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Immunité de juridiction du Saint-Siège

Les principes de droit international reconnus en matière d’immunité des États sont applicables au Saint-Siège de sorte que le rejet d’une action civile intentée contre lui n’est pas contraire au droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6, § 1, de la Convention européenne des droits de l’homme.

par Elodie Delacourele 28 octobre 2021

La Cour européenne des droits de l’homme a déjà eu l’occasion de se prononcer sur l’absence de violation du droit d’accès à un tribunal en matière d’immunité de juridiction des États (CEDH, gr. ch., 21 nov. 2001, McElhinney c/ Irlande, n° 31253/96 ; Al-Adsani c/ Royaume-Uni, n° 35763/97, AJDA 2002. 500, chron. J.-F. Flauss ; D. 2003. 1246, chron. J.-F. Flauss ; RSC 2002. 149, obs. F. Massias ; Fogarty c/ Royaume-Uni, n° 37112/97). Cette immunité a pour objectif de soustraire le bénéficiaire de l’immunité à la compétence des tribunaux nationaux, de sorte qu’elle le protège comme personne morale. En revanche, c’est la première fois que la Cour était saisie d’une requête portant sur l’application de ce principe de droit international au Saint-Siège et de sa conformité à la Convention. C’est dans la droite lignée de sa jurisprudence qu’elle conclut, par six voix contre une, que le rejet d’une action civile intentée contre le Saint-Siège n’est pas contraire à l’article 6, § 1, de la Convention, lui reconnaissant ainsi la jouissance de l’immunité de juridiction. Au-delà de rappeler les principes de droit international gouvernant ce sujet, cet arrêt est intéressant à l’aune de l’espèce puisque portant sur la responsabilité de l’Église quant au silence tenu dans le cadre des abus sexuels commis en son sein.

En l’espèce, trente-neuf ressortissants belges, français et néerlandais ont déposé en 2011 une action collective devant le tribunal de Gand pour des faits d’abus sexuels commis lorsqu’ils étaient mineurs par des prêtres et religieux catholiques. Leur action était basée sur trois demandes en responsabilité dirigées contre le Saint-Siège, plusieurs dirigeants de l’Église catholique de Belgique ainsi que contre des associations catholiques. Les requérants se fondaient sur l’article 1382 du code civil afin que les défendeurs soient solidairement reconnus responsables des préjudices subis du fait des omissions dans la politique générale relative aux abus sexuels. Ils dénonçaient le silence entretenu par l’Église catholique face à ces actes et l’omission du Saint-Siège de prendre des mesures contre les évêques. Sur le fondement de l’article 1384, alinéa 3, du code civil, ils soulevaient également la responsabilité indirecte du Saint-Siège, pris en tant que commettant des évêques et des supérieurs des ordres religieux. Par un jugement du 1er octobre 2013, le tribunal de Gand se déclara sans juridiction à l’égard du Saint-Siège, ce que la cour d’appel de Gand confirma dans son arrêt du 25 février 2016 jugeant qu’elle ne disposait pas d’une juridiction suffisante pour trancher le litige en raison de l’immunité de juridiction du Saint-Siège. En d’autres termes, les juges lui reconnaissaient la qualité de souverain étranger de sorte qu’il disposait des mêmes droits et obligations qu’un État. Cette reconnaissance par la Belgique, considérée par les juges comme établie de manière irréfutable, résulte d’un ensemble d’éléments reconnus par le droit international coutumier, tel que la conclusion de traités internationaux ainsi que les relations diplomatiques que le Vatican entretient avec plusieurs États du monde, dont la Belgique. Par la suite, les requérants avaient pu bénéficier d’un dédommagement par la voie du centre d’arbitrage en matière d’abus sexuels commis au sein de l’Église catholique. Mais, pour autant, vingt-quatre des ressortissants ont déposé une requête devant la Cour européenne qui, pour la première fois, a dû se prononcer sur l’application des principes de droit international au Saint-Siège et sa conformité avec le droit d’accès à un tribunal. Les requérants invoquaient en effet la violation de l’article 6, § 1, de la Convention européenne car, selon eux, le rejet de leur action civile dirigée contre le Saint-Siège en raison de l’immunité des États était constitutif d’un déni de justice de la part des juridictions belges et, par conséquent, violait leur droit d’accès à un tribunal.

Afin de répondre à cette question, la Cour européenne scinde son contrôle en plusieurs temps. Le premier était déterminant puisque relatif à la question de l’application de l’immunité de juridiction au Saint-Siège, soit à sa qualité d’État souverain. À ce titre, la Cour rappelle qu’elle ne peut substituer son appréciation à celle des juridictions nationales en raison de leur marge d’appréciation et de leur pouvoir d’interprétation du droit interne.

Elle devait donc s’attacher à contrôler la motivation de la cour d’appel de Gand et, plus précisément, vérifier si elle n’était pas manifestement déraisonnable ou arbitraire. Pour conclure à la qualité d’État du Saint-Siège, la cour d’appel s’était fondée tant sur la pratique internationale que Belge. Sur la scène internationale, le Saint-Siège est effectivement partie à de nombreux traités internationaux, a signé des concordats et entretient des relations diplomatiques avec 185 États. Cet argument est repris par la Cour européenne rappelant qu’elle a déjà elle-même reconnu des accords conclus entre le Saint-Siège et des États tiers comme étant des traités internationaux (CEDH, gr. ch., 12 juin 2014, Fernandez Martinez c/ Espagne, n° 56030/07, § 118, Dr. soc. 2015. 719, étude J.-P. Marguénaud et J. Mouly ; 4 oct. 2016, Travas c/ Croatie, n° 75581/13, § 79, Dr. soc. 2017. 955, chron. J.-P. Marguénaud et J. Mouly ). Par conséquent, le Saint-Siège bénéficie de caractéristiques comparables à ceux des États et, in fine, des mêmes droits et obligations. La pratique Belge fut également invoquée, la Belgique entretenant des relations diplomatiques et conventionnelles avec le Saint-Siège depuis 1832. À l’aune de ces motifs, la Cour européenne confirme que l’appréciation de la cour d’appel quant à la qualité d’État souverain du Saint-Siège n’était ni arbitraire, ni manifestement déraisonnable.

À la suite de cette reconnaissance d’État, le second temps du contrôle opéré par la Cour consistait à apprécier l’application de l’immunité juridictionnelle consacrée par la coutume internationale et codifiée, notamment, par l’article 5 de la Convention des Nations unies sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens ainsi que par l’article 15 de la Convention européenne sur l’immunité des États. Obstacle procédural à la compétence des juridictions nationales, l’immunité n’est pas une atteinte à la substance même du droit d’accès à un tribunal mais une entrave dans son exercice de sorte que la Cour européenne opère un raisonnement classique en s’attachant à vérifier le but légitime poursuivi et le caractère proportionné d’une telle limitation à l’aune des circonstances de la cause (v. not., CEDH, gr. ch., 21 oct. 2008, Sabeh El Leil c/ France, n° 34869/05, § 51 ; 23 mars 2010, Cudak c/ Lituanie, n° 15869/02, § 59, AJDA 2010. 2362, chron. J.-F. Flauss ; RFDA 2011. 987, chron. H. Labayle et F. Sudre ). S’agissant du but légitime poursuivi par l’immunité des États, l’appréciation de la Cour n’est pas surprenante. Par trois arrêts de grande chambre (Fogarty, McElhinney et Al-Adsani, préc.), les juges avaient déjà énoncé que cette immunité est un concept de droit international issu du principe par in parem non habet imperium selon lequel un État ne peut être soumis à une juridiction d’un autre État. L’octroi de l’immunité poursuit donc le but légitime d’observer le droit international et de favoriser ainsi « la courtoisie et les bonnes relations entre États par le respect de la souveraineté d’un autre État » (§ 60). Cette motivation – plus politique que juridique puisque fondée sur la courtoisie et non la coutume – permet ainsi à la Cour de conclure à la légitimité du but poursuivi. En ce qui concerne la proportionnalité de la limitation de l’accès à un tribunal, la Cour observe que la motivation faite par la cour d’appel de Gand n’est ni arbitraire ni déraisonnable. Au contraire, celle-ci est conforme à la pratique et aux principes de droit international reconnus en matière d’immunité de juridiction des États. Ici encore, les juges européens font une exacte application de la jurisprudence antérieure précisant que, si le droit d’accès à un tribunal est inhérent à la garantie d’un procès équitable, des restrictions quant à son accès doivent elles aussi être tenues pour lui être inhérentes. Il en va ainsi des limitations admises en droit international s’agissant du principe de l’immunité des États. Ce contrôle – en trompe l’œil car occulté par l’invocation du droit international – permet aux juges de constater le caractère proportionné de la restriction du droit d’accès à un tribunal par rapport au but légitime poursuivi.

Après avoir confirmé l’application de l’immunité de juridiction au Saint-Siège, le but légitime poursuivi et sa proportionnalité de l’entrave, la Cour s’attache dans un troisième temps à répondre à la question de savoir si la présente affaire pouvait relever du champ d’une des exceptions à l’application de l’immunité de juridiction. Ces exceptions sont rappelées par la Cour qui distinguent, conformément au droit international, l’acte jus imperii et l’acte jus gestionis. Tandis que le premier est la manifestation de la souveraineté d’un État et est couvert par l’immunité de juridiction, le second est un acte comparable à un acte de droit privé non couvert par cette immunité. La Cour européenne constate qu’en l’espèce, en qualifiant les fautes du Saint-Siège d’acta iure imperri à raison de l’exercice de pouvoirs administratifs, la cour d’appel avait fait une exacte application de l’approche retenue par le droit international.

Les requérants soutenaient également que, si l’immunité de juridiction devait être applicable, elle ne pouvait être maintenue car les fautes commises étaient constitutives de traitements inhumains et dégradants. Avant de procéder à la requalification de ces fautes, la Cour européenne profite de ces allégations pour démontrer sa déférence à l’égard du droit international en adoptant une méthode d’interprétation dynamique. Elle juge que, si dans ces précédentes affaires, elle avait pu considérer qu’en l’état du droit international il n’était pas permis de dire que les États ne pouvaient plus jouir de leur immunité dans des affaires portant sur des violations graves du droit des droits de l’homme ou de règles de jus cogens, elle n’exclut pas de modifier sa jurisprudence dans l’hypothèse où le droit international évoluerait sur la question des exceptions aux immunités. Afin de démontrer cette absence d’évolution en l’espèce, les juges renvoient à l’arrêt Jones et autre c/ Royaume-Uni par lequel elle s’était déjà référée à l’arrêt Allemagne c/ Italie rendu par la Cour internationale de justice qui, faisant autorité en ce qui concerne le contenu du droit international coutumier, avait « clairement » établi qu’au moins de février 2012 « aucune exception tirée du jus cogens à l’immunité de l’État ne s’était encore cristallisée » (CEDH 14 janv. 2014, Jones et autres c/ Royaume-Uni, nos 34356/06 et 40528/06, § 198 se référant à CIJ 3 févr. 2012, Allemagne c/ Italie, §§ 81-97, Rev. crit. DIP 2020. 645, étude D. Porcheron ). Ainsi, faute pour les requérants d’apporter une preuve démontrant une quelconque évolution depuis 2012, cette exception quant à l’applicabilité de l’immunité de juridiction au Saint-Siège devait être écartée. Par ailleurs, les juges précisent que les fautes reprochées au Saint-Siège ne sont pas des traitements inhumains mais des omissions quant à la prise de mesures concrètes afin de prévenir ou de réparer des actes constitutifs de traitement inhumains. Or, une fois encore, aucune évolution dans la pratique internationale ne permet de considérer que l’immunité juridictionnelle des États ne s’appliquent plus à de telles omissions.

Par conséquent, l’exception au principe de l’immunité juridictionnelle des États invoquée était celle s’appliquant aux procédures se rapportant à une « action en réparation pécuniaire en cas de décès ou d’atteinte à l’intégrité physique d’une personne, ou en cas de dommage ou de perte d’un bien corporel » prévue par les articles 12 de la Convention des Nations unies sur les immunités de juridictionnelles des États et 15 de la Convention européenne sur l’immunité des États. La Cour européenne confirme le rejet de cette exception à l’aune de l’appréciation – ni arbitraire ni déraisonnable – de la cour d’appel de Gand. D’une part, les juridictions belges avaient jugé que l’exception ne trouve à s’appliquer que lorsque l’omission ou l’acte reproché à l’État s’est produit en totalité ou en partie sur le territoire de l’État du for et si l’auteur est également présent sur ce territoire.

Or, en ce qui concerne les fautes reprochées directement au Saint-Siège et tenant à sa politique du silence, celles-ci n’avaient pas été commises sur le territoire belge mais à Rome. Les juridictions belges étaient donc incompétentes pour statuer. D’autre part, s’agissant des fautes reprochées aux évêques, la cour d’appel avait jugé qu’il n’existait pas de lien de subordination entre le Pape et les évêques de nature à le considérer comme le commettant de ces derniers. Par conséquent, ces fautes ne pouvaient être attribuées au Saint-Siège.

Enfin, en sus de cette action dirigée directement contre le Saint-Siège, les requérants avaient introduit une procédure contre des responsables identifiés de l’Église catholique de Belgique. Cette action avait été rejetée en raison de leurs manquements à des règles de procédure fixées par le code judiciaire. À l’aune de ces constatations, la Cour européenne juge que le grief portant sur la violation du droit d’accès au tribunal n’est pas recevable puisque l’échec de cette action résultait, non pas de l’immunité de juridiction au Saint-Siège, mais de leurs choix procéduraux qu’ils n’avaient pas fait évoluer en cours d’instance afin de préciser et d’individualiser les faits à l’appui de leurs actions.

Pour conclure, si cet arrêt est conforme à l’interprétation classique du droit international en matière d’immunité de juridiction des États, il n’en reste pas moins qu’il met de nouveau en lumière l’antinomie entre ce principe de droit international et les droits de l’homme. Surtout, par la faiblesse du contrôle opéré par la Cour européenne qui se révèle plus formel que concret, l’immunité de juridiction des États semble alors bénéficier d’un « brevet de conventionnalité ».