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Groupes de sociétés : le nouveau printemps du coemploi ?

Hors l’existence d’un lien direct de subordination, une société faisant partie d’un groupe peut être qualifiée de coemployeur du personnel employé par une autre société du groupe s’il existe, au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant à un même groupe et de l’état de domination économique que cette appartenance peut naturellement engendrer, une immixtion permanente de cette société dans la gestion économique et sociale de la société employeur, conduisant à la perte totale d’autonomie d’action de cette dernière et de ses dirigeants.

La notion de groupe de sociétés varie selon le champ du droit duquel elle émerge. La fertilité de la matière sociale a d’ailleurs permis de multiples ramifications de la notion, ce qui ne facilite pas son appréhension. Le groupe pourrait toutefois se résumer en un « périmètre de mobilité, de mutations », dans lequel « les activités sont parfois imbriquées » et « les hiérarchies se croisent » (J.-F. Cesaro, Le coemploi, RJS 1/2013), ces notions foisonnant plus qu’ailleurs dans les groupes de sociétés à organisation matricielle.

Ce foisonnement s’est densifié à l’occasion de l’émergence de la notion de coemploi dont l’objet a toujours été de permettre au salarié employé par une société dominée par une autre d’« adjoindre un autre débiteur » (v. note explicative Soc. 25 nov. 2020, n° 18-13.769 P, Dalloz actualité, 11 déc. 2020, obs. L. de Montvalon ; D. 2020. 2348 ; ibid. 2021. 1152, obs. S. Vernac et Y. Ferkane ; Dr. soc. 2021. 367, obs. D. Baugard ; RDT 2020. 749, obs. M. Kocher et S. Vernac ) à la créance de dommages-intérêts pour licenciement nul ou sans cause réelle et sérieuse. Ce greffon, « pure invention du juge » (G. Duchange, Le coemploi réduit à « l’immixtion permanente » : explications prétoriennes et perspectives à venir, BJT janv. 2021), s’est toutefois toujours heurté à la fois à la théorie (notamment le principe d’indépendance des personnes morales) et à la pratique (celle des groupes, fondée sur une collaboration entre dominant et dominés). À ces objections, la Cour a retaillé au fil de sa jurisprudence un coemploi devenu « indomptable » en en resserrant progressivement les critères, à tel point que plusieurs auteurs en avaient à juste titre annoncé la mort imminente (G. Loiseau, Le coemploi est mort, vive la responsabilité délictuelle, JCP S 2014. 1311).

Si les tailles drastiques peuvent causer la mort, la décision commentée permet toutefois de confirmer que le coemploi vit toujours. S’en retrouve-t-il pour autant revigoré ?

En l’espèce, un salarié licencié pour motif économique avait saisi la juridiction prud’homale de demandes dirigées à la fois contre son employeur contractuel et contre la société mère de celui-ci, afin d’obtenir leur condamnation in solidum à lui payer diverses sommes à titre de dommages-intérêts pour harcèlement moral et pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. La cour d’appel avait fait droit à ces demandes après avoir notamment reconnu l’existence d’une situation de coemploi. La société mère s’était donc pourvue en cassation.

Dans une décision du 23 novembre 2022, la Cour de cassation rejette le pourvoi au motif que la cour d’appel avait à raison reconnu l’existence d’un coemploi.

L’évolution des critères jurisprudentiels du coemploi

Au visa de l’article L. 1221-1 du code du travail, selon lequel « le contrat de travail […] peut être établi selon les formes que les parties contractantes décident d’adopter », la Cour de cassation rappelle dans l’arrêt commenté que, « hors l’existence d’un lien de subordination, une société faisant partie d’un groupe peut être qualifiée de coemployeur du personnel employé par une autre s’il existe, au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant à un même groupe et de l’état de domination économique et sociale que cette appartenance peut engendrer, une immixtion permanente de cette société dans la gestion économique et sociale de la société employeur, conduisant à la perte totale d’autonomie d’action de cette dernière ». Cette définition n’est en réalité que le fruit d’évolutions jurisprudentielles successives.

Traditionnellement, l’identification d’un contrat de travail suppose un lien de subordination. Ainsi, la conception « classique » du coemploi repose sur un double lien de subordination permettant au juge de constater l’existence de deux contrats de travail (v. par ex. Soc. 16 mars 2010, n° 08-43.838, RJS 5/2010, n° 397). Depuis le début des années 2000, la Cour de cassation s’est toutefois éloignée de cette conception purement individuelle du lien contractuel, pour basculer, notamment au regard des restructurations, dans un « nouveau coemploi » dans lequel « une collectivité de salariés devient créancière d’une autre entreprise » (J.-F. Cesaroi, art. préc.). Ainsi, dans l’arrêt Aspocomp (Soc. 19 juin 2007, n° 05-42.551, D. 2007. 1973 ; RDT 2007. 543, obs. F. Jault-Seseke ), ensuite confirmé par les arrêts Jungheinrich (Soc. 18 janv. 2011, n° 09-69.199, Dalloz actualité, 14 févr. 2011, obs. L. Perrin ; D. 2011. 382 ; ibid. 2012. 901, obs. P. Lokiec et J. Porta ; Rev. sociétés 2011. 154, note A. Couret ; Dr. soc. 2011. 372, note G. Couturier ; ibid. 2012. 995, étude B. Gauriau ; RDT 2011. 168, étude F. Géa ; ibid. 285, Controverse L. Drai et C. Pares ) et Métaleurop (Soc. 28 sept. 2011, n° 10-12.278, D. 2012. 901, obs. P. Lokiec et J. Porta ), la Cour avait dégagé le critère dit de la « triple confusion d’intérêts, d’activités et de direction », permettant d’identifier une situation de coemploi qui ne repose plus sur le lien traditionnel unissant l’employeur et son salarié, mais bien sur les relations entretenues par l’entreprise employeur avec sa société mère, à la fois ordonnateur et bénéficiaire d’une restructuration...

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