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La grippe, les épidémies et la force majeure en dix arrêts

Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances, a annoncé vendredi 28 février 2020 que le coronavirus COVID-19 sera considéré comme un cas de force majeure pour les entreprises en particulier au regard des marchés publics de l’État, justifiant l’inapplication des pénalités en cas de retard d’exécution des prestations contractuelles.

par Pascale Guiomardle 4 mars 2020

Si on ne peut pas douter de la portée de cette annonce bien au-delà des seuls marchés publics de l’État, et de la réalité d’une situation d’empêchement majeur, compte tenu de l’importance mondiale de l’épidémie et des conséquences présentes et à venir sur tous les secteurs de l’économie, un rapide tour d’horizon de la jurisprudence judiciaire – hors aspects liés au contrat de travail – permet d’avoir une idée de la portée de la grippe et, plus généralement, des épidémies au regard de la notion de « force majeure ». Et donc de prendre les précautions – juridiques cette fois – adéquates.

Faisons d’abord un retour aux sources, avec l’article 1218 du code civil : « Il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur.

Si l’empêchement est temporaire, l’exécution de l’obligation est suspendue à moins que le retard qui en résulterait ne justifie la résolution du contrat. Si l’empêchement est définitif, le contrat est résolu de plein droit et les parties sont libérées de leurs obligations dans les conditions prévues aux articles 1351 et 1351-1. »

L’article 1218 a repris, lors de la réforme du droit des obligations, les critères jurisprudentiels antérieurs d’imprévisibilité et d’irrésistibilité, délaissant le critère d’extériorité que la Cour de cassation avait également écarté précédemment de son appréciation (Cass., ass. plén., 14 avr. 2006, n° 02-11.168 P, Dalloz actualité, 5 mai 2006, obs. I. Gallmeister ; D. 2006. 1577, obs. I. Gallmeister , note P. Jourdain ; ibid. 1566, chron. D. Noguéro ; ibid. 1929, obs. P. Brun et P. Jourdain ; ibid. 2638, obs. S. Amrani-Mekki et B. Fauvarque-Cosson ; RTD civ. 2006. 775, obs. P. Jourdain ; RTD com. 2006. 904, obs. B. Bouloc ).

1. Pas de force majeure lorsque l’épidémie préexiste au contrat

L’imprévisibilité de l’événement qualifié de force majeure s’apprécie au jour de la conclusion du contrat. Un exemple : « il doit être souligné que l’épidémie de chikungunya a débuté en janvier 2006 et ne peut être retenue comme un événement imprévisible justifiant la rupture du contrat en août suivant après une embauche du 4 juin. […] Ainsi, dans les faits, la force majeure alléguée fait défaut » (Saint-Denis de la Réunion, 29 déc. 2009, n° 08/02114). Pour le coronavirus, si la question ne se pose pas pour des contrats anciens, il faudra s’interroger sur le moment à partir duquel l’intervention du coronavirus sur le contrat aura pu être anticipée (et donc des mesures prises en conséquence) : à partir du moment où l’épidémie a commencé en Chine ? de celui où elle est arrivée en Europe ? en France ? à compter de la date à laquelle l’OMS en a fait un risque grave ? Prudence pour les contrats récents et futurs.

2. Détermination de la zone touchée

La question se pose couramment pour le refus de voyager dans une zone à proximité d’une zone dangereuse – et elle est souvent réglée spécifiquement par les professionnels du tourisme. La détermination de la zone d’éviction n’est pas si simple : faut-il se baser sur les recommandations aux voyageurs ? Sur un principe de précaution entendu plus ou moins largement ?

Un jugement ancien a pu ainsi affirmer, dans le contexte du SRAS, que « le risque sanitaire n’était pas majeur en Thaïlande et il ne peut être admis que le voyage vers ce pays était impossible en raison du SRAS » (TI Paris, 4 mai 2004, n° 11-03-000869, cité par E. Llop, Contentieux des agences de voyages : de la sécurité au futile, Tourisme et Droit 2008, n° 102, p. 29) et un autre arrêt a considéré que l’escale dans un pays voisin d’une zone d’épidémie de peste ne représente pas un risque tenant à la force majeure (Paris, 25 juill. 1998, Tour Hebdo n° 944, 2 juin 2000, cité eod. loc.).

3. Pas de force majeure lorsque l’épidémie est connue, endémique et non létale

Ce qui n’est certainement pas le cas pour le coronavirus en 2020… Mais, surtout en matière touristique, la dangerosité de la maladie est prise en compte pour évaluer les pertes invoquées par les professionnels du tourisme ou apprécier la légitimité d’une annulation.

Ainsi on relèvera la motivation très détaillée d’un arrêt rendu à propos du virus chikungunya : « S’agissant de la présence du virus chikungunya, en dépit de ses caractéristiques (douleurs articulaires, fièvre, céphalées, fatigue, etc.) et de sa prévalence dans l’arc antillais et singulièrement sur l’île de Saint-Barthélemy courant 2013-2014, cet événement ne comporte pas les caractères de la force majeure au sens des dispositions de l’article 1148 du code civil. En effet, cette épidémie ne peut être considérée comme ayant un caractère imprévisible et surtout irrésistible puisque, dans tous les cas, cette maladie soulagée par des antalgiques est généralement surmontable (les intimés n’ayant pas fait état d’une fragilité médicale particulière) et que l’hôtel pouvait honorer sa prestation durant cette période » (Basse-Terre, 17 déc. 2018, n° 17/00739 ; dans le même sens, pour la dengue en Martinique, qui n’est ni imprévisible ni irrésistible, Nancy, 22 nov. 2010, n° 09/00003). Cet arrêt est utile pour construire la démonstration inverse pour le coronavirus qui, lui, est apparu récemment, ne comporte pas pour le moment de traitement efficace et peut être létal.

4. Un événement irrésistible : inévitable dans sa survenance et insurmontable dans ses effets

La question est résolue de longue date lorsque la maladie du débiteur l’empêche effectivement de fournir la prestation. C’est ainsi que dans l’arrêt précité du 14 avril 2006, l’assemblée plénière a pris en compte le fait que l’incapacité physique résultant de l’infection et de la maladie grave survenues après la conclusion du contrat présentait un caractère imprévisible et que la chronologie des faits ainsi que les attestations relatant la dégradation brutale de l’état de santé du débiteur faisaient la preuve d’une maladie irrésistible.

Transposée au coronavirus, on peut supposer que, dès lors que le débiteur est personnellement affecté, la force majeure est envisageable puisqu’il n’est plus en mesure de fournir la prestation prévue (a fortiori si cette prestation suppose des déplacements et contacts, puisque les malades se voient confinés). Cette situation ne saurait cependant être invoquée comme un simple prétexte pour se dégager des obligations prévues, car il faut un véritable empêchement. Un exemple, hors contexte contractuel, mais pour apprécier si des conclusions arrivées tardivement peuvent être prises en compte en justice grâce à la force majeure : ceci impose de justifier d’une incapacité totale de l’avocat de fournir sa prestation dans le temps requis (pour une grippe, impossibilité non avérée en l’espèce, v. Rennes, 9 mars 2018, n° 18/01827). Relevons tout de même qu’il n’y a rien de commun entre le traitement d’une grippe ordinaire et le traitement du coronavirus, qui se verra certainement appliquer la solution selon laquelle l’hospitalisation imprévue d’un avocat et l’indisponibilité totale de ont présenté les caractères d’imprévisibilité et d’irrésistibilité de la force majeure (Nîmes, 6 nov. 2018, n° 18/04133).

Face à un proche du débiteur, à un salarié malade ou à des fournisseurs dans l’incapacité de livrer leurs propres marchandises, il faut apprécier la possibilité d’avoir recours à des remplaçants ou à des circuits de substitution : il est fort peu probable que la jurisprudence admette une force majeure générale et absolue si les effets peuvent être « évités par des mesures appropriées », comme le prévoit l’article 1218.

5. Conséquences de la grippe ou d’une épidémie sur le paiement de la dette contractuelle

Invoquer une épidémie, la grippe, des restrictions de circulation ou du confinement pour justifier le non-paiement ou le retard de paiement de loyers ou de cotisations ? Oui, peut-être, mais à condition de le prouver… On relèvera un arrêt, dans un contexte de confinement d’animaux liés à la grippe aviaire : « son impact sur les résultats de l’exploitation n’établit pas qu’il présentait un caractère insurmontable et irrésistible susceptible de lui conférer la qualification d’événement de force majeure » (Toulouse, 3 oct. 2019, n° 19/01579).

6. Sur le paiement des cotisations sociales

Citons ici un arrêt dans lequel l’entreprise invoquait des difficultés liées au non-paiement de redevances par des filiales africaines au cours de l’épidémie du virus Ebola pour justifier son retard de paiement. « Le caractère avéré de l’épidémie qui a frappé l’Afrique de l’Ouest à partir du mois de décembre 2013, même à la considérer comme un cas de force majeure, ne suffit pas à établir ipso facto que la baisse ou l’absence de trésorerie invoquées par la société appelante, lui serait imputable, faute d’éléments comptables » (Paris, pôle 06, ch. 12, 17 mars 2016, n° 15/04263). Une fois de plus, le manque à gagner ou la difficulté doit être étayé.

7. Côté fiscal

La solution est la même, côté fiscal, avec un arrêt de la juridiction administrative (CAA Douai, 28 janv. 2016, n° 15DA01345) : la force majeure n’est pas retenue pour expliquer l’absence de location d’un bien immobilier dans le délai de six mois permettant de bénéficier d’une exonération fiscale, faute d’avoir précisé en quoi l’épidémie de chikungunya ayant sévi dans l’île de la Réunion aurait effectivement été de nature à faire obstacle à ce que le débiteur puisse donner son appartement à bail. Ici encore, il s’agit de mettre l’événement, l’épidémie, en rapport direct avec l’empêchement invoqué.

8. Conséquences d’une épidémie sur les relations commerciales établies entre partenaires commerciaux

Citons ici un arrêt assez original : les parties à un contrat de livraison d’animaux sont d’accord sur l’existence d’un cas de force majeure (en l’occurrence, l’interdiction temporaire d’importer ces animaux victimes d’une épidémie dans un pays étranger) mais pas sur les conséquences quant à leurs relations commerciales qui n’ont pas repris à la suite de cette crise sanitaire. La cour d’appel se livre à un minutieux examen des faits, des échanges, pour déterminer le responsable de la rupture de relations commerciales établies (Paris, 26 sept. 2018, n° 15/09123). Ces situations pourraient être fréquentes en raison de la nécessité de faire face à des ruptures d’approvisionnement par le recours à de nouveaux fournisseurs. Attention ici encore à prendre les précautions nécessaires.

9. Côté médical : l’urgence manifeste d’un transport sanitaire

S’il n’est pas directement question de force majeure dans cet arrêt, non plus que d’inexécution contractuelle d’ailleurs, il mérite cependant d’être cité compte tenu des circonstances actuelles : un médecin, dans un contexte d’épidémie de grippe dans sa clinique, avait pris la décision de faire rentrer une patiente chez elle en taxi, sans solliciter l’accord préalable de la sécurité sociale normalement requis dans ce cas compte tenu de la distance pour en obtenir le remboursement, sauf urgence. En première instance, le tribunal avait considéré qu’une situation d’urgence manifeste était caractérisée, compte tenu de la grippe, ce qui ne rendait pas nécessaire l’accord préalable de la caisse. Décision cassée au motif que « la prescription médicale de transport ne mentionnait pas l’urgence » (Civ. 2e, 13 févr. 2020, n° 18-22.529). Notons tout de même que les dispositions actuelles de prise en charge des malades du coronavirus sont totalement spécifiques, mais à retenir en cas de mesure de précaution pour d’autres patients, en particulier dans un contexte très individualisé. À bon prescripteur…

10. Pour les pharmaciens : et si les masques sont livrés trop tard ou ne sont pas conformes ?

Voici un arrêt qui pourrait être utile aux pharmaciens, pour l’illustration des conséquences de la livraison tardive de masques, ici dans un contexte de grippe saisonnière. Le pharmacien demandait le remboursement d’un acompte versé sur une commande tardivement livrée (et dont il avait refusé la livraison faute de conformité à la commande). La cour d’appel a jugé que pour le débiteur, importateur de masques, le fait que la marchandise ait été bloquée en douane en raison d’un défaut de conformité des masques concernés au regard de la norme applicable n’est pas constitutif d’une force majeure ou d’une cause exonératoire « dès lors qu’il lui appartient de choisir un fournisseur fiable et de vérifier que les masques allaient être fabriqués en respectant toutes les exigences normatives annoncées dans la référence des produits vendus » (Poitiers, 24 févr. 2012, n° 11/02200).