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Harcèlement moral au magasin de Tati Barbès : six mois de sursis requis contre l’ex-directrice

L’ex-directrice du magasin Tati de Barbès, qui comparaît pour harcèlement moral à l’encontre de France Javelle, réfute les accusations. Sa défense met en cause un système dont elle ne serait que la courroie de transmission, un management constitutif en soi des faits de harcèlement.

par Julien Mucchiellile 18 juin 2018

Les collègues et amies de France Javelle paraissent encore sous l’empire de l’effroi causé par son suicide. L’ex-directrice adjointe du magasin Tati de Barbès a été découverte le 8 janvier 2012 suicidée sur son lit imprégné de sang, gisant parmi des lettres désespérées où elle avait écrit tout le mal qu’elle pensait de sa supérieure. Les caissières, vendeuses, cheffes de rayons, qui ont employé devant les enquêteurs des mots durs pour caractériser l’attitude de la directrice, ne parviennent pas à reproduire leur discours, ce vendredi 15 juin, à la barre de la 31e chambre correctionnelle. « Despote, autoritaire, Gestapo, ce sont des termes très violents et exagérés », relève la présidente. L’ex-directrice, Catherine C…, jugée pour harcèlement moral à l’encontre de France Javelle, écoute ces paroles, figée sur sa chaise, les yeux dans le vague. Elle est translucide. Elle ne regarde pas la témoin. La témoin ne la regarde pas et dit : « Je n’ai jamais entendu quelqu’un dire qu’elle était sympathique ». La présidente l’aide : « Était-elle hautaine ? — Elle était très hautaine », répond la témoin. Voici la seule description raisonnable du caractère odieux de Catherine C… que la présidente parviendra à extirper de la meilleure amie de France Javelle.

Catherine C…, sur l’autel du profit, fut le bras armé d’un management sans scrupule et dépourvu d’égards pour les salariés de ce magasin si particulier, où les salariés se connaissent et se côtoient, où ils forment pour ainsi dire une famille. Elle incarne la violence économique et la folie commerciale dans des proportions extraordinaires. Par exemple, à Tati, il fallait réagencer les rayons et redisposer les produits en fonction du chiffre d’affaires annoncé chaque demi-heure par un ordinateur, impitoyable machine qui imposait un rythme effréné et malsain aux salariés. Il faut ainsi imaginer ce magasin où le fouillis règne, composé de bacs où l’on farfouille avec frénésie, dans lequel des employées (car ce sont presque toutes des femmes) se débattent pour installer un ordre minimal et ainsi faire croître les bénéfices, sous la pression impitoyable du robot. D’une certaine manière, Catherine C… était aussi la victime d’un tel système. Mais elle était surtout perçue comme l’artisane du malheur de France Javelle.

Les cadres de la boîte n’ont pas une opinion négative de leur ancienne patronne, rien à signaler, surtout pas un comportement de harcèlement envers la victime. Ils semblent neutres, déconnectés de ces problématiques, au contraire des « petits », qui sont les amies de France Javelle. Elle a commencé en bas de l’échelle, en 1987, et n’a jamais rompu les liens avec celles qui sont restées au modeste statut d’employées en caisse, par exemple, et n’ont pas connu sa progression (qui est tout à fait remarquable, car France Javelle était d’une très grande compétence, c’est attesté). Aux enquêteurs, ces petites mains on fait le portrait dur – et en partie dicté par la stupeur et l’émotion – d’une impitoyable marâtre, humiliante et sadique (elle a été comparée au personnage de Meryl Streep dans Le Diable s’habille en Prada). Toutes ont vu France dépérir, s’étioler au fil des ans, depuis l’arrivée de Mme C… et surtout à compter de la dernière promotion de France, lorsqu’elle est devenue adjointe et responsable de quatre rayons, promotion qui a davantage accru la pression sur ses épaules. Mais personne n’a su ce qui se tramait au fond de son cœur, si ce n’est le beau-fils de France. « Je n’arrive pas à comprendre pourquoi quelqu’un l’a éliminée, débute-t-il, elle était belle, tout le monde est unanime, et puis ses traits se sont creusés, elle a eu des cernes et des cheveux blancs. Je vois quelqu’un que je ne reconnais pas. » Il est le fils de l’ex-compagnon de France, leur écart d’âge est faible, ils ont des relations amicales très profondes – ce sont des confidents. Sujette à une grave dépression, en cette année 2011, elle lui raconte alors son affliction : « Elle me dit les brimades qu’elle subit, qu’on lui recommande de subir une opération de chirurgie esthétique, qu’il faudrait qu’elle aille se faire soigner car elle doit avoir des problèmes liés à son enfance. Mais qui peut dire une chose pareille ? France n’arrivait pas à savoir pourquoi Mme C… lui en voulait. »

« Les raisons d’un suicide restent un mystère insondable »

Mme C…, blême sur sa chaise (elle souffre d’un cancer mais dissimule sa faiblesse sous un masque de dureté), ne comprend pas ces reproches. Elle réfute avec vigueur tous les agissements mauvais et les mots qu’on lui prête. Pour expliquer que de si nombreuses personnes aient une si mauvaise image d’elle, elle parle de « ressenti » par définition propre à chacun, de subjectivité qui ne correspond pas à la réalité, car la réalité, c’est que son management correspondait à « l’exercice normal de son pouvoir de direction » – c’est sa défense.

La procureure l’admet dans son réquisitoire : « On peut constater une certaine distorsion sur la réalité des faits reprochés. De la part de la prévenue, ça peut être un système de défense, mais pas que », pense-t-elle, concédant que Mme C… peut ne pas percevoir le harcèlement dont elle s’est rendue coupable. Après avoir détaillé l’enquête et justifié le choix de ne pas ouvrir d’information judiciaire, la procureure caractérise l’infraction. « Dans le harcèlement moral, on ne cherche pas l’intention de nuire, il n’y en a pas besoin. » Il y a des difficultés psycho-sociales dans cette entreprise, décrites jusqu’alors. Mais il ressort de l’enquête que le système mis en place par Tati n’est pas en lui-même constitutif de harcèlement. Elle détaille : « Ce qui est visé dans le harcèlement moral, ce n’est pas la décision mais la façon dont les choses sont demandées, le ton, l’attitude qui va avec. On peut difficilement estimer que Mme C… a eu des consignes pour se comporter ainsi. » Contre les hypothèses trop vaseuses et définitives, elle rappelle que « les raisons d’un suicide restent un mystère insondable », mais ces raisons importent peu ici. Reprenant les témoignages, elle y décèle des phrases rapportées et corroborées qui sont, pour elle, dégradantes et humiliantes et qui ont eu un effet sur France Javelle – en témoigne son dépérissement, la dégradation de son état que la prévenue n’a pas vue. Elle rappelle enfin que les membres du tribunal, pour juger, doivent se placer dans la même situation que si France Javelle avait été en vie, victime plaignante, car ce qui les occupe aujourd’hui n’est pas un délit d’homicide involontaire. Elle demande six mois d’emprisonnement avec sursis et un affichage de la condamnation à l’entrée du magasin Tati de Barbès.

« Le fait qu’elle ne soit pas parmi nous, ça ne change rien au droit mais ça change tout aux émotions, explique en défense Me Thibault de Montbrial. Et les témoignages n’auraient pas été les mêmes. Le fait qu’elle soit décédée change absolument tout. » Des éléments objectifs émanant de témoignages, selon l’avocat, démontrent un mode opératoire professionnelle dont Mme C… est la courroie de transmission. Pour lui, le harcèlement vient de plus haut, car ce n’est pas elle qui décide des méthodes de management. C’est vrai qu’elle n’a pas pris le temps d’expliquer les choses, mais on est juste dans l’exercice normal du pouvoir de direction, estime-t-il. Il demande la relaxe. La décision sera rendue le 11 juillet.