprennent parfaitement bien nos demandes », ajoute l’avocate rouennaise. De tous les avocats interrogés, aucun n’a eu à faire à l’énervement ou la colère de clients alors qu’un renvoi peut augurer une audience lointaine. Et pourtant, « les cas de conscience » sont permanents. Difficile de tenir bon comme gréviste quand il s’agit de clients en détention ou en rétention. « Le droit des étrangers, c’est la seule matière où j’ai maintenu des rendez-vous, explique Me Sow. Là, il y a des délais butoirs, si je ne fais pas les recours à temps, c’est dramatique ». « J’avoue que je n’en dors pas la nuit, raconte une avocate. Le mouvement est légitime, il y a des dommages collatéraux, mais c’est dur. Je suis très mal vis-à-vis du justiciable. On arrive avec nos conclusions types qu’on fait apporter au retenu mais bon… ». Le week-end dernier, à Rouen, il y a eu quarante et une demandes de mises en liberté déposées par… les détenus eux-mêmes. « Humainement, c’est compliqué, ça me rend malade d’annoncer à un client que je dois faire grève. Je me pose la question : dois-je plaider ou pas ? Faire grève, c’est aussi assumer la casse. Je ne fais pas ça par intérêt immédiat mais pour le long terme, ça en vaut la chandelle », espère Yaël Godefroy. Élodie Soubeyran avoue aussi que tout cela n’est pas évident, « laisser les clients seuls en cas de refus de renvoi, c’est faire face à un énorme cas de conscience. […] J’ai fait une exception devant le juge aux affaires familiales ». Trop d’enjeux pour son client, nous raconte-t-elle. « Cet après-midi, raconte Me Sow, je devais avoir une expertise qui pouvait avoir des conséquences importantes pour mon client. Je ne savais pas comment le lui annoncer. Et bien, c’est lui qui m’a dit que nous avions raison de ne pas lâcher. J’ai été saisi. Mais voilà, ils ont compris et ils sont solidaires. » À Lille, Alice Cohen-Sabban va assurer les assises la semaine prochaine pendant un mois sur un gros dossier. Impossible à renvoyer, c’est une affaire énorme, sans parler de son client qui est en détention provisoire depuis cinq ans.

Si « les relations avec les magistrats sont plutôt bonnes », selon le bâtonnier de Rouen, et que « les juridictions soutiennent » les avocats, les frictions ont commencé à poindre. À Lille, des incidents ont eu lieu, « ça se tend, des magistrats refusent les renvois », raconte une avocate. Les magistrats du siège ont d’ailleurs publié un communiqué le 21 janvier « déplorant les formes du mouvement adoptées par le barreau du jeudi 16 janvier en ce qu’elles ont entravé le bon fonctionnement de la justice, allant jusqu’à une prise à partie personnelle d’un magistrat siégeant à juge unique et de son greffier, au cours de l’audience de JLD rétention ». Résultat : ils ont annoncé ne plus renvoyer les audiences. Le bâtonnier lillois, Jean-Baptiste Dubrulle a aussitôt répondu que le mouvement « n’est pas dirigé contre les magistrats du tribunal judiciaire » mais surtout qu’il n’y avait eu « aucune prise à partie personnelle ». Les difficultés actuelles sont aussi le résultat, continue-t-il, d’un « manque évident de moyen ». « Tout cela va laisser des stigmates », augure une avocate. « Nous ne sommes pas contre les juges, nous ne sommes pas contre la continuité du service public. La justice est déjà mise à mal en raison d’un manque de moyens », pointe également Jean-François Bar. « Cela réveille les conflits entre les magistrats et les avocats », conclut une avocate lyonnaise.

Dans quel état sera la justice après ce mouvement ? Les juridictions remontent, depuis le début du mouvement, les informations à la Chancellerie, notamment concernant les demandes de mise en liberté, les demandes de renvoi systématiques et les plaidoiries pour bloquer les audiences. Pour le moment, ces « remontées » ne sont pas communiquées. Le nouveau procureur général de la cour d’appel de Toulouse, Franck Rastoul, interrogé par France Bleu, a alerté contre le risque « d’implosion de l’institution », notamment avec les demandes en masse de mise en liberté, « un risque de remises en liberté de personnes qui doivent rester en détention ». Une présidente de tribunal résume la situation : « soit nous acceptons les renvois, et nous finissons d’achever des juridictions parfois subclaquantes, soit nous les refusons et nous tuons les relations avocats-personnel judiciaire ». Dans son tribunal, l’année 2019 avait été consacrée à ne pas prendre de retard dans des matières sensibles – les affaires familiales, notamment – alors qu’il manquait 15 % des magistrats et 25 % du greffe, « nous prenons un mois supplémentaire de délai dans la vue et nous ne pourrons pas rattraper ce retard ».

Le Conseil national des barreaux se rend à Matignon à 19 heures. Les réunions techniques avec la Chancellerie se poursuivent.