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Grève sauvage d’un transporteur aérien : indemnisation des passagers

Une « grève sauvage » du personnel navigant à la suite de l’annonce surprise d’une restructuration ne constitue pas une « circonstance extraordinaire » permettant à la compagnie aérienne de se libérer de son obligation d’indemnisation en cas d’annulation ou de retard important de vol.

par Xavier Delpechle 15 mai 2018

En matière de transport aérien, arriver sain et sauf à destination, cela ne suffit pas. Consumérisme oblige, le passager revendique aujourd’hui le droit à la ponctualité, y compris pour les vols long-courrier. La législation européenne, d’inspiration nettement consumériste, y veille scrupuleusement, qui a pour source le règlement (CE) n° 261/2004 du Parlement européen et du Conseil du 11 février 2004, complétée par une jurisprudence audacieuse, là encore d’origine européenne, qui interprète ce texte dans un sens très favorable aux intérêts des passagers (V. not., l’arrêt Sturgeon, qui assimile, du point de vue du droit à l’indemnisation du passager, le retard important à l’annulation de vol, le régime applicable dans cette seconde hypothèse étant plus généreux que celle prévue dans la première, CJUE 19 nov. 2009, aff. C-402/07 et C-432/07, Sturgeon, D. 2010. 1461 , note G. Poissonnier et P. Osseland ; ibid. 2011. 1445, obs. H. Kenfack ; RTD com. 2010. 627, obs. P. Delebecque ; RTD eur. 2010. 195, chron. L. Grard ; ibid. 2015. 241, obs. P. Bures ; JCP 2009. Actu. 543, F. Picod).

L’article 7 du règlement prévoit un barème d’indemnisation, dont le montant dépend de la durée du retard, de la distance du vol ou encore du caractère intracommunautaire ou non du vol en cause. Le montant de l’indemnisation est ainsi fixée, selon les cas, à 250, 400 ou 600 €. Toutefois, quand bien même ce serait le cas, le transporteur peut prétendre échapper, selon l’article 5.3 du même règlement, à toute obligation d’indemnisation en cas d’annulation de vol imputable à des « circonstances extraordinaires », exonération que la jurisprudence communautaire a étendue à l’hypothèse du retard (CJCE 22 déc. 2008, aff. C-549/07, Friederike Wallentin-Hermann c/ Alitalia, RTD eur. 2010. 195, chron. L. Grard ; ibid. 2015. 241, obs. P. Bures ; CJUE 19 nov. 2009, Sturgeon, préc.). La jurisprudence est venue préciser ce qu’il fallait entendre par « circonstances extraordinaires ». Force est de reconnaître que de telles circonstances ne sont admises par les tribunaux, tant européens qu’internes, que dans des conditions exceptionnelles. Sans surprise, la fermeture d’une partie de l’espace aérien européen à la suite de l’éruption du volcan Eyjafjallajökull relève bien des « circonstances extraordinaires » au sens du règlement n° 261/2004 (CJUE 31 janv. 2013, aff. C-12/11, Mc Donagh c/ Ryanair Ltd, D. 2013. 361 ; RTD eur. 2014. 210, obs. L. Grard ; ibid. 2015. 171, obs. F. Benoît-Rohmer ). Mais tel n’est pas le cas, en sens inverse, du choc d’un escalier mobile d’embarquement d’un aéroport contre un avion (CJUE, ord., 14 nov. 2014, aff. C-394/14, Siewert c/ Condor Flugdienst GmbH, D. 2014. 2404 ; ibid. 2015. 1294, obs. H. Kenfack ; RTD eur. 2015. 241, obs. P. Bures ; ibid. 421, obs. L. Grard ; RFD aérien 2015. 478 ; JCP 2015. 271, note N. Taurand et C. Degert-Ribeiro). Il en est de même, en principe, des problèmes techniques rencontrés par l’aéronef et empêchant son décollage à l’heure prévue (CJUE 17 sept. 2015, aff. C-257/14, Corina Van der Lans c/ Koninklijke Luchtvaart Maatschappij NV, D. 2015. 1893, obs. T. Douville ; ibid. 2016. 1396, obs. H. Kenfack ; RTD com. 2016. 584, obs. P. Delebecque ; RTD eur. 2016. 661, obs. L. Grard ; RLDA nov. 2015. 42, note E. Carpano : un problème technique survenu inopinément, qui n’est pas imputable à un entretien défectueux et n’a pas non plus été décelé lors d’un entretien régulier, ne relève pas de la notion de « circonstances extraordinaires », au sens de l’art. 5.3).

L’arrêt du 17 avril 2018 franchit une étape supplémentaire dans la protection du passager, et symétriquement, dans les obligations qu’elle fait peser sur les compagnies aériennes. La Cour de Luxembourg vient, en effet, de juger, que : « l’absence spontanée d’une partie importante du personnel naviguant (« grève sauvage ») […] qui trouve son origine dans l’annonce surprise par un transporteur aérien effectif d’une restructuration de l’entreprise, à la suite d’un appel relayé non pas par les représentants des travailleurs de l’entreprise, mais spontanément par les travailleurs eux-mêmes qui se sont placés en situation de congé de maladie, ne relève pas de la notion de “circonstances extraordinaires”, au sens de cette disposition ».

La solution, on s’en doute, ne réjouira pas les compagnies aériennes. Qu’une grève « ordinaire », pour laquelle le personnel a au préalable déposé un préavis, ainsi que notre droit du travail l’impose (et probablement celui de tous les Etats membres de l’Union européenne) ne relève pas de la notion de « circonstances extraordinaires », nul ne saurait s’en émouvoir. La grève constitue alors un événement prévisible, dont la compagnie peut anticiper les conséquences au regard de son plan de vol, notamment en annulant certains de ses vols. En droit français, la gestion prévisionnelle de la grève est même rendue possible par la loi n° 2012-375 du 19 mars 2012, dite « loi Diard », qui prévoit que les salariés des entreprises du transport aérien dont l’absence est de nature à affecter directement la réalisation des vols sont tenus d’informer, au plus tard quarante-huit heures avant de participer à la grève, l’employeur de leur intention d’y participer (C. transp., art. L. 1114-3).

Mais une grève sauvage surprise n’est-elle pas un événement imprévisible ? Il peut l’être, répond en substance la Cour de justice, mais pas systématiquement. On pourrait comprendre que soit imprévisible l’arrêt de travail inopiné consécutivement à l’agression d’un membre du personnel d’une compagnie aérienne par un passager. Il s’agit d’ailleurs là d’une cause de grève classique dans le transport ferroviaire. Mais tel n’est pas le cas de la « grève sauvage » du personnel navigant à la suite de l’annonce surprise d’une restructuration. Elle ne constitue donc pas une « circonstance extraordinaire » permettant à la compagnie aérienne de se libérer de son obligation d’indemnisation en cas d’annulation ou de retard important de vol. Cela s’explique par le fait que les risques découlant des conséquences sociales qui accompagnent des mesures de restructuration et réorganisation sont inhérents à l’exercice normal de l’activité de la compagnie aérienne. C’est dire que les dirigeants d’une compagnie aérienne qui décideraient d’une restructuration de cette dernière doivent anticiper toutes les conséquences qui résulteraient d’une telle décision.